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The Wire sur écoute

La série The Wire, portrait multifacette de la ville de Baltimore, est un sujet récurrent de discussion en sciences sociales aux États-Unis et maintenant en France. Amélie Flamand montre comment la critique trouve une inspiration non seulement dans ses intrigues proches du documentaire, mais aussi dans sa forme fictionnelle.

Recensé : Burdeau E., Vieillescazes N. (dir.). 2011. The Wire, reconstitution collective, Paris : Les prairies ordinaires/Capricci.

Dossier : La ville des séries télé

La série The Wire, produite par HBO au début des années 2000, vous est apparue complexe, parfois obscure, mystérieuse et sibylline ? Ce livre collectif, sous la direction d’Emmanuel Burdeau et de Nicolas Vieillescazes, vous fera le même effet. Tant mieux. Parce qu’il est, en fait, une invitation à vous (re-)plonger dans la série, à (re-)visionner des épisodes, des scènes, à décortiquer et apprécier ce que vous n’aviez fait qu’effleurer.

Cette série est d’une telle densité qu’un seul visionnage ne peut suffire. Pensée et écrite par David Simon, journaliste au Baltimore Sun dans les années 80-90, et par Ed Burns, ancien policier à Baltimore, elle revêt un caractère exceptionnel par ses caractéristiques tout à la fois formelles et conceptuelles au regard du reste de la production télévisuelle américaine (a fortiori française) contemporaine. Et cet ouvrage met en lumière, subtilement, avec érudition, les multiples et divers enjeux qui la parcourent, nous en donnant quelques clés de compréhension.

Prenant le parti de suivre la structure de la série, le livre est organisé en six chapitres, un par saison (Saison 1, « Fuck » par Emmanuel Bourdeau ; Saison 2, « Sans appel » par Jean-Marie Samocki ; Saison 3, « Contradictions » par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou ; Saison 4, « Genèses » par Philippe Mangeot ; Saison 5, « Bouclage », par Nicolas Vieillescazes) et un chapitre pour le bonus (Bonus, « All in the game » par Mathieu Potte-Bonneville). L’entrée n’est donc pas transversale. L’enjeu est plutôt de rendre compte de la richesse et du foisonnement de la série ; au risque, parfois, de laisser le lecteur un peu perdu. Peu importe, l’intérêt est ailleurs. Ce livre nous met sur la voie de l’appréhension de la complexité et de l’originalité de la série. Car celle-ci, comme le souligne M. Potte-Bonneville dans le dernier chapitre, ne propose en effet rien de moins que de traiter de « saison 1 : l’individu dans la société contemporaine ; saison 2 : la fin du travail ; saison 3 : la réforme et la politique ; saison 4 : l’école ; saison 5 : la presse » (p. 154).

C’est à travers la description historique, sociale et politique du déclin et de la décrépitude de la ville de Baltimore que les auteurs de la série mettent en œuvre ce vaste programme. On suit ainsi la vie du ghetto noir, les dernières heures du port, les trafics de drogue, les transformations de la structure et du fonctionnement de la police, de l’école, des rapports familiaux. Mais à vouloir embrasser autant de sujets qui pourraient faire, chacun, l’objet de nombreux thèses, films ou séries, The Wire prend le risque d’écraser et de noyer le (télé-)spectateur. Pourtant il n’en est rien. Les auteurs de la série ont tout mis en œuvre pour brouiller les pistes, multiplier les perspectives, croiser les intrigues, complexifier les personnages, ne nous laissant aucun répit, nous obligeant à rester sur le qui-vive, en alerte. Croyant enfin avoir saisi la cohérence d’un épisode ou d’une saison, la série nous prend à rebours, à contre-pieds. Nous pensions avoir affaire à un drame, à une tragédie, au déclin d’un monde capitaliste, ouvrier, des institutions ? Nous découvrons à la place « une grande série comique », mettant en scène l’excès, le ridicule, la farce, comme autant de manières de conjurer la violence de cette description. Nous pensions regarder « un documentaire sur Baltimore. Non : nous regardons une pure fantasmagorie. » (E. Burdeau, p. 31). Le rapport de The Wire à la réalité est composite, ambigu ; il s’agit dans le même temps de donner à voir la vérité du déclin d’un monde, sans faux-semblant, sans fausse pudeur, crûment, et de mettre en scène des fables, des mensonges, des manipulations. Et c’est précisément ce positionnement, celui d’un « réalisme spécial » (E. Burdeau, p. 31), qui confère à la série son efficacité. Affranchi de la superficialité télévisuelle, des contraintes scientifiques et académiques, tout comme de la recherche de la vérité, The Wire constitue un support unique de réflexion, un outil pédagogique hors norme, pour donner à voir les transformations de la ville post-fordiste, les conséquences des inégalités urbaines, de classes comme de races, et la mise en œuvre des politiques urbaines. On comprend mieux, de cette façon, qu’elle entretienne des liens étroits avec le monde universitaire. Le livre de William Julius Wilson, sociologue, professeur à Harvard, When Work Disappears (1997), a inspiré la saison 2 qui porte sur le déclin du monde ouvrier. En retour, Wilson, et d’autres enseignants nord-américains, dispensent des cours autour et à partir de The Wire (Lageson et al. 2011).

Aux confins du réel et de la fiction, la série ouvre de « nouvelles possibilités » et produit « des utopies fécondes » (P. Mangeot, p. 115). L’expérience « Hamsterdam », dans la saison 3, doit être comprise de cette façon. La création, par le major Colvin, d’une zone franche au sein d’un territoire restreint de Baltimore, dans laquelle le trafic et la consommation de drogue sont tolérés, à la condition de normaliser les autres quartiers, constitue « un laboratoire géant », « une expérimentation sociale » (K. Aarons & G. Chamayou, p. 67). On explore, virtuellement et avec une très grande liberté, les modalités, les enjeux, les conséquences et les limites d’un tel projet. Quel autre format ou médium permet cela ?

En somme, la série bouscule et violente le (télé-)spectateur de façon incessante. À travers la mise en perspective que propose le livre, on réalise toute la dureté de la série qui, durant les cinq saisons, s’attache, en vrac, au « déclin », à « l’échec », à la « chute », à la « ruine », à la « souffrance », à la « déshérence », à la « relégation », au « deuil », au « meurtre », aux « décombres », et nous promène – nous malmène – des canapés défoncés aux pieds des tours du ghetto au sous-sol délabré des locaux des policiers, des docks désaffectés aux corners de la drogue, des appartements insalubres aux arrière-salles crapuleuses des bars. Pourtant, confrontés que nous sommes à tant de misère et de violence, on ne fuit pas ; on est comme happé. Car la série offre aussi une galerie de personnages, principalement masculins, loin de la figure du héros, auxquels on s’attache. On découvre des protagonistes pétris de paradoxes et de contradictions, enclins à l’échec, plein de défauts, de mauvaises manières, mais avec lesquels nous partageons l’épreuve de la complexité des situations, des décisions, des face-à-face avec les institutions « stupides », des confrontations avec le système. C’est tout particulièrement le cas du personnage de Jimmy McNulty, l’inspecteur que l’on suit tout au long des saisons et qui, tout à la fois, « concentre sur lui la critique d’une certaine masculinité contemporaine, égoïste et inconséquente » (J.-M. Samocki, p. 49) et se bat ou se débat, au-delà de la légalité, pour enquêter et élucider les crimes qui n’intéressent plus personne. C’est aussi vrai d’« Omar le bandit social, avec manteau long et fusil, qui sifflote son thème musical comme dans un film de Sergio Leone, à la fois cowboy queer et Robin des bois noir » (K. Aarons & G. Chamayou, p. 81).

On peut ainsi conclure, avec K. Aarons et G. Chamayou, que « Si The Wire est une série radicale, un objet télévisuel unique, dirigé contre la télévision elle-même, c’est parce qu’elle ne cesse de nous montrer des contradictions. Cela en fait un objet profondément dialectique, mais pas révolutionnaire » (p. 86).

Vous l’aurez compris, cette série est irréductible à l’analyse qu’on peut en faire. Il ne vous reste plus maintenant qu’à lire le livre, (re-)visionner la série et passer de l’un à l’autre, ce qui vous assure de très bonnes soirées à venir.

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En savoir plus

  • Lageson S., Green K. and Erensu S. 2011. « The Wire goes to College » in Contexts, vol. 10, n° 3 p. 12-15.
  • Wilson W. J. 1997. When Work Disappears : The World of the New Urban Poor, New York : Vintage.

Séminaire 2012 du laboratoire Mosaïque : The Wire : a fiction in the ghetto. Race, classe et genre dans les séries télévisées

Pour citer cet article :

Amélie Flamand, « The Wire sur écoute », Métropolitiques, 11 novembre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/The-Wire-sur-ecoute.html

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