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La privatisation silencieuse de la production des espaces logistiques

La multiplication des plates-formes logistiques à la périphérie des grandes métropoles n’est pas sans effets sur les recettes fiscales des communes. À partir d’une enquête conduite en Île-de-France, Nicolas Raimbault décrit les enjeux associés à l’aménagement et la gestion de ces nouvelles zones d’activités économiques.

Pour répondre à une demande croissante en services logistiques, les entrepôts, dits aussi plates-formes logistiques, se multiplient dans les périphéries des grandes métropoles (Hesse 2008 ; Dablanc et Frémont 2015). En Île-de-France, plus de 6 millions de m² d’entrepôts ont par exemple été construits entre 2000 et 2009 [1]. Ce rythme intense de production d’espaces dédiés à ces activités marque le paysage, non seulement des banlieues, mais de plus en plus celui des couronnes périurbaines (figure 1). Ces implantations logistiques constituent des nœuds majeurs pour les flux de marchandises et entraînent une importante consommation foncière. Gisement d’emplois, notamment ouvriers, elles constituent dans le même temps des sources importantes de recettes fiscales pour les collectivités. Elles participent donc des mutations de la géographie économique et sociale des métropoles contemporaines, notamment des transformations des territoires ouvriers (Raimbault 2019).

Malgré cet impact sur la géographie métropolitaine, le développement logistique échappe encore largement à la planification régionale ou métropolitaine (Raimbault et al. 2019). Au contraire, le principal produit immobilier destiné à ce secteur d’activité, le parc logistique, suppose une privatisation des politiques locales d’aménagement et de gestion des zones d’activités économiques (Raimbault 2016).

S’appuyant sur une analyse fine du marché de l’immobilier logistique et de ses acteurs, et sur plusieurs études de cas de pôles logistiques situés en Île-de-France [2], cet article a pour objectif de décrire les ressorts de cette privatisation et les raisons pour lesquelles celle-ci n’apparaît pas comme un problème public mais au contraire comme une solution, essentiellement locale, aux enjeux soulevés par le développement logistique. Il distingue plusieurs défis pour l’action publique métropolitaine.

Le succès du parc logistique privé

Le marché immobilier logistique est récent : il ne s’est véritablement structuré qu’à partir du milieu des années 1990 en Europe (et pendant les années 1980 aux États-Unis). Inscrit dans la dynamique de financiarisation de l’immobilier [3], il est rapidement dominé par de grandes firmes internationales, spécialisées dans l’immobilier logistique, exerçant à la fois les métiers de promoteur, de gestionnaire de fonds [4] et d’aménageur.

Leur modèle économique est intimement lié à un produit immobilier particulier, le parc logistique privé (Raimbault 2016). Plutôt que de construire et mettre en location des entrepôts répartis dans différentes zones d’activités, les leaders de ce marché préfèrent développer et gérer des complexes fermés de plusieurs entrepôts, ayant un propriétaire et gestionnaire unique : le gestionnaire de fonds. Ce produit suppose donc que l’entreprise immobilière intègre la totalité de la chaîne de l’immobilier : la construction des bâtiments, mais aussi l’aménagement de la zone et sa gestion quotidienne, en lieu et place des communes ou intercommunalités qui aménagent et commercialisent traditionnellement les zones d’activités économiques et gèrent ensuite les espaces collectifs de ces zones, notamment la voirie. Cette dynamique s’oppose à celle des autres marchés immobiliers, au sein desquels les investisseurs et les gestionnaires de fonds ne souhaitent pas s’impliquer dans la production du bâti, laissant cette tâche à des promoteurs distincts, souvent locaux (Halbert 2013), l’aménagement restant généralement la chasse gardée d’acteurs publics.

Enfin, comparativement aux concentrations d’entrepôts dans de simples zones d’activités, les parcs logistiques constituent une solution d’aménagement, tant paysagère (unité architecturale et qualité paysagère) que fonctionnelle (évacuation efficace des flux de poids lourds vers l’échangeur autoroutier à proximité) qui convient aux collectivités. Closes et souvent cachées derrière des merlons paysagés, ces zones sont ainsi mises à distance des habitations. De plus, elles sont généralement desservies par un rond-point dédié menant à une voie autoroutière. Elles sont donc pensées pour que le trafic de poids lourds ne perturbe pas les espaces résidentiels proches ni ne gêne la circulation des riverains. Ce produit immobilier minimise en ce sens les nuisances locales des activités logistiques.

Une privatisation silencieuse des politiques d’aménagement et de développement économique local

Le principe des parcs logistiques conduit de fait à privatiser une partie des politiques locales d’aménagement – la conception, l’entretien de la zone logistique et même son accès relevant exclusivement du gestionnaire – et de développement économique – le choix des entreprises locataires du parc dépendant uniquement de son gestionnaire.

Cette privatisation ne relève pas uniquement de logiques marchandes, mais résulte également d’une demande d’action privée exprimée par les collectivités locales concernées par ces parcs logistiques, de plus en plus souvent des communes et intercommunalités périurbaines (Raimbault 2017). En effet, le principal et souvent le seul objectif de ces gouvernements locaux est de créer les conditions locales à même d’attirer des établissements logistiques, générateurs de fiscalité locale et d’emplois. Or, ces communes sont particulièrement petites et sont généralement situées en dehors des intercommunalités les plus puissantes (Raimbault et Bahoken 2014). Pour ces raisons, elles possèdent rarement les ressources administratives, opérationnelles et financières permettant de conduire les projets d’aménagement d’envergure nécessaires à la création de zones logistiques.

Figure 1. Parcs logistiques et « entrepôts XXL » en Île-de-France

Carte publiée dans : N. Raimbault, « Logistique : émergence d’un nouveau marché immobilier », Note rapide de l’IAU Île-de-France, n° 666, 2014, Paris. URL : www.institutparisregion.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_1086/NR_666_web_derniere_version.pdf.

C’est notamment le cas du parc logistique du Val Bréon, d’une superficie de 200 hectares développés dans la communauté de communes du même nom [5] située à 50 kilomètres de Paris. Cette collectivité de 15 000 habitants décide à la fin des années 1990 d’accueillir une zone logistique pour augmenter ses recettes fiscales grâce aux impôts locaux acquittés par les entreprises. Or, elle ne possède pas les capacités financières, techniques et même administratives pour mener à bien ce projet. C’est la raison pour laquelle le modèle du parc logistique privé se présente alors aux yeux des élus locaux comme une solution efficace : c’est le développeur-gestionnaire immobilier qui finance le développement du parc et qui conduit techniquement l’opération. Pour le parc logistique du Val Bréon, le rôle de l’entreprise privée s’étend même au pilotage politique de l’opération, avec la prise en charge de la révision des documents d’urbanisme et surtout la résolution d’un conflit majeur avec une association environnementale, avec laquelle les élus locaux n’arrivaient pas à négocier.

Selon ces mécanismes, le modèle économique du parc logistique apporte une capacité à développer et gérer une zone logistique dans des territoires où les collectivités locales concernées n’ont pas la capacité de mener seules de tels projets. Grâce à ce type de coalition, les développeurs-gestionnaires immobiliers apportent la grande partie des ressources nécessaires à la mise en œuvre des projets de zones logistiques. Le principe du parc logistique est donc un vecteur puissant de la périurbanisation logistique.

Enfin, le principe du parc logistique privé est également plébiscité par les acteurs publics locaux parce qu’il leur offre un sentiment paradoxal de maîtrise sur ces espaces. C’est de cette façon que l’on peut expliquer le succès de Prologis, qui a développé deux parcs logistiques à Moissy-Cramayel au sein de la ville nouvelle de Sénart, située à 35 kilomètres au sud-est de Paris (figure 2). L’aménagement de la ville nouvelle est supposé être exclusivement aux mains d’un établissement public d’aménagement (EPA), dépendant de l’État et fort d’importantes capacités financières et techniques. L’EPA y développe ainsi plusieurs zones logistiques sous la forme classique de zones d’activités. Toutefois, les élus de Sénart ont l’impression de ne pas maîtriser ce développement économique : derrière les entrepôts des zones d’activités aménagées par l’EPA cohabitent de nombreux propriétaires, souvent inconnus des collectivités locales. Si ces derniers ne retrouvent pas de locataires, la zone se transforme en friche sans que les acteurs publics soient en mesure d’identifier des interlocuteurs à même de proposer une solution. À l’inverse, dans le cas du parc logistique, le responsable est clairement identifié. C’est un interlocuteur durable qui s’engage à gérer son parc dans le temps long, et à qui l’on peut demander des comptes. Dans ces conditions, le maire de Moissy-Cramayel a été séduit par le principe du parc logistique privé, alors même qu’il consiste en une délégation complète des pouvoirs d’aménagement et de gestion d’une zone au gestionnaire privé (tandis que les communes et l’intercommunalité gardent ces pouvoirs sur les zones aménagées par l’EPA).

Figure 2. Parcs logistiques à Moissy-Cramayel (Seine-et-Marne)

Source : Prologis, DR.

Quel aménagement pour les grandes périphéries urbaines ?

Finalement, le système actuel de production des espaces logistiques est extrêmement efficace pour les différentes parties prenantes. Il offre à la fois des espaces bon marché pour les activités logistiques et un relatif développement économique, en termes de fiscalité locale et d’emplois, à des territoires en périphérie urbaine qui ne sont souvent pas en capacité d’attirer des entreprises par eux-mêmes.

Le principe du parc logistique privé s’oppose toutefois de manière frontale au principe même d’une politique d’aménagement régional de zones logistiques, que pourraient justifier les enjeux environnementaux et sociaux soulevés par ces implantations. Avec le parc logistique privé, c’est l’industrie de l’immobilier logistique qui planifie ses investissements : les gouvernements locaux se contentent de négocier leur atterrissage. Les entrepôts sont ainsi éloignés des lieux de résidence des ouvriers de la logistique, dans des communes mal desservies en transports en commun, ce qui complique l’accès aux emplois de ces populations peu qualifiées.

Avec le parc logistique privé, l’action publique est par ailleurs largement aveugle aux enjeux de production des services logistiques, qu’il s’agisse de favoriser les modes de transport plus écologiques (ferroviaire et fluvial) ou d’emploi : conditions de travail, adéquation avec le marché du travail local, déplacements domicile-travail. En effet, les acteurs publics locaux n’ont, dans ce cadre, plus de relations avec les utilisateurs d’entrepôts, les entreprises et les salariés qui produisent les services logistiques, puisque ces derniers sont uniquement représentés par le gestionnaire du parc. La logistique devient alors une boîte noire pour les acteurs publics locaux. Toutefois, à rebours de ces dynamiques d’invisibilisation découlant de la privatisation de la production de l’espace, de plus en plus de grèves et de luttes ont lieu depuis quelques années autour des entrepôts : ces mouvements sociaux sortent progressivement de cette boîte noire les mondes ouvriers de la logistique (Benvegnù et Gaborieau 2017).

Enfin, l’analyse de la production des espaces logistiques révèle une dynamique plus générale de privatisation des politiques d’aménagement des grandes périphéries urbaines, à partir du moment où les acteurs des marchés immobiliers deviennent aussi des aménageurs fonciers. À ce titre, les ressorts de la production des espaces logistiques sont certainement comparables à ceux de certains lotissements pavillonnaires (Callen 2011) et centres commerciaux. Alors que les grandes périphéries urbaines retiennent rarement l’attention des gouvernements et des institutions publiques intervenant à l’échelle métropolitaine, la financiarisation de l’immobilier soulève des enjeux cruciaux de maîtrise foncière publique dans la fabrique de ces périphéries, tant en termes de planification que d’outils publics de l’aménagement opérationnel.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Nicolas Raimbault, « La privatisation silencieuse de la production des espaces logistiques », Métropolitiques, 12 décembre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/La-privatisation-silencieuse-de-la-production-des-espaces-logistiques.html

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