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Périple autour du vernaculaire américain

Comment décrire, encore, les architectures et paysages américains ? Trois architectes françaises ont mené une exploration écrite et graphique de l’est des États-Unis, dont rend compte l’ouvrage What about vernacular ?, richement illustré.

Recensé : Justine Lajus-Pueyo, Alexia Menec et Margot Rieublanc, What about vernacular ?, Marseille, Parenthèses, « Architectures », 2023, 384 p.

En 2023, est paru aux éditions Parenthèses What about vernacular ?, ouvrage de 384 pages dont les autrices sont les architectes Justine Lajus-Pueyo, Alexia Menec et Margot Rieublanc.

D’emblée le titre What about vernacular ? positionne la proposition de Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc au sein des études vernaculaires, domaine de recherche plus éclaté qu’unifié qui embrasse l’architecture, le paysage, le design, l’histoire de l’art, notamment la photographie et la musicologie, ou encore la littérature et l’anthropologie. Dès le texte de présentation, qui n’est pas de quatrième mais de première de couverture, les lecteurs apprennent que le contenu du livre résulte d’« un roadtrip d’étude » ayant duré trois mois et conduit du nord au sud de « l’Est des États-Unis [1] ». What about vernacular ? y est décrit comme le « témoignage en douze étapes » d’une « découverte de l’architecture vernaculaire ». Au total, le texte de présentation laisse penser que les autrices se sont placées, sciemment ou non, dans le sillage de chercheurs et artistes ayant, dans le même temps, développé une expérience hodologique [2] des États-Unis et sondé les architectures et paysages proprement américains. Sans en faire un objet de recherche universitaire, Walker Evans associa dès les années 1930 pratiques routières et questionnements sur le vernaculaire avec American Photographs (1938) et dans le cadre des prémices de l’enquête qui deviendra Louons maintenant les grands hommes (1941) [3]. John Brinckerhoff Jackson fit de même à partir des années 1950 et des essais qu’il publia dans le magazine Landscape.

Au-delà de Jackson et Evans, Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc ont ou auraient pu se référer à de nombreux auteurs ayant travaillé sur le vernaculaire américain : Berenice Abbott et Henry-Russell Hitchcock, Sibyl Moholy-Nagy, Denise Scott Brown et confères, Henry Glassie, Dell Upton, Chester Liebs, etc. Parce qu’elles se sont intéressées au Hale County (Alabama), elles ont ou auraient pu se tourner vers les travaux que William Christenberry y a menés dans le prolongement d’Evans. À l’extérieur des études américaines, l’œuvre de Paul Oliver a ou aurait pu être leur compagnon de route ; en dehors des études architecturales, celle de John A. Kouwenhoven, théoricien des modes de production vernaculaires américains, aurait pu l’être également. Chacune et chacun de ces auteurs ont apporté des réponses substantielles à la question : What about (American) vernacular (architecture) ? Pour autant, si au regard des références citées les trois autrices se sont nourries des textes d’Ivan Illich [4], Bernard Rudofsky, Pierre Frey, Kenneth Frampton et de Rural Studio, What about vernacular ? ne résulte manifestement pas d’une imprégnation bibliographique. Ce serait, je pense, le mésinterpréter que de le lire comme un ouvrage académique – terme qui, au demeurant, constitue un des antonymes du mot vernaculaire.

Une étude sur l’architecture vernaculaire américaine

What about vernacular ? se lit aussi bien comme le « témoignage » que comme le compte rendu d’une « étude » qui, quoi qu’en disent les autrices, fut relativement de courte durée. En introduction, Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc qualifient leur roadtrip de « recherche de terrain en totale immersion [5] », qualificatif a priori excessif pour un voyage de trois mois dans des contrées et autour d’un thème qui demandent plus de temps, voire une habitation durable, pour ne plus être exotique. Elles le présentent aussi comme un « périple », terme que le dictionnaire définit comme « une navigation d’exploration » ou comme « un circuit ou voyage touristique [6] ». Découverte, exploration, étude, périple sont parmi les termes qui, à mon sens, décrivent le mieux cet ouvrage. Les réponses formulées dans le livre ne reposent manifestement pas sur les connaissances érudites de spécialistes du sujet, mais plutôt sur les « découvertes » qu’ont faites des amatrices du vernaculaire – le mot amateur étant un des synonymes de vernaculaire.

En 1986, lors d’une allocution prononcée à Berkeley, J. B. Jackson fit un plaidoyer en faveur de l’ouverture, de la disponibilité et de la proximité que confère « l’approche amateure » (Ballesta 2016). Quelques mois avant, il s’était présenté à la Rice University comme un « student » et avait nié le fait qu’il soit un savant, « a scholar » (ibid.), alors qu’il était reconnu comme une figure fondatrice des landscape studies. Géographe amateur, à Berkeley, étudiant, à la Rice University, J. B. Jackson signifiait là non seulement sa latitude vis-à-vis des conventions universitaires, mais aussi sa volonté de demeurer en situation d’apprentissage. D’une manière comparable, Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc partagent les enseignements de leur étude plutôt que la complétude de leurs savoirs ; elles donnent à voir et à lire un regard autant qu’une démarche plus empiriques que théoriques.

Une richesse graphique

Leur « témoignage », compte rendu ou « rapport », terme qu’utilise Kenneth Frampton dans sa préface, est par ailleurs nourri de compétences polygraphiques [7] et d’un style principalement factuel. Compétences que l’on peut lier à leur formation d’architecte.

Polygraphique, What about vernacular ? comprend :
– une couverture dont les rabats accueillent deux grilles de vingt-huit photographies, le plus souvent architecturales ;
– deux cartes en début et fin d’ouvrage représentant, d’une part, le parcours effectué, d’autre part, une typologie du bâti vernaculaire et américain ;
– un cahier de vingt-neuf photographies occupant des doubles pages, restituant la dimension empirique du voyage, notamment la présence sur place des trois autrices et plusieurs temps d’écriture sur le terrain ;
– un sommaire localisant les douze étapes, autour des granges de Nouvelle-Angleterre, des expériences architecturales réalisées en Alabama, des cabanes en rondins de Pennsylvanie, de Virginie et du Tennessee, etc. et les trente bâtiments étudiés dans l’ouvrage, ainsi que les préface, introduction et conclusion ;
– huit pages composées d’images d’archives, pour l’essentiel des photographies architecturales en noir et blanc ;
– une introduction photo-textuelle de quatre à douze pages, pour chaque étape ;
– une analyse textuelle, photographique et dessinée (élévations, coupes, perspectives, plans, détails), pour chaque bâtiment ;
– et, en quasi fin d’ouvrage, deux photographies en double page de l’exposition homonyme qui eut lieu à la Maison de l’architecture de Bordeaux en 2020.

La liste n’est pas exhaustive. Quant au style factuel de What about vernacular ?, il s’exprime au travers des descriptions attentives des bâtiments étudiés, des écritures textuelle et visuelles principalement constatatives, d’une esthétique documentaire tendant vers l’impersonnel, la franchise et la clarté du propos. Ainsi, la présentation des bâtiments est régulièrement introduite par des phrases définitoires : « La corn crib barn est un type de grange en bois de petite taille, surélevée au moyen de piliers et de fondations en pierre. Souvent de forme trapézoïdale, elle est, à l’instar du séchoir à tabac, équipée en façade de procédés de ventilation » ; « La maison à structure A-frame est un type d’habitat popularisé dans les années 1950, associé à l’architecture de loisirs dans l’Amérique d’après-guerre » ; « Le Town lattice truss est une ferme qui repose sur un assemblage de planches relativement courtes et légères, faciles à manier » ; « Les cabanes en rondins, ou log constructions, sont de petits logis initialement destinés à protéger les hommes des éléments » (p. 90, 183, 198, 278)… À côté des parties rédigées, il est notable que le « rapport » de Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc est plus iconographié qu’illustré. Les composantes textuelle et visuelle ne sont pas hiérarchisées ; les images publiées sont centrales dans le développement de l’ouvrage.

Finalement, si « l’étude » que forme What about vernacular ? peut laisser sur leur faim les lecteurs, c’est en raison du décalage entre la question posée, qualifiée d’« ouverte et imprécise » (p. 59), et l’insuffisante « immersion » sémantique que les autrices semblent avoir réalisée. L’introduction de l’ouvrage en est fortement imprégnée ainsi que le choix des bâtiments étudiés.

Des choix architecturaux surprenants

La question What about vernacular ?, qu’en est-il du vernaculaire ? [8] , telle que les autrices l’ont formulée en partant des États-Unis, n’aurait-elle pas demandé un travail de définition plus patient, plus étayé ? Le mot vernaculaire est présenté comme un « adjectif polysémique qui alimente une multitude de représentations : l’ordinaire, la tradition, qui est communément répandu, primitif, intuitif, local, banal, anonyme » (p. 59). Il est assimilé au « bon sens », au « moyen du bord », au « parler populaire » et opposé au « véhiculaire » (p. 59). Certes, ces significations alimentent la large polysémie du mot, mais faute de s’en être suffisamment emparées, Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc en oublient d’autres, essentielles pour comprendre le vernaculaire et ses déclinaisons américaines. Le mot vient du latin verna puis vernācŭlus, « relatif aux esclaves nés dans la maison [9] ». Dans l’empire romain, il désigne la multitude, la plèbe, en opposition aux élites et notamment aux patriciens. Vernaculaire entretient une synonymie forte avec les mots prolétaire et plus avant avec celui de lumpenproletariat. Ces définitions ne sont pas accessoires, sauf à faire abstraction de la sociologie du vernaculaire, et quand on vient l’étudier non seulement dans l’Est mais aussi dans les anciens États confédérés, le Vieux Sud et le Sud profond des États-Unis. Les autrices qualifient également l’architecture vernaculaire américaine d’architecture d’« importation » ; c’est là négliger l’existence d’un vernaculaire proprement américain qui relève lointainement et partiellement des traditions européennes et se nourrit d’une modernité fondamentalement autochtone. Le mobile home, descendant éloigné du cottage anglais d’origine médiévale, qui était habité par des paysans non propriétaires, est absent de l’ouvrage, alors qu’il constitue une des expressions les plus emblématiques des manières d’habiter américaines (Jackson 2016).

Couplée à ce travail de définition trop rapide, l’absence de remise en cause des notions de vernaculaire traditionnel, d’un côté, de vernaculaire moderne, de l’autre, conduit à des choix architecturaux problématiques. Nombre des bâtiments étudiés sont conservés pour leur exemplarité architecturale, jusqu’à être classés au National Register of Historic Places, l’équivalent des Monuments historiques. Un bâtiment peut-il rester vernaculaire quand il est patrimonialisé, monumentalisé ? De même, alors que la définition proposée épouse un temps celle de Bernard Rudofsky (auteur en 1964 de l’exposition et de l’ouvrage Architecture without Architects), il est surprenant que la moitié des bâtiments étudiés aient été conçus par des concepteurs, architectes et collectifs nullement anonymes et souvent de renom : Frank Lloyd Wright, Louis Khan, Marcel Breuer, Rural Studio… En fin d’introduction, Lajus-Pueyo, Menec et Rieublanc n’éludent pas ce déplacement vers des modernes et des régionalistes et s’en expliquent, sans pour autant convaincre de la place accordée à une autre question – implicite – qui diffère du titre : qu’en est-il du vernaculaire dans l’architecture savante ?

Ces bémols, plus ou moins importants, n’auraient pas à contrebalancer les réelles qualités descriptives du livre si le titre avait été moins ambitieux, ou s’il avait été d’une pondération toute académique. Quels patrimoine et modernité dans l’architecture vernaculaire américaine ? serait un intitulé davantage représentatif du travail publié. Mais cet intitulé résonnerait peu avec la pratique d’un American road trip et la qualité empirique de l’étude proposée.

Bibliographie

  • Agee, J. et Evans, W. 1941. Let Us Now Praise Famous Men, Boston : Houghton Mifflin Harcourt (première édition).
  • Agee, J. 2014. Une saison de coton. Trois familles de métayers, Paris : Christian Bourgeois.
  • Ballesta, J. 2016. « John Brinckerhoff Jackson, au sein des paysages ordinaires. Recherches de terrain et pratiques photographiques amateurs », L’Espace géographique, n° 45, p. 211-224.
  • Evans, W. 1938. American Photographs, New York : MoMA (première edition).
  • Jackson, J. B. 2016. « Maisons et caravanes », Les Carnets du paysage, n° 30, p. 126-151. Traduction de « Houses and Trailers », 1979.
  • Rudofsky, B. 1964. Architecture without Architects. Introduction to Non-Pedigreed Architecture, New York : MoMA.

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Pour citer cet article :

Jordi Ballesta, « Périple autour du vernaculaire américain », Métropolitiques, 5 janvier 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Periple-autour-du-vernaculaire-americain.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1985

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