Librairie Le Moniteur, février 2010. Nous avons rendez-vous, l’architecte japonais Kengo Kuma et moi, pour présenter conjointement nos deux livres fraîchement parus. Le mien est une monographie – « décalée », comme l’indique le titre – de Kuma lui-même, que j’ai suivi au travail huit mois durant, quelques années plus tôt. Celui de Kuma est intitulé Studies in Organic, et l’architecte y revient, de manière critique, distanciée, sur les voies qu’il a empruntées, les hypothèses de travail qui ont été les siennes, les réappréciations qu’il a récemment opérées au profit de l’idée de l’architecture comme matière organique. Comment croiser les ambitions de ces deux ouvrages ?
Dans la monographie que je consacre à Kuma, il s’agit de comprendre, au moyen de l’ethnographie, comment un objet architectural – en l’occurrence un objet signé Kengo Kuma & Associates – vient à l’existence en en saisissant l’avènement au quotidien, dans la pratique d’agence. L’entreprise ethnographique consistait moins à décrire des architectes en train de travailler (le propos classique de la sociologie des architectes), que ce à quoi assistent (dans le sens d’être témoin) et ce qu’assistent (dans le sens d’accompagner) les architectes au travail : les articulations plus ou moins fructueuses de la matière, les expériences, les traitements et leurs effets. Après coup, le pari que Kuma a tenu avec moi en acceptant que je les ethnographie, lui et son architecture, me semble presque extravagant : Kuma m’avait laissée décrire quelque chose en train d’advenir qui, d’une certaine façon, était sans commune mesure avec ce qui est effectivement advenu (le projet Tokyo MidTown que j’ai suivi assidûment durant les mois passés dans son agence finit par avoir une forme totalement différente de la version que je décris longuement dans le livre, par exemple). Kuma s’est laissé décrire d’autre part en pleine transmutation : les locaux que je dépeins ne sont plus aujourd’hui et l’agence KKAA est installée dans un bâtiment conçu par Kuma lui-même, qui offre à la pratique architecturale d’autres conditions. Entre la situation que j’ai connue (qui est celle de 2003) et celle d’aujourd’hui, il y a donc un écart, et dans cet écart plein de menus détails qui peuvent faire une différence colossale – suffisante, en tout cas, pour ne pas voir dans ce que je décris une situation générique, qui rendrait compte de principes essentiels à l’œuvre dans l’architecture de Kuma.
La distance qui sépare ce que j’ai décrit alors de ce que je pourrais décrire aujourd’hui, Kuma la met lui-même en scène dans son dernier ouvrage, qui rend compte de l’architecture comme recherche. Kuma, en quelque sorte, y fait sa propre histoire, y produit sa propre sociologie, qui réfère tant à un travail de la pensée, précisément, qu’aux conditions d’exercice de l’architecture, conditions sociales, du Japon lui-même, conditions de l’architecture. Il souligne ainsi l’écart qui le sépare de cet autre essai dont il est l’auteur, Anti-Object (paru en japonais en 2000, en anglais en 2008). En 2000, il s’agissait pour Kuma de « dissoudre ou fragmenter l’architecture », de l’« effacer » même. « To erase architecture » a été le mot d’ordre qui a guidé son architecture pendant longtemps. Mon attention, en 2003, avait porté précisément sur les techniques de fragmentation, de pixellisation, de la matière architecturale. Ce que je décris constitue ainsi des traces d’un paradigme que Kuma a, depuis, dépassé et auquel il substitue, dans ce nouvel ouvrage, le lien au corps, à l’organique. L’architecture comme un système de relations dans lequel l’objet architectural devient un existant et se retrouve doué d’autonomie. Après avoir si longtemps tenté de la faire disparaître, il la fait exister à nouveau.
Malgré ces écarts, nos deux ouvrages se font étonnamment écho lors de notre rencontre au Moniteur. Au point que Kuma, publiquement, m’interpelle : « Comment avez-vous fait pour comprendre ? » L’épreuve, semble-t-il, est réussie. Pour Kuma, quelque chose de son architecture – architecture du détail, attentive à la qualité des matériaux, à leurs articulations sourdes, leurs agencement invisibles – a été saisie par cette forme de portrait a priori dépersonnalisé, qui dépeint l’architecture distribuée [1] entre un homme, avec un parcours architectural singulier (la formation, le passage aux Etats-Unis, la compromission avec l’architecture post-moderne, l’héritage japonais…), une agence (un espace de création qui porte son nom), une équipe, des matériaux et des supports de conception en tous genres, et de multiples réalisations qui, au Japon comme à l’étranger, ponctuent de leurs marques distinctives (du bois, des persiennes…) les paysages les plus divers. Quelque chose de son intention a pu émerger autrement que par le discours, qui l’ouvre plutôt qu’elle ne la ferme en une esthétique figée.
L’architecture de la disparition n’est plus… vive l’architecture organique ! Mais reste, de l’une à l’autre, cette philosophie des détails que Kuma oppose à la perspective de projet classique, basée sur la planification ou la section, et qui garde les détails des matériaux pour la fin. Kuma se targue, au contraire, de partir des matériaux, de leur laisser de la marge en quelque sorte. Il oppose la ligne qu’il définit ainsi à celle de son illustre contemporain, Tadao Ando. Kuma, ce jour-là (à la surprise même de ses collaborateurs qui entendent l’image pour la première fois), dit procéder à la manière d’un poisson, qui pond plein d’œufs. Dans le lot, il y a des bons et des mauvais. Par ce procédé, il rend compte de la souplesse avec laquelle il travaille avec les membres de son équipe, les amenant à découvrir par eux-mêmes, à formuler des versions innombrables, à choisir enfin. Aux dires de Kuma, Ando, quant à lui, ne pond qu’un seul œuf, « c’est une méthode très stressante et autoritaire ».
Des œufs, il y en a effectivement beaucoup dans Studies in Organic. C’est manifeste dans le livre, qui recèle beaucoup de motifs à explorer, de lignes à tracer. Ça l’est encore davantage dans l’exposition du même nom qui a eu lieu en décembre 2009, à la Galerie MA, à Tôkyô – comme me le fait remarquer Kuma, une année précisément après une autre exposition, consacrée à Ando (« Challenges, Faithful to the Basis » dans laquelle Ando cherche à montrer ce qui est précisément inchangé dans son architecture depuis ses débuts). Dans une première salle, sur une estrade en U, des maquettes, échantillons de matériaux, plans, de différents projets. Dans le lot, la maquette du livre lui-même, avec la copie relue, annotée, celle de feuillets qui composent le texte – la pensée au travail, encore une fois, qui s’élabore conjointement dans les maquettes et dans l’écriture (et le concept ne précédant pas l’expérimentation, mais simplement en faisant partie). L’exposition se décline en trois parties, qui sont aussi celles du livre : « Contour » (le contour comme la « tension » extrême entre celui qui entreprend d’enterrer l’objet pour le faire disparaître et l’objet lui-même qui résiste), « Texture » (les matériaux, saisis pour leurs propriétés distinctives, par leurs détails essentiels, par leurs particules), « Organisation » (les essais d’agencement de la texture à l’environnement destiné à la recevoir, les manipulations, les motifs).
Comme un organisme effectivement, l’architecture de Kuma évolue vite, se régénère, se transmute, en expérimentant continuellement de nouvelles matières, de nouveaux procédés, de nouveaux motifs, etc. Des persiennes de bois qui signaient son œuvre il y a quelques années, nous sommes aujourd’hui face à des motifs multipliés, proliférants, pour dire le petit, l’organique, pour « briser la masse ». De nouveaux projets (Granada Performing Arts Center, SX Project...) montrent le travail autour de cellules, le modèle des nids d’abeilles, ou des plis (Asakusa Tourist Information Center). Dans une autre pièce sont exposées deux très grandes maquettes : celle du projet du FRAC de Besançon avec sa toiture pixellisée ; celle de l’opéra en Chine, avec ses alvéoles. Des persiennes, un peu, encore. Oribe Tea Room : « paper snake », un serpent en origami, avec ses pliures. Pour le TCP Project, la maquette montre une expérimentation autour de fils de coton et propose des formes de tissage. Makeru kenchiku, « architecture dominée », ou vaincue, plutôt qu’architecture dominante. Pour l’ami japonais qui m’accompagne lors de cette visite (il s’agit de Chihiro Minato, artiste et anthropologue, avec qui je signe la monographie sur Kuma), c’est cette proposition qui est proprement révolutionnaire, l’idée d’une architecture qui adviendrait de manière circonstancielle, quasiment hasardeuse, dans la rencontre, qui deviendrait au sens de Gilles Deleuze, suivant son propre chemin et sans qu’une voix d’autorité (comme celle de l’architecte) puisse rendre compte à elle seule de ce qui s’est produit.