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Dépasser « la ville néolibérale »

Les citoyens ont-ils réellement perdu le pouvoir sur leurs villes ? C’est l’une des thèses des études urbaines que Gilles Pinson présente et discute dans un ouvrage publié en 2020. Isabelle Baraud-Serfaty réagit à cette lecture à la lumière de son expérience de consultante en économie urbaine.

Recensé : Gilles, Pinson, La Ville néolibérale, Paris, Presses universitaires de France, 2020, 160 p.

Entre les deux premiers confinements, Gilles Pinson a publié aux Presses universitaires de France La Ville néolibérale, ouvrage d’une grande clarté et d’une grande utilité pour comprendre les dynamiques urbaines.

D’une part, les attentes des citadins semblent muter à grande vitesse face aux problèmes de congestion générés par l’accroissement de la déconnexion entre lieu de résidence et lieu de travail, à la raréfaction du foncier disponible ou à la gentrification.

D’autre part, la façon même de produire les villes change, notamment du fait d’une hybridation de tous les secteurs d’activités qui brouille les frontières entre les métiers et donne un rôle central aux collectivités dans la construction et la stimulation des marchés de l’immobilier. Désormais, promoteurs, aménageurs, investisseurs, opérateurs de services urbains peuvent se positionner sur n’importe quel maillon de la chaîne de la valeur, d’où l’enjeu d’être capables de saisir globalement la production urbaine.

La ville saisie par le néolibéralisme ?

Cet ouvrage arrive donc à point nommé pour comprendre les théories critiques sur la ville néolibérale qui irriguent de plus en plus les études urbaines en France. On pense notamment aux ouvrages de David Harvey ou Mike Davis, enfin traduits en français, à certains travaux académiques francophones (Vincent Béal, Max Rousseau, etc.) ou à certaines productions artistiques, militantes et documentaires (Mainmise sur les villes sur Arte). Gilles Pinson rappelle d’ailleurs la grande diversité des théories sur le néolibéralisme, qu’elles se focalisent sur le rôle prépondérant des banquiers d’affaires et dirigeants d’entreprises, sur l’engagement des États dans la mise en concurrence des villes et des acteurs de marché ou qu’elles interprètent les changements socio-économiques contemporains comme le fruit de l’avènement d’une rationalité diffuse. Les tenants de la « géographie critique » synthétisent en fait ces trois courants pour faire de l’impact du néolibéralisme sur la ville leur objet central.

L’ouvrage identifie quatre grandes dimensions de ce tournant néolibéral. La première d’entre elles est la « néolibéralisation de l’urbain ». Loin d’impliquer un retrait de l’État, le néolibéralisme repose sur l’intervention croissante des pouvoirs publics au service du marché et d’une extension des logiques de compétition qui lui sont propres à l’ensemble des activités sociales (Dardot et Laval 2009). De fait, que ce soit à travers le développement des grands projets urbains au service de la compétition territoriale et de l’activation des marchés immobiliers, ou la réintroduction des mécanismes de marché dans les quartiers populaires, les villes seraient devenues, pointe Gilles Pinson, des protagonistes actifs des réformes néolibérales. Elles en auraient endossé la philosophie et les objectifs.

La deuxième caractéristique du tournant néolibéral est l’« urbanisation du néolibéralisme ». Les capitaux se détournant du secteur industriel pour affluer vers l’immobilier, l’espace et la ville sont devenus des composantes centrales du système capitaliste. Le métier de « développeur urbain » s’est ainsi déployé sous l’effet d’une concentration des acteurs de la construction et de la promotion immobilière avec l’émergence de conglomérats internationaux, tandis que les acteurs financiers faisaient eux aussi leur entrée sur les marchés immobiliers.

La troisième dimension abordée par l’ouvrage est le « gouvernement à distance ». Le rapport entre l’État et les villes a évolué, passant d’une logique redistributive à une logique compétitive, y compris pour l’obtention des fonds de redistribution.

Enfin, Gilles Pinson pointe une quatrième caractéristique, transversale aux trois premières : l’« illibéralisme du néolibéralisme urbain ». Les institutions municipales, nous explique l’auteur du livre, ont été peu à peu marginalisées dans le circuit de décision au profit d’instances plus opaques et dépolitisées, tandis qu’un tri se faisait entre les populations et les pratiques valorisées ou, au contraire, jugées indésirables dans les espaces urbains. L’effet combiné de toutes ces évolutions a été de produire une normalisation de l’espace public remis en cause dans son essence même.

La ville néolibérale… et après ?

Gilles Pinson note toutefois que ces théories sur la ville néolibérale ont souvent en partage une définition confuse de leur objet et qu’elles s’appuient sur une description trop partielle de la réalité : elles « se fondent sur une description de ce que seraient devenues les villes et les politiques urbaines qui souffrent de tellement d’exceptions qu’elles en perdent de leur crédibilité », précise-t-il.

Une autre limite de ces approches, soulignée dans l’ouvrage, est qu’en construisant un « ennemi omnipotent » (« tendance à voir dans le néolibéralisme la cause de tout ce qui change – pour le pire généralement – dans les villes »), elles « dispenseraient de réfléchir à d’autres facteurs de changements ». En ce sens, Gilles Pinson se demande si la notion de néolibéralisme conçue comme un « outil politique et militant, [qui] a avant tout pour vertu d’armer intellectuellement les forces de la résistance face à des changements jugés délétères », sert effectivement celles et ceux qui s’y opposent. On pourrait se poser la même question du point de vue des professionnels intéressés à l’avenir des villes : ces théories critiques sur la ville néolibérale présentent-elles un intérêt pour les praticiens de l’urbain ? Dans quelle mesure peuvent-elles les inciter à faire évoluer leurs pratiques ?

La plupart des travaux sur la « ville néolibérale » (on notera au passage que ce terme n’est utilisé que par ceux qui la pourfendent) relèvent davantage d’une grille d’interprétation des transformations urbaines que d’une boîte à outils au service de l’élaboration d’alternatives. Pour construire cette boîte à outils, qui permettrait d’aider les praticiens à modifier leurs pratiques, il nous semble nécessaire d’effectuer un double dépassement.

Dépasser la critique pour la rendre plus directement utile

Un premier dépassement serait d’ordre heuristique : il consisterait à sortir du discours général pour privilégier les analyses fines et les études de cas. Comme le souligne Gilles Pinson, une « faille analytique » des travaux sur la « ville néolibérale » consiste à construire le néolibéralisme comme un « ennemi omniprésent » : requalification des espaces publics, écoquartiers, gentrification, ou encore Jeux olympiques seraient ainsi des effets de la néolibéralisation des villes. Ceci signifie que les praticiens des projets urbains, élus, techniciens des villes, aménageurs, promoteurs, urbanistes, participeraient de facto à un agenda néolibéral. Une fois un tel verdict prononcé, on voit mal comment cette analyse pourrait avoir prise sur leurs pratiques.

À l’inverse, les analyses de terrain documentées nourrissent une lecture des processus urbains à l’œuvre à la fois critique et utile. On pense ici, par exemple, aux travaux de Rachel Weber (2015) sur la « financiarisation » de Chicago, dans lesquels elle montre comment ce qui était au départ un simple instrument financier (le TIF : « tax increment financing », qui permettait d’investir les revenus de la taxe foncière dans des projets publics [1]) a provoqué une surproduction de bâtiments dans certains quartiers de la ville, l’activité des promoteurs dans certaines zones n’ayant plus de rapport avec la demande des locataires ou acheteurs potentiels. Les analyses de Max Rousseau (2010) sur le marché du loft à Roubaix offrent également un éclairage stimulant sur les processus de gentrification.

Dans ces deux exemples, la description fine des mécanismes de production urbaine permet de comprendre les effets pervers de certains dispositifs et, donc, de les anticiper ou de les corriger.

Le second dépassement concernerait plus largement la façon de catégoriser les acteurs. La distinction entre « acteurs publics » et « acteurs privés » structure aujourd’hui largement les représentations de la fabrique urbaine et la manière dont les praticiens s’en saisissent. En nous fondant sur notre pratique professionnelle, la représentation dominante qu’ont les personnes qui travaillent dans ces structures est que les acteurs publics (l’État et, surtout, les collectivités locales) et privés (promoteurs, investisseurs, énergéticiens, entreprises de services urbains…) obéissent les uns et les autres à des finalités et des rationalités différentes. Si pour certains ces logiques semblent antagonistes et non conciliables, beaucoup d’autres défendent au contraire des processus de coproduction public-privé : ils ne nient pas les différences de rôles ni d’agendas mais cherchent précisément à créer les conditions d’un alignement de ces acteurs. Pour les collectivités locales, porteuses de l’intérêt général local, l’enjeu consiste notamment à parvenir à gouverner ces acteurs privés plutôt qu’à les laisser faire, de façon plus ou moins régulée. Que ce soit à travers des outils contractuels (comme la délégation de service public), réglementaires (comme l’octroi du permis de construire), organisationnels (sociétés d’économie mixte, sociétés coopératives), ou autres (chartes…), le public cherche à orienter la fabrique concrète des décisions privées.

Être sensibilisés à la diversité des acteurs privés

On se permet ici de suggérer une piste. Si l’on veut développer une analyse qui ait prise sur les acteurs publics et privés qui fabriquent la ville, il est indispensable de donner à voir la pluralité de ces acteurs. Cette diversité des métiers qui interviennent dans la ville est liée à la fois aux caractéristiques propres de chacun (un fonds de Leverage Buy-Out et une entreprise de l’économie sociale et solidaire sont par exemple deux acteurs privés qui ont peu de choses en commun), mais aussi à la diversité de leur mode d’interaction avec les acteurs publics locaux.

C’est d’ailleurs une des limites fondamentales des analyses dont il a été question ici : les acteurs privés évoqués par les tenants de la ville néolibérale se réduisent essentiellement aux promoteurs immobiliers (Gilles Pinson cite aussi les « banquiers d’affaires » et, en creux, les opérateurs des secteurs du transport et de l’eau, p. 42). Or, il s’agit d’embrasser de manière extensive l’ensemble des acteurs qui participent activement à la transformation des villes et, surtout, les relations professionnelles qui s’organisent entre eux. Cela rejoint l’appel lancé par Christine Leconte dans Métropolitiques (2020). Au sein même de la fabrique de la ville, la façon dont les architectes, aménageurs, promoteurs et bureaux d’études travaillent ensemble, les moments où les uns et les autres ont leur mot à dire, pèsent sur le cours des projets. Cela suppose aussi de pouvoir outiller au mieux l’irruption des plateformes numériques, qui ciblent directement l’habitant-usager et interviennent sans l’aval de la collectivité, ce qui soulève de nouveaux défis. Comprendre « qui » exerce effectivement le pouvoir est fondamental pour transformer ces partages de responsabilité et savoir « où » réguler si l’on veut, à terme, mieux servir l’intérêt général.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Isabelle Baraud-Serfaty, « Dépasser « la ville néolibérale » », Métropolitiques, 24 mars 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Depasser-la-ville-neoliberale.html

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