Accéder directement au contenu
Terrains

« Les femmes font mauvais usage de la démocratie ». Visibilités des jeunes Afghanes et paniques morales dans Kaboul post-Talibans

À Kaboul, la question de l’apparence des Afghanes dans les espaces publics cristallise les tensions liées à la présence de troupes étrangères et à l’ouverture au consumérisme. Dans ce contexte, les étudiantes sont obligées de se situer, à travers leurs pratiques vestimentaires, dans le clivage désormais établi entre « modernes » et « Talibans ».

L’intervention militaire en Afghanistan a en partie été justifiée auprès du public occidental par la nécessité de venir en aide aux femmes afghanes et de mettre fin à leur discrimination rendue systématique sous le régime taliban. Le nouveau gouvernement afghan mis en place avec l’appui des forces de la coalition a donc dû initier un certain nombre de réformes visant à faciliter leur accès à l’espace public et encourager leur participation à la vie politique et économique du pays. Le libéralisme économique qui a accompagné la « transition vers la démocratie » ainsi que les promesses non tenues de la « reconstruction » ont cependant déclenché des séries de « paniques morales » [1] au sein de la société afghane. En effet, la présence de troupes étrangères a radicalisé les débats autour de l’identité tout en définissant la « culture afghane » en termes d’opposition à l’Occident. Ces dynamiques ont obligé les femmes, et en particulier les jeunes filles perçues comme particulièrement influençables, à façonner leur visibilité publique en fonction de contraintes nouvelles. À partir d’un terrain ethnographique mené au dortoir des étudiantes de l’université de Kaboul en 2007 [2], cet article analyse le contenu de ces paniques et étudie les performances publiques de ces jeunes filles qui, confrontées à de nouveaux modèles de féminité, tentent de trouver une expression qui leur soit propre tout en restant fidèles à la « religion » et à la « tradition ».

Paniques morales

Les premières années de la « reconstruction » ont été marquées par la réapparition des femmes dans la vie publique. Un ministère des Affaires féminines a été ouvert, des quotas ont été instaurés au sein du parlement et des conseils de province, des présentatrices sont apparues sur les plateaux de télévision, les organisations non gouvernementales de femmes ont fleuri et les jeunes filles ont repris le chemin de l’école et de l’université. Ces réformes auraient pu créer un appel d’air en encourageant la gent féminine à prendre part de façon plus systématique à la vie publique, mais le manque de légitimité de la classe politique au pouvoir a décrédibilisé ce mouvement. En effet, la promotion des droits des femmes a rapidement été interprétée comme une tentative de « l’Occident » d’imposer une forme d’ingénierie sociale contraire à la « culture » et à la « tradition ». Ce sentiment soudain d’appréhension face à ce que les médias locaux interprètent comme une forme de dilution culturelle, s’est catalysé autour de l’apparence des jeunes filles en public, au point de donner lieu à des propositions de loi visant à « rétablir l’ordre public ». Ces paniques morales ont conduit à des efforts inconsidérés, voir extravagants, pour renforcer « les normes islamiques ».

En effet, avec l’ouverture économique du pays, le conformisme qui régnait à l’époque des Talibans, obligeant femmes et hommes à suivre à la lettre le code vestimentaire imposé, s’est peu à peu assoupli. Des espaces de « permissivité », souvent liés aux espaces de consommation, ont commencé à apparaître dans Kaboul. La jeunesse, avide de divertissement après les années d’austérité imposées par le régime des « mollah », a commencé à tester les frontières des interdits. Les jeunes filles issues des classes sociales éduquées et urbaines en particulier, ont calqué leur apparence sur la mode iranienne et sur les figures féminines des très populaires séries indiennes Tulsi et Perena, en portant du maquillage et des chader [3] chatoyants sur des blouses plus courtes. Les garçons ont revêtu les blue jeans et ont laissé pousser leurs cheveux, cherchant à ressembler aux stars de leurs films Bollywood préférés. Avec le renouveau de l’industrie du mariage, d’extravagants wedding halls (salle de mariage) aux noms exotiques se sont érigés en périphérie de la ville. Sham-e Paris (nuit parisienne) avec sa réplique de la tour Eiffel illuminée devant le parvis d’entrée, est un vaste complexe au luxe ostentatoire exhibant des salles de réceptions, des salons de coiffure, des boutiques de tenues de soirée et des studios de photographes spécialistes du mariage. En réponse à cette nouvelle demande pour le mariage dans sa version « moderne », les salons de beauté ont fleuri dans la ville. Ceux-ci sont devenus l’activité économique de prédilection de nombreuses femmes et par conséquent, de rares lieux de sociabilité féminine en dehors des cercles familiaux.

Perçue comme une invitation ouverte à l’exhibition sexualisée de soi, cette mode tape-à-l’œil mise en vitrine dans les magasins du centre ville fait l’objet de commentaires permanents dans les médias et les cercles politiques. Ainsi, la sphère publique s’est vue assimilée à la consommation de luxe individuelle, et par conséquent, à un mode de vie perçu comme contraire à l’islam. En mars 2007, par exemple, on pouvait lire dans le journal national hebdomadaire Arman e Mili, une publication de l’Alliance du Nord (le parti Jamiat e Islami du Commandant Massoud), un article intitulé « Les femmes font mauvais usage de la démocratie ». L’article rapportait les propos de la directrice du département des Affaires féminines de la province de Balkh (nord du pays) qui se plaignait « des tenues découvertes et indécentes portées par les femmes lors des cérémonies de mariages ». Dans l’interview qu’elle donnait au journal, Feriba Majid exprimait son inquiétude vis-à-vis de comportements qu’elle considérait comme représentatifs d’une mauvaise compréhension du droit des femmes et de la démocratie. Elle ajoutait enfin : « Chacun interprète la démocratie à sa guise, mais certaines femmes déshonorent les autres en se montrant à moitié nues à ces fêtes. Ceci est inacceptable et l’islam condamne de telles attitudes ». Elle concluait en annonçant le recrutement d’agents officiels féminins pour contrôler les tenues portées par les femmes lors d’occasions spécifiques comme les mariages. Un mois plus tard, le même journal publiait une tribune sous le titre : « Se dévoiler n’est pas un signe de démocratie » dans laquelle l’auteur dénonçait ces « filles qui vont à l’école ou à l’université habillées comme pour se rendre à une fête de mariage ». L’auteur demandait au gouvernement de renforcer les « principes islamiques » en s’assurant que les jeunes filles soient voilées correctement dans les espaces publics.

Les transformations liées à l’ouverture anarchique du marché et la présence de forces d’occupation étrangères ont réveillé des anxiétés qui s’articulent dans des termes spécifiquement genrés. Afin de se préserver de ce qu’elle conçoit comme une menace pour le bien public et pour sa souveraineté, la classe politique afghane a multiplié les initiatives visant à renforcer la prescription islamique de la modestie. Les partis politiques et le gouvernement se sont lancés dans cette surenchère nationaliste en proposant de rétablir la police des mœurs, de fermer le ministère des Affaires féminines, de mettre fin au système des quotas et de revenir à une version plus stricte de la shari’ah.

Filles « Talibans » et filles « modernes »

Les étudiantes du dortoir des filles de l’université de Kaboul sont sur la ligne de front de cette bataille. Elles comptent parmi celles qui doivent façonner leurs performances publiques (Goffman 1969) en fonction de scénarios de genre culturellement intelligibles (Billaud 2012). Pour préserver leur réputation, elles doivent montrer leur participation à un système moral au sein duquel leur corps fait l’objet d’une attention permanente.

Les performances des jeunes filles dont les familles se sont exilées en Iran ou au Pakistan pendant la guerre et le régime des Talibans diffèrent de celles qui sont restées à Kaboul, et qui ont fait l’expérience de la peur de la sanction publique. Épargnées par ces traumatismes, les premières ont ramené à Kaboul des modes de vie, des pratiques vestimentaires et des interprétations de l’islam autres : elles s’intéressent à la mode, fréquentent les malls (centres commerciaux) du centre ville, et pratiquent de manière plus souple la ségrégation entre garçons et filles, en acceptant parfois de donner leur numéro de téléphone à leurs camarades du sexe opposé. Leur relative ignorance de l’humiliation publique et une certaine conviction de leur bon droit les rend plus à même de tester les frontières du permissible. Elles justifient leur apparence « moderne » (en dari : emrûzi, modern) et leur volonté d’acquérir une éducation, par des arguments qui relèvent du féminisme islamique, même si elles n’utilisent pas ce terme en raison de sa charge symbolique et émotionnelle. Afin de se prémunir des critiques, elles font référence au principe islamique selon lequel une bonne musulmane doit à la fois avoir une apparence modeste et plaisante. Elles citent Aisha, la « mère des croyants », comme un modèle de figure féminine éduquée. Leur émancipation ne s’articule donc pas en termes de rupture avec la « culture » et la « religion » mais passe plutôt par une « répétition subversive des normes » (Butler 1988).

En revanche, les jeunes filles qui ont grandi à Kaboul ont développé un habitus plus conforme aux normes dominantes. Elles se voilent de façon plus classique, portent des shalwar kamiz [4] traditionnelles, évitent tout contact avec le sexe opposé, et sortent rarement du dortoir en dehors des cours. La vie sobre qu’elles s’imposent est raillée par les étudiantes d’apparence plus moderne, qui les surnomment les « Talibans ». Pour elles, la confiance que leurs familles leur accordent en acceptant qu’elles vivent seules nécessite qu’elles se concentrent sur leurs études. La mode et les cosmétiques sont les attributs de la superficialité, une valeur qu’elles jugent contraire à l’islam.

Ces exemples révèlent l’impossibilité pour les jeunes filles de passer outre le catalyseur émotionnel que génèrent les symboles et les idées nationalistes ravivés par la présence de forces étrangères. Si certaines d’entre elles osent réinterpréter les normes pour les mettre en accord avec leur désir d’exprimer leur appartenance à une classe éduquée et « moderne », les pratiques des unes comme des autres démontrent une volonté de préserver les valeurs islamiques et de s’inscrire dans un univers moral commun. Le conformisme qui domine dans la sphère publique afghane ne doit donc pas faire l’objet d’une lecture culturelle essentialiste : il participe aussi d’une forme de résistance à la domination occidentale.

Bibliographie

  • Billaud, J. 2012. « Suicidal performances : voicing discontent in a girls’ dormitory in Kabul », Culture, Medicine, Psychiatry. vol. 36, n° 2, p. 264-285.
  • Butler, J. 1988. « Performative acts and gender constitution. An essay in phenomenology and feminist theory », Theatre Journal, vol. 40, p. 519–531.
  • Cohen, S. 2002. Folk devils and moral panics. The creation of the Mods and Rockers, Londres : Routledge.
  • Goffman, E. 1969. The presentation of self in everyday life, Londres : Allen Lane.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Julie Billaud, « « Les femmes font mauvais usage de la démocratie ». Visibilités des jeunes Afghanes et paniques morales dans Kaboul post-Talibans », Métropolitiques, 29 juin 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Les-femmes-font-mauvais-usage-de.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires