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Essais

Les métamorphoses du récit en urbanisme

Le récit en urbanisme occupe aujourd’hui une place singulière dans les nouvelles façons de faire la ville. Partant du dispositif du transmedia storytelling, les auteurs analysent ses formes et ses évolutions et montrent que, loin de se résumer à de la communication, il constitue un outil efficace d’engagement et de participation des habitants.

Tout commence avec quelques mots, retranscrits ici de mémoire. Le chargé de projet d’une collectivité publique est en train de présenter, dans un séminaire universitaire, un festival de la ville, qui articule différents événements (concerts, visites, tables rondes, conférences, expositions) pour stimuler une réflexion collective sur le devenir d’une agglomération. L’objectif, dit-il, est de « faire rêver » à nouveau, de « sortir de ces séances participatives en soirée dans une salle de collège ». Le festival est présenté comme une extension des processus participatifs mis en œuvre par la collectivité en question depuis de nombreuses années ; il doit permettre de « réenchanter la ville » en imaginant ensemble son devenir.

Le chargé de projet explique. L’un de nous prend des notes. Une conviction se renforce, celle d’une hybridation croissante – autour de la question de l’usage du récit dans la conduite du projet urbain – des régimes communicationnel et participatif. Si, dans ce champ précis, le récit a été d’abord un objet d’intérêt en tant que véhicule d’une expertise habitante (Healey 1996), il tend de plus en plus à être également mobilisé à titre de paratexte, au sens de Gérard Genette (1982), c’est-à-dire de texte d’accompagnement (préface d’un document, discours d’un élu, interventions dans un journal régional, etc.) permettant de faire comprendre par un autre moyen le projet de territoire dont le document d’urbanisme est la forme administrative. Le récit permet d’accroître l’intelligibilité de la vision véhiculée par un document technique en l’inscrivant dans une intrigue, susceptible de faire sens pour ce que l’on appelle le grand public (Matthey 2014). La transposition, en mode narratif, d’un document d’urbanisme facilite sa compréhension. Elle en renforce l’appropriation. Elle en augmente l’audience. La communication soutiendrait donc ici la participation habitante.

D’un modèle linéaire à un modèle réticulaire

Mais le récit ne s’arrête pas à l’ensemble des paratextes qui encadrent la réception des documents d’urbanisme ; il franchit aisément les frontières du texte au sens matériel du terme. La volonté d’impliquer plus significativement ses destinataires conduit à une diversification des médias qui le prennent en charge. Le récit se déploie, certes au moyen de supports de communication institutionnelle classique, mais aussi de vidéos, de billets sur des blogs, de posts Facebook, de Tweets (Ambal 2019), de stories Instagram, de jeux sérieux, de simulation, d’expositions, de concerts… Il est tout à la fois de papier, numérique ou événementiel (Ernwein et Matthey 2018). Or, dans le même temps que le récit essaime, il se diversifie, s’individualise. Ses différents supports multiplient les points de vue sur l’« histoire » narrée, la vision transposée, permettant aux destinataires de se l’approprier – c’est-à-dire de l’intérioriser et la métaboliser à la fois (figure 1).

Figure 1. Usage du récit de communication en urbanisme : un modèle linéaire

Auteur : L. Matthey, 2022.

Dans ce schéma, chacune des étapes du processus renvoie en quelque sorte à une opération spécifique de traduction, dont l’enchaînement permet de saisir l’incorporation d’une vision politique (Throgmorton 1993 ; Matthey 2014a). Or, ce qu’est en train d’expliquer le chargé de projet pendant que l’un de nous prend des notes appelle un modèle plus complexe, que la figure 2 permet d’esquisser.

Figure 2. Usage du récit de communication en urbanisme : un modèle réticulaire

Auteur : L. Matthey, 2022.

Tout projet d’urbanisme ou plan d’aménagement procède d’une vision territoriale, qu’un document d’urbanisme légitime. Évidemment, ce discours technico-politique de type argumentatif est régulièrement accompagné de paratextes divers, dont certains sont des récits au sens strict en ce qu’ils mettent en intrigue la vision portée par le document, en mobilisant des techniques de narration pour raconter dans une autre langue, mais aussi susciter un effet chez le destinataire. Ces récits s’inscrivent certes le plus souvent dans un texte, mais ils se déploient également au moyen d’images (animées ou non) et d’expériences (des événements, des dispositifs qui mobilisent l’appareil sensible, des jeux sérieux, etc.). Ensemble, ces médias alimentent parfois des récits parallèles qui n’impactent pas nécessairement le récit-cadrant, c’est-à-dire la vision narrée par les autorités politiques, mais sont plutôt susceptibles de renforcer sa réalisation.

Les travaux issus des études urbaines se sont jusqu’à aujourd’hui souvent concentrés sur une conception du récit en tant qu’art de raconter des histoires, ou storytelling ; ils ont privilégié l’analyse de récit se déployant grâce à un média donné (papier ou numérique ou événementiel) ou d’un langage (textuel, visuel, sensible), se focalisant parfois sur leur succession ; enfin, ils ont souvent négligé la créativité ordinaire du destinataire de ce récit. Or, on le comprend en écoutant le chargé de projet, le récit se déploie toujours au moyen de supports variés ; il n’est pas « linéaire » ; il ménage de plus en plus une place aux « lectures », c’est-à-dire aux interprétations, aux élaborations créatives, des destinataires.

Ce nouveau modèle n’est pas sans histoire.

Multiplier les canaux de communication pour faire participer

En 2006, Henry Jenkins publiait un livre majeur des cultural studies, Convergence Culture. Where Old and New Media Collide (Jenkins 2006). L’ouvrage allait alimenter un champ théorique en émergence, celui du transmedia storytelling. Jenkins y montre comment les produits culturels sont désormais déclinés en des médias divers, suscitant une multiplication des lignes narratives ; chaque média ajoute des dimensions supplémentaires à l’histoire originelle. Glosant le cas de la trilogie Matrix (1999-2004) – qui se décline en une série de films, mais aussi de produits dérivés, comme des courts-métrages, des jeux vidéo, des BD ou un roman graphique –, Jenkins explique qu’il s’agit là d’une stratégie délibérée. Elle permet, en quelque sorte, d’étendre l’empire de la fiction (Jenkins 2006), dans le même temps que l’on participe à son monde.

Si certains tendent à voir aujourd’hui le transmedia storytelling comme le « mode narratif le plus important de notre temps » (Ryan 2015, p. 2), la transposition d’un univers fictionnel en différents médias n’est toutefois, comme le montre Mary Laure Ryan, pas neuve (c’est la logique même de l’adaptation, par exemple). Ce qui l’est davantage, c’est l’implication du public dans l’élaboration de récits parallèles, sa participation à la production de ce qu’il est de coutume d’appeler des « extensions narratives ». L’adaptation raconte la même histoire dans des mondes différents ou au moyen de médiums différents ; le transmedia storytelling aspire, quant à lui, à faire émerger « différentes histoires à propos d’un monde donné » (Ryan 2015, p. 2), générant des récits satellites autour d’un vaisseau-mère qui n’est pas nécessairement affecté par ces productions périphériques (Ryan 2015). Le transmedia storytelling renouvelle, de ce point de vue, la compréhension de la production des œuvres. Ce sont les interactions entre un « système médiatique », une diversité de « plateformes », une hétérogénéité des « publics » et une multiplicité des « modes d’engagement » (Jenkins 2013, § 3) qui doivent être analysées.

Ce qu’est en train d’expliquer le chargé de projet pendant que l’un de nous prend des notes s’inscrit dans cette culture de la convergence. Le festival appelé à « réenchanter la ville » participe d’un dispositif qui permet de décliner un univers (les enjeux d’urbanisation auxquels est confrontée l’agglomération en question) en différents supports (des séances dans une salle de collège, des concerts dans des lieux en mutation, des tables rondes, etc.). Ces déclinaisons offrent la possibilité d’approfondir la compréhension de l’univers en question (on découvre les enjeux d’urbanisation par un autre moyen que les plans ou les raides argumentaires technico-politiques d’un projet urbain). Elles favorisent également le déploiement d’une créativité ordinaire, dans l’expérience de cet univers (on découvre physiquement des lieux qui vont se transformer, de sorte qu’on peut en proposer par la suite une lecture singulière).

Dans l’économie culturelle, le transmedia storytelling permet au public de participer à l’extension d’un univers narratif. Cette participation renforce son engagement dans un univers donné, dont bénéficie en dernier lieu le producteur : le public est conquis. Son idéal participatif relève d’une stratégie de communication (Jenkins 2013, § 19).

Stimuler l’engagement, cadrer la production des récits : un agenda de recherche

À écouter l’intervention du chargé de projet, nous en venons donc à postuler que le transmedia storytelling offre un cadre d’analyse intéressant pour penser certaines des mutations en cours dans le champ de la communication en urbanisme, notamment du point de vue de ses hybridations avec la participation publique.

La recherche s’est déjà intéressée à l’usage du récit pour communiquer le projet (Vitalis et Guéna 2017), rendre désirables des territoires (Redondo 2015) ou encore construire la réception de documents d’urbanisme auprès d’un public élargi (Matthey 2014b). Elle a abondamment commenté la manière dont l’expérience est aujourd’hui mobilisée dans les dispositifs de communication, notamment en matière d’urbanisme (Ernwein, Gaberell et Matthey 2016). Il demeure que l’on a peu réfléchi – et donc documenté – les opérations de traduction qui s’accomplissent à l’intérieur du système médiatique (au sens de Jenkins), lors du passage d’une plateforme à une autre ou encore selon les publics et leurs différents modes d’engagement.

Or, ces opérations de traduction sont à l’origine d’une complexification significative de l’économie de la communication urbanistique, ne serait-ce que parce qu’elles introduisent potentiellement de nouvelles lignes narratives, relativisant les premières (notamment le plan et ses limites de représentation), les amoindrissant ou les renforçant (comme une saison donnée d’une série peut renforcer ou annuler l’intérêt d’une saison précédente ou suivante). D’un point de vue plus critique, l’on peut également se demander à quoi servent ces nouvelles lignes narratives qui doivent stimuler un engagement dans le processus.

De même, ces opérations de traduction n’ont jusqu’à présent que rarement été approchées selon un principe de symétrie. Lorsque l’on cible les traductions entre différents médias, c’est le plus souvent du point de vue de la production du message ; la « consommation » du récit reste une sorte d’impensé. Or, la traduction s’opère à la fois du point de vue de la production et de la réception du récit. Il en résulte une évaluation ardue de l’efficacité attentionnelle des dispositifs communicationnels et participatifs. Il s’ouvre ici, selon nous, un programme de recherche, qui vise à saisir les hybridations contemporaines du récit en urbanisme, tout en interrogeant la manière dont les publics s’engagent dans les dispositifs en question. Une façon, en somme, de questionner cet étrange paradoxe voulant que des porteurs de projet doivent désormais développer des dispositifs communicationnels pour stimuler l’engagement dans la participation de publics ne goûtant plus l’antique rituel de la séance à 18 h, dans une salle de collège.

Bibliographie

  • Ambal, J. 2019. Projets urbains et imaginaires de la mobilité, les nouveaux récits de la fabrique métropolitaine : le cas du mégaprojet Bordeaux Euratlantique, thèse de doctorat en sociologie, Université de Bordeaux.
  • Ernwein, M. et Matthey, L. 2018. « Events in the Affective City : Affect, Attention and Alignment in two Ordinary Urban Events », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 51, n° 2, p. 283-301.
  • Ernwein, M., Gaberell, S. et Matthey, L. 2016. « Transgresser ou animer ? L’événement, nouveau régime de la fabrique urbaine », in L. Györik Costas (dir.), Dehors ! Cultiver l’espace public, Genève : Éditions de la Baconnière.
  • Genette, G. 1982 [1992]. Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Éditions du Seuil.
  • Healey, P. 1996. « The Communicative Turn in Planning Theory and its Implications for Spatial Strategy Formation », Environment and Planning B : Planning and Design, vol. 23, n° 2, p. 217-234.
  • Jenkins, H. 2006. Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York : New York University Press.
  • Jenkins, H. 2013. « La licorne origami contre-attaque », Terminal, n° 112, p. 11-28.
  • Matthey, L. 2011. « Urbanisme fictionnel : l’action urbaine à l’heure de la société du spectacle », Métropolitiques, 28 octobre 2011.
  • Matthey, L. 2014a. Building Up Stories : sur l’action urbanistique à l’heure de la société du spectacle intégré, Genève : A-Type Éditions.
  • Matthey, L. 2014b. « L’urbanisme qui vient », Cybergeo.
  • Redondo, B. 2015. « Le projet partenarial art public/tramway : pour quel(s) récit(s) de ville ? », Articulo, n° 7.
  • Ryan, M.-L. 2015. « Transmedia Storytelling : Industry Buzzword or New Narrative Experience Storyworlds », A Journal of Narrative Studies, vol. 7, n° 2, p. 1-19.
  • Throgmorton, J. A. 1993, « Survey Research as Rhetorical Trope : Electric Power Planning Arguments in Chicago », in F. Fischer et J. Forester (dir.), The Argumentative Turn in Policy Analysis and Planning, Durham : Duke University Press, p. 117-144.
  • Vitalis, L. et Guéna, F. 2017. « Narrer pour concevoir, concevoir pour narrer. Enjeux épistémologiques croisés », Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 10.

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Pour citer cet article :

Laurent Matthey & Simon Gaberell & Julie Ambal & Elena Cogato Lanza, « Les métamorphoses du récit en urbanisme », Métropolitiques, 7 juillet 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-metamorphoses-du-recit-en-urbanisme.html

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