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The Wire au coin de la rue. Quand une série télévisée fait de la sociologie

Avec la série The Wire (Sur écoute) et le livre, récemment traduit en français, The Corner, David Simon et Ed Burns utilisent la fiction pour décrire de manière ethnographique la réalité sociale d’une ville américaine sur le déclin. En donnant à voir la multiplicité des points de vue des acteurs et les contraintes structurelles dans lesquelles ils sont engagés, ils livrent là une véritable œuvre sociologique.

Recensé : 2005. The Wire (Sur écoute), HBO vidéos, 5 saisons (2002-2008), 60 épisodes de 58 minutes.
David Simon et Ed Burns. 2010 [1997 pour l’édition originale en anglais]. The Corner. Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert. Volume 1 : Hiver/Printemps, Paris : Éditions Florent Massot.

Dossier : La ville des séries télé

« B-more » [1], métropole industrielle et portuaire du nord-est des États-Unis. Avec la série The Wire et le livre The Corner (le coin de la rue), David Simon et Ed Burns [2] poursuivent une ambition totalisatrice : parler de la ville comme d’un ensemble organique. Face à ce défi impossible, les auteurs adoptent une option sociologique proche de l’école de Chicago (Joseph et Grafmeyer 1984) ou, vu de France, de l’ethnographie sociologique (Beaud et Pialoux 1999 ; Beaud et Weber 1997). Ni psychologisme, fonctionnalisme ou culturalisme, mais des interactions, des trajectoires, des points de vue et des manières d’être contraints par les milieux, leurs espaces, leurs institutions et les groupes sociaux auxquels on appartient.

Une série policière atypique

La série est construite, au fil des saisons, comme l’articulation de cinq mondes sociaux plus ou moins interconnectés. La focale est mise sur les pratiques illégales, principalement l’économie de la drogue dans les quartiers populaires de Baltimore-Ouest (saisons 1 et 3), mais aussi sur le syndicalisme ouvrier (saison 2), la politique électorale (saison 3), l’école publique (saison 4) et les médias à travers le journal local, le Baltimore Sun (saison 5). Chaque intrigue suit la mise en place d’une enquête policière dans l’un de ces mondes, sur ses pratiques et leurs aspects matériels, techniques, humains et organisationnels. La manière dont les institutions officielles tentent de contrôler les activités informelles permet de révéler les structures et logiques de fonctionnement de ces mondes sociaux. On suit ainsi de nombreux personnages dans les institutions qui forment le cadre de leur vie quotidienne : école, famille, organisations criminelles, corner, police, justice, syndicats, médias, etc. Et la description minutieuse de leurs interactions fait émerger, in fine, les structures sociales de la ville.

Le corner, coin de la rue contrôlé par un gang de dealers, en est le parfait exemple (voir aussi le livre classique de Whyte 2002). Il représente le lieu nodal de la série et encore plus du livre. À partir de ce lieu a priori anonyme et neutre qu’est le coin de la rue, le suivi des pratiques et des interactions permet de décrire l’« espace des points de vue » (Bourdieu 1993) des acteurs qui s’y croisent, en l’occurrence pour contrôler le marché de la drogue. À l’inverse d’un cop show (série policière) classique, les points de vue des policiers comme des trafiquants sont restitués et décrits de façon symétrique et sans jugement moral, comme relevant des rationalités propres aux contraintes sociales dans lesquelles ils sont pris et des histoires individuelles et collectives. Chaque organisation (police, gang, etc.) a ses ratés et ses failles, et les ordres de la hiérarchie n’ont jamais d’effets mécaniques.

Dans la série, nous ne restons pas figés aux côtés des officiers de police chargés de lutter « contre le crime organisé ». Bien au contraire, les auteurs proposent une immersion sociale dans Baltimore, où le corner est autant mis en avant que le bureau de police. Les différents protagonistes, « flics » ou membres des gangs du quartier, sont toujours présentés avec leur propre histoire, leur enracinement dans cette ville. Nous sommes amenés à comprendre leur point de vue, tout comme les logiques des institutions auxquelles ils appartiennent. Le jeu complexe et les multiples pressions entre l’institution policière, la politique locale, la hiérarchie bureaucratique de la justice et les médias locaux sont analysés au scalpel, avec en toile de fond une lutte de pouvoir pour gagner « la guerre de la drogue ».

Conditions d’existence et rapports de classe au cœur du marché de la drogue

Les auteurs décrivent des rapports sociaux de classe qui sont au cœur des relations de domination dans le corner. Ils se manifestent par l’action d’une police qui tente de maintenir un ordre en punissant la misère sociale [3] : celle d’une population, elle-même hiérarchisée.

« Il y a de la place pour tous… Rabatteurs, coursiers, guetteurs, mules, braqueurs, pilleurs de planques, hommes de main, zombies, arnaqueurs, indics : ils sont tous indispensables au monde du corner » (p. 90-91).

Au lieu d’une grille de lecture raciale, souvent adoptée pour parler de la drogue et du ghetto, il est question dans cette série des différentes luttes qui se jouent autour des rapports de classe :

« Un patrouilleur blanc de Baltimore-Ouest doit au moins tenir compte des présupposés ethniques, garder en tête qu’il déconne avec un négro dans une ville dont la population est majoritairement de couleur. Mais pas son homologue noir, dont les bavures peuvent être passées sous silence, non seulement parce que la victime est un zombie qui habite dans le corner, mais surtout parce que la question raciale est neutralisée. Que les fonctionnaires du district Ouest les plus craints et méprisés dans Fayette – Shields, Pitbull, Peanuthead, Collins – soient noirs montre combien la guerre contre la drogue est devenue ségrégative et aliénante, combien la conscience de classe, plus que la race, a poussé la police des rues de la ville vers un mépris absolu des hommes et des femmes du corner. » (p. 238).

The Corner est sous perfusion constante. Habité par une population dépourvue de ressources économiques et sociales, où la seringue devient l’outil échappatoire, ce territoire voit se construire un marché de la drogue [4] au sein de l’underclass (Wilson 1987). Dans la série, c’est notamment à travers « Bubbs » que l’on découvre le quartier. Personnage présent de la première à la cinquième saison, il est un de ces nombreux « crackés » du corner, population très bien décrite dans l’ouvrage comme dans le livre. Fin observateur, il voit les agissements des dealers, comprend leur combines et leurs codes mais n’a aucune ressource (physique ou symbolique) pour faire partie d’un gang. Trop isolé (hormis son rôle d’indic, qui lui permet de subvenir à ses besoins), il représente la fraction la plus dominée du corner et c’est par ses lunettes d’observateur que nous naviguons à vue dans les différentes intrigues du quartier. Les descriptions fines des appartements (p. 34, p. 90-92) et autres intérieurs abondent, tant dans la série que dans l’ouvrage, et les pratiques et les rituels sociaux occupent également une place prépondérante dans cette œuvre. En mettant en lumière des « rites d’interactions » [5] et en nous faisant découvrir les conditions d’existence des habitants du corner, le parti pris des auteurs permet de comprendre le fonctionnement de ces espace sociaux particuliers.

Une description sociologique de Baltimore et ses effets

Grâce à cette approche originale, la série et le livre mettent au jour les multiples interactions entre habitants et institutions à l’échelle d’une ville. La description de Baltimore qui en découle est très sombre et, comme toute représentation du monde social, elle n’échappe pas aux interrogations sur l’image qu’elle produit et sur ses effets. Ainsi, cette vision ne participe-t-elle pas à nier les capacités et les réussites politiques des classes populaires, du community organizing notamment, contribuant du même coup à renforcer le misérabilisme social et à dévaloriser tout projet d’empowerment, d’égalité civique réelle (Atlas et Dreier 2008) ? Au contraire, avancent Chaddha, Wilson et Venkatesh (2008), en documentant les logiques sociales contraignant les choix individuels, elle parviendrait à donner des possibilités de mieux problématiser les problèmes publics. Elle montrerait que, sans bonnes études sociologiques, les politiques publiques (ici la lutte contre la drogue) sont condamnées à être à la fois inefficaces et contre-productives, proche de l’action de pompiers pyromanes.

Contrainte par ses choix de structures narratives, la série propose une représentation qui fait nécessairement l’impasse sur une analyse sociologique purement scientifique. Cependant, elle tente de se prémunir au maximum des risques de produire une vision univoque, en intégrant dans sa conception de nombreuses personnes ayant vécu et vivant encore à Baltimore, notamment dans ses quartiers pauvres. Elle complexifie encore cette lecture par une attention à la complexité morale de tous les personnages, comme, par exemple, pour « Omar » : personnage à la marge, originaire des quartiers de Baltimore-Ouest, il est à lui seul « justicier », dealer et fin négociateur. Modèle de l’antihéros, il bouleverse les codes établis de la dichotomie entre le « bien » et le « mal », devenant une figure symbolique et physique de la remise en cause de l’ordre du corner. Parce qu’elle est développée sur un temps long, la forme série est particulièrement adaptée pour accéder à cette complexité. Au final, si la série ne tranche pas la vieille question des rapports entre sciences sociales et action pour changer le monde, elle permet de la poser à nouveaux frais, et c’est déjà beaucoup.

The Wire et The Corner sont des œuvres sociologiques à part entière, menées caméra au poing et sous une forme écrite plus classique. Ils donnent à voir des rapports sociaux de classe incarnés et nous font accéder à un espace des points de vue, qui jettent la lumière sur la complexité des interactions entre individus et organisations à l’intérieur d’une ville. Alors que la sociologie américaine est aujourd’hui hyper-technicisée au point de risquer de perdre son imagination, le livre et surtout la série montrent que la sociologie peut être bien vivante hors des codes et des productions universitaires.

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En savoir plus

  • Atlas P., et Dreier P. 2008. « Is The Wire Too Cynical ? », Dissent, été. Consulté le 7 novembre 2011. URL : http://www.dissentmagazine.org/article/?article=1236.
  • Bourdieu, P. 1993. La misère du monde, Paris : Le Seuil.
  • Beaud, S. et Pialoux, M. 1999. Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris : Fayard.
  • Beaud, S. et Weber, F. 2003. Le guide de l’enquête de terrain, Paris : La Découverte.
  • Bourgois, P. 2001. En quête de respect. Le crack à New York, Paris : Le Seuil.
  • Chaddha A., Wilson, W. J. et Venkatesh, S. A. 2008. « In Defence of The Wire », Dissent, été. Consulté le 7 novembre 2011. URL : http://www.dissentmagazine.org/article/?article=1237.
  • Foote Whyte, W. 2002. Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris : La Découverte.
  • Goffman, E. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris : Minuit.
  • Joseph I. et Grafmeyer Y. (dir). 1984. L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris : Aubier.
  • Wilson, W. J. 1987. The truly disadvantaged : the inner city, the underclass, and public policy, Chicago : University of Chicago Press.

Pour citer cet article :

Thibault Cizeau, « The Wire au coin de la rue. Quand une série télévisée fait de la sociologie », Métropolitiques, 18 novembre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/The-Wire-au-coin-de-la-rue-Quand-une-serie-televisee-fait-de-la-sociologie.html

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