Le long du corridor littoral Tanger-Nouakchott-Dakar, le passage de Rosso sur le fleuve Sénégal est à la fois frontière et rupture de charge. Chaînon manquant de l’interconnexion des réseaux routiers entre Maroc, Mauritanie et Sénégal, il est un observatoire discret des mobilités et des circulations entre les trois pays voisins. De part et d’autre du fleuve, reliées par un bac, deux villes se font face. Rosso Mauritanie, environ 33 000 habitants en 2013, regarde depuis la rive septentrionale Rosso Sénégal, qui en compte environ 10 000. Cette dernière est la deuxième porte d’entrée du pays en nombre de voyageurs après l’aéroport international de Dakar. Notre objectif est de comprendre le rôle de ce point nodal entre Maghreb et Afrique de l’Ouest, au moment où le Maroc se tourne économiquement et diplomatiquement vers ses voisins subsahariens (Mareï 2017 ; Daviet 2013 ; Wippel 2004). De ce point de vue, Rosso peut être envisagé comme un carrefour des routes commerciales entre Afrique de l’Ouest et Maroc, alors que ce dernier a entamé son processus d’adhésion à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de sa réintégration dans l’Union africaine début 2017. Entre flux formels et informels, entre marchandises locales et produits made in China, entre transporteurs internationaux et petits « businessmen », le poste frontière de Rosso [1] est un de ces « espaces discrets » (Choplin, Pliez 2018) qui permet de comprendre comment mondialisation et régionalisation façonnent les territoires, de la frontière aux espaces transnationaux. Suivre la route depuis Rosso (Choplin et Lombard 2010) mène ensuite aux marchés de Dakar et de Nouakchott, à la recherche des produits et des commerçants rencontrés autour du fleuve.
Commerces, mobilités et circulations entre les deux Rosso
Le bac de Rosso permet d’observer les imbrications entre des territoires éloignés, des villes, marchés de consommation et lieux d’approvisionnement entre lesquels hommes et marchandises circulent. Les marchandises proviennent principalement du nord, et parmi elles, tant en termes de volumes que de valeur, les fruits et légumes en provenance du Maroc, parfois d’Espagne (figure 1a), qui arrivent par camions frigorifiques entiers. Ce commerce représente 80 % des recettes du bureau de douane de Rosso Sénégal, soit 5 milliards de francs CFA en 2016.
D’autres produits traversent la frontière en direction du sud, en provenance du Maroc (matériel industriel et de construction, vêtements, chaussures, meubles, huile d’argan, etc.) ou d’Europe (bétail, fruits et légumes). Les voitures d’occasion destinées à la revente empruntent aussi la route depuis l’Europe. Elles sont conduites par des Sénégalais « de l’extérieur », commerçants occasionnels ou professionnels, qui continuent parfois la route en direction de la Gambie, de la Guinée ou du Mali, pays qui acceptent l’importation de véhicules de plus de huit ans, contrairement au Sénégal. Le flux de voitures et camions particuliers, remplis de produits de consommation courante à destination de la famille ou d’un petit commerce transnational (figure 1b), est particulièrement dense à l’approche de la fête religieuse du grand Magal de Touba [2] qui draine chaque année des millions de fidèles mourides (Bava et Gueye 2001).
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
Au quotidien, les « gens du fleuve », bien souvent issus de familles transnationales installées des deux côtés de la frontière (Dimé 2016), empruntent indifféremment le bac, gratuit pour les piétons, ou la flottille de pirogues privées. Ces riverains bénéficient d’un statut spécial qui les autorise à passer librement la frontière et leur permet de mettre en œuvre des activités des deux côtés, comme le commerce de produits alimentaires achetés en Mauritanie, souvent en provenance du Maroc, et revendus plus chers au Sénégal.
Ainsi, la rupture spatiale créée par la frontière a entraîné le développement d’activités commerciales de part et d’autre du fleuve, pour servir une clientèle de passage nombreuse. En plus du petit commerce de subsistance pratiqué autour du bac ou dans les gares routières des deux Rosso, des boutiques sont installées à l’entrée des zones douanières. Côté sénégalais, il s’agit d’échoppes de téléphonie mobile, permettant l’envoi d’argent pour les voyageurs bloqués par des frais de douanes imprévus, mais aussi de restauration rapide, des cafés, ou encore des magasins proposant des articles du quotidien (chaussures, vêtements). Côté mauritanien, un marché plus imposant s’est développé après le poste frontalier. Les boutiques y vendent notamment, au détail, en demi-gros ou en gros, des melehfat, ces voiles colorés dont se couvrent les femmes, ainsi que d’autres articles made in China – chaussures, nattes, vaisselle, parfums et vêtements – achetés aux grossistes de Nouakchott ou bien à ceux de Dakar (figure 2).
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
Passages, contrôles et attente à Rosso Sénégal et Rosso Mauritanie
Tous les marqueurs de la frontière sont présents des deux côtés du fleuve : zone douanière délimitée par de hauts murs, entrées filtrées par la police, règlements douaniers et policiers affichés à destination des voyageurs (figure 3a), services sanitaires, bureaux de déclaration des marchandises. Côté sénégalais, dès la descente du bac, l’espace environnant est dédié à la déclaration de la marchandise transportée et au paiement des droits de douane. Les temps d’attente peuvent être longs, jusqu’à 48 heures parfois, lorsqu’il y a désaccord sur les montants demandés ou lorsque la personne taxée n’est pas en mesure de régler la somme demandée et doit attendre de recevoir de l’argent du commanditaire des biens qu’elle transporte. Les véhicules et leur cargaison subissent un deuxième contrôle au sortir de la ville : la brigade mobile de Rosso dispose d’un portique flambant neuf permettant de vérifier le contenu des camions sans en ouvrir le chargement (figures 3b et 3c). Il faut ensuite encore compter avec les contrôles inopinés entre la frontière et la destination finale.
Au temps pris par les formalités douanières s’ajoute celui du passage du fleuve. Deux bacs, dont la gestion est assurée par la Mauritanie en permettent la traversée plusieurs fois par jour (figure 3d). Une barge ne pouvant accueillir que deux semi-remorques par passage et quelques véhicules de particuliers, les transporteurs doivent parfois faire la queue plusieurs heures avant de traverser. Le service s’arrête à la nuit tombée ; il ne reste alors plus que les pirogues. Toute une économie s’est ainsi constituée autour des postes frontaliers, avec ses intermédiaires qui aident au passage : transitaires s’occupant des démarches administratives de dédouanement de la marchandise, transporteurs prenant le relais des conducteurs arrivant d’Europe, changeurs de devises.
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
Les marchés émetteurs de circulations marchandes régionales
La route depuis les deux Rosso se poursuit, en direction des marchés de Dakar puis de Nouakchott, mentionnés par les commerçants des deux rives comme étant leurs lieux d’approvisionnement.
Les marchés de Dakar se trouvent au croisement de flux commerciaux de différentes origines. Lieux d’approvisionnement pour les commerçants de tout le pays, ce sont aussi des lieux de réexportation en direction de Rosso et de la Mauritanie. C’est le cas des Allées du Centenaire, « centrale d’achat » historique des produits chinois (Bertoncello et Bredeloup 2009 ; Diop 2009 ; Marfaing 2015). Ce marché de gros et demi-gros propose des produits made in China entrant par le port de Dakar. Les boutiques, tenues par des commerçants chinois ou sénégalais, s’adressent principalement à des professionnels, sénégalais mais pas seulement, qui achètent le prêt-à-porter au carton. Les commerçants mauritaniens en sont des clients réguliers, selon les grossistes interrogés. Les commerçants des deux Rosso s’y approvisionnent également.
D’autres marchés dakarois sont a contrario approvisionnés par la route depuis la Mauritanie et le Maroc, et constituent la destination finale des produits qui traversent le fleuve Sénégal du nord vers le sud. Les boutiques de la rue Mohamed V dans le quartier du Plateau en sont un parfait exemple (figure 4). Tenues par des familles vivant entre Maroc et Sénégal, elles proposent des produits marocains : vêtements, chaussures en cuir, tapis de prière, artisanat, etc., mais aussi des produits turcs, importés via le Maroc.
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
À Nouakchott, les liens avec le Maroc mais aussi avec Dakar sont importants et visibles dans les principaux marchés. Au marché Capitale comme au marché Cinquième, les vêtements pour homme de style européen sont nombreux à venir du Maroc par la route, indice d’une réexportation de produits made in China depuis ce pays. Quelques boutiques mettent en avant d’autres filières, turque ou italienne (figure 5). Les liens avec Dakar sont aussi importants, notamment au marché Cinquième, dont les commerçants et la clientèle sont majoritairement ouest-africains (Choplin 2009) : les wax, tissus fabriqués en Chine ou en Europe, mais aussi les chaussures made in China, sont pour partie achetés dans les marchés de Dakar (figure 6). D’autres filières alimentent directement le port de Nouakchott et les grossistes du marché Sixième en « chinoiseries », bien souvent via le port de Dubaï. Enfin, les camions frigorifiques marocains sont également visibles dans le marché alimentaire de gros « mosquée marocaine », dans le centre de Nouakchott. Les filières d’approvisionnement se croisent donc dans les marchés de Nouakchott, signalant là encore des liens commerciaux entre Maroc, Mauritanie et Sénégal, et, plus loin, avec l’Europe et l’Asie.
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
© Bouhali, Mareï, Dimé, 2017.
S’arrêter à Rosso, c’est observer une Afrique mondialisée, depuis un lieu où les flux d’hommes et de marchandises se croisent ; où les échelles s’imbriquent, du local au global. Petits et grands entrepreneurs jouent des différentiels créés par la frontière en construisant leur business entre plusieurs places marchandes, entre plusieurs pays, et participent d’un développement économique régional « par le bas », en dépit des contraintes institutionnelles. Le dispositif spatial qui s’articule autour du passage de Rosso depuis les marchés émetteurs jusqu’aux marchés récepteurs, de Dakar, Nouakchott et plus loin au Maroc, est un bel exemple de cette autre mondialisation (Choplin et Pliez 2018) qui se joue au quotidien, de part et d’autre du fleuve Sénégal.
Bibliographie
- Bava, S. et Gueye, C. 2001. « Le grand magal de Touba : exil prophétique, migration et pèlerinage au sein du mouridisme », Social Compass, vol. 48, n° 3, p. 421-438.
- Bertoncello, B. et Bredeloup, S. 2009. « Des rues globales marchandes ? Les allées du Centenaire à Dakar, Huanshi middle road à Guangzhou (Canton) », Géographie et cultures, n° 71, p. 25-40.
- Choplin, A. 2009. Nouakchott. Au carrefour de la Mauritanie et du monde, Paris : Karthala, Prodig ».
- Choplin, A. et Lombard, J. 2010. « “Suivre la route”. Mobilités et échanges entre Mali, Mauritanie et Sénégal », EchoGéo, n° 14.
- Choplin, A. et Pliez, O. 2018. La Mondialisation des pauvres. Loin de Wall Street et de Davos, Paris : Éditions du Seuil.
- Daviet, S. 2013. « Maghreb des entrepreneurs : les horizons du Sud », L’Année du Maghreb, n° 9, p. 193-210.
- Dimé, M. 2016. « Au confluent de “l’arabité” et de “l’afriquité” ? La zone-frontière de Rosso comme espace de déploiement de dynamiques ambivalentes d’intégration transnationale entre le Sénégal et la Mauritanie », in M. Diouf et S. Diagne (dir.), Les Sciences sociales au Sénégal. Mise à l’épreuve et nouvelles perspectives, Dakar : Codesria, p. 97‑117.
- Diop, A. 2009. « Le commerce chinois à Dakar. Expressions spatiales de la mondialisation », Belgeo. Revue belge de géographie, n° 3-4, p. 405‑424.
- Mareï, N. 2017. « Régionalisation entre Maghreb et Afrique de l’Ouest : regard géographique », Revue Interventions économiques, p. 33-36.
- Marfaing, L. 2015. « “Dakar 2025” : l’avenir du commerce ambulant face aux stratégies d’aménagement de la municipalité », Métropolitiques, 27 mai.
- Wippel, S. 2004. « Le renouveau des relations marocaines avec l’Afrique subsaharienne : la création d’un espace économique transsaharien », in L. Marfaing et S. Wippel (dir.), Les Relations transsahariennes à l’époque contemporaine, Paris : Karthala, p. 177‑187.