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La transformation des foyers de travailleurs migrants : des « accommodements raisonnables » ?

Les foyers de travailleurs migrants sont depuis leur origine un type d’habitat dérogatoire. Leur transformation actuelle en « résidences sociales », censée les ramener dans le droit commun, ne se fait pourtant pas sans ambiguïtés. Entre principes universalistes et tolérance dans la pratique aux besoins particuliers des résidents, elle dessine les contours d’une politique d’« accommodements raisonnables ».

Les foyers de travailleurs migrants, construits pendant les Trente Glorieuses pour héberger des hommes immigrés isolés, connaissent aujourd’hui de profondes mutations [1]. Depuis 1995, ils sont progressivement réhabilités et transformés en « résidences sociales ». À terme, la catégorie même de « foyer de travailleurs migrants » est amenée à disparaître au profit de celle, plus générique, de « résidence sociale ». Que recouvre ce changement sémantique et que nous dit-il de la place des immigrés dans les politiques du logement en France ? Sujet largement ignoré du débat public, la transformation des foyers de travailleurs migrants donne à voir les hésitations et les contradictions de l’action publique face aux pratiques culturelles et aux modes de vie communautaires des migrants, en particulier originaires d’Afrique subsaharienne. Entre traitement spécifique et droit commun, entre approche reconnaissant la diversité des pratiques culturelles et modèle universaliste, des conceptions idéologiques s’opposent dans les discours. Pour autant, dans sa mise œuvre, la transformation des foyers met en évidence des positions plus hybrides et plus pragmatiques, qui tendent vers un rapprochement du droit commun, sans jamais l’atteindre, et vers une tolérance de certaines pratiques culturelles et communautaires des migrants. Peut-on y voir, autrement dit, des « accommodements raisonnables » à la française ?

Un habitat dérogatoire à l’époque du « mythe du retour »

Construits entre les années 1950 et 1970, les foyers de travailleurs migrants sont à l’origine conçus pour accueillir, pendant un temps, une population d’hommes seuls venus en France pour travailler. Le « mythe du retour » (Sayad 1977) et l’urgence des besoins justifient alors la précarité des conditions d’hébergement offertes. En 1975, les foyers représentent environ 180 000 places à l’échelle nationale [2], construits à proximité des industries qui emploient cette main-d’œuvre étrangère. Ceux-ci ne forment toutefois pas un ensemble homogène et ont des histoires diverses. La Sonacotra [3], société d’économie mixte, édifie et gère plus de la moitié des établissements. Les autres, construits par les organismes HLM, sont gérés par des associations, issues pour certaines du patronat, pour d’autres de mouvances catholiques sociales ou tiers-mondistes.

Cette diversité d’organismes gestionnaires aboutit rapidement à une segmentation du parc : la Sonacotra accueille majoritairement des hommes originaires d’Algérie et du Maroc et met en œuvre une gestion de type « paternaliste autoritaire » (Hmed 2006). Elle construit des foyers sur le modèle de la chambre individuelle, celle-ci étant considérée comme un moyen de favoriser une émancipation individuelle des migrants plutôt que des fonctionnements communautaires. Parallèlement, quelques associations [4] sont créées spécifiquement pour prendre en charge les migrants d’Afrique subsaharienne originaires des pays récemment décolonisés, venant principalement de la vallée du fleuve Sénégal (Mali, Mauritanie, Sénégal). Ces associations s’appuient sur les structures communautaires et privilégient des modes d’hébergement collectifs (chambres à plusieurs lits et dortoirs) pour des migrants qui occupent alors taudis et caves insalubres. Ces « foyers africains » regroupent des hommes issus de communautés villageoises, qui s’organisent pour permettre le fonctionnement du système d’émigration et réguler la vie collective dans l’espace contraint que constitue le foyer (Bernardot 2006). Cela se traduit notamment par la création de caisses de solidarité villageoises, la transmission des lits entre les membres d’une même communauté, l’hébergement des membres de la famille ou du village dans des chambres déjà surpeuplées, l’organisation de cuisines collectives et l’installation d’activités commerciales et artisanales dans les foyers ainsi que l’utilisation de salles communes comme mosquées. Autrement dit, des formes de régulation de la vie collective et d’appropriation de l’espace se développent en dehors du cadre et des règlements établis par les gestionnaires et les pouvoirs publics (Quiminal 1991 ; Timera 1996).

Au-delà de cette hétérogénéité, les foyers présentent une caractéristique commune : ils sont construits et gérés dans un cadre dérogatoire à celui du logement social ordinaire. Dérogatoire du point de vue du bâti car sous-normés. Dérogatoire aussi du point de vue des droits des occupants, qui ne bénéficient pas d’un statut de locataire, les foyers relevant initialement d’une gestion de type hôtelier. Ce traitement spécifique et dérogatoire est alors justifié par le caractère supposé provisoire des foyers (Barou 1997).

L’appel au droit commun

Comme souvent dans l’histoire des dispositifs d’hébergement, le provisoire dure. De nombreux migrants, qui ne rentrent pas « au pays » et qui n’accèdent pas au logement ordinaire, se stabilisent dans des foyers qui vieillissent et, pour beaucoup, se dégradent. Au début des années 1990, les pouvoirs publics, qui affirment vouloir favoriser « l’intégration » des migrants, s’interrogent : un traitement spécifique se justifie-t-il ou faut-il privilégier une prise en charge par le droit commun, une « banalisation » du logement des immigrés ? La littérature grise de l’époque met en évidence des positions radicalement opposées.

En 1994, la Commission Nationale pour le Logement des Immigrés (CNLI) adopte une position différentialiste : elle préconise le maintien d’interventions spécifiques afin de parvenir à un droit au logement effectif pour les immigrés (Viet 1999). Elle considère les foyers de travailleurs migrants délabrés et suroccupés comme des lieux « indignes » qui doivent être réhabilités, mais elle ne remet pas en cause leur existence dans son principe. De plus, considérant le logement en général comme le lieu où « la culture d’origine peut continuer à s’exprimer, la sensibilité religieuse être préservée, les valeurs fondamentales être cultivées [5] », la CNLI affirme que les foyers de travailleurs migrants « remplissent plusieurs fonctions qui concourent à l’objectif d’intégration : foyer au sens de l’âtre, lieu de rassemblement, de culte, d’activités, de vie [6] ». Cette approche, qui ne considère pas traitement spécifique et intégration comme antinomiques, s’accompagne donc d’une certaine reconnaissance des modes de vie communautaires.

En 1996, le rapport sur « la situation et le devenir des foyers » présenté par Henri Cuq [7], député RPR des Yvelines, adopte une toute autre posture. Se revendiquant d’un universalisme républicain, il préconise une « banalisation du logement » et une « généralisation du droit commun », tout en condamnant avec virulence les modes d’organisation communautaires, sans s’interroger sur les conditions de leur émergence. Alors qu’ils ne représentent qu’une partie marginale du parc de foyers à l’échelle nationale – une cinquantaine d’établissements sur environ 700 – les « foyers africains » concentrent les griefs du député. Ce rapport s’inscrit dans un contexte de crispation du débat public sur la question de l’immigration, et en particulier de l’immigration d’Afrique subsaharienne (Timera 1997). Pour le député Cuq, il s’agit d’« en finir avec les zones de non droit » et de « démanteler les foyers d’Africains noirs comme système d’économie parallèle axé sur les villages d’origine des résidents, comme organisation communautaire non soumise aux lois de la République ». L’appel au droit commun vient ici justifier une posture répressive face à des comportements non conformes aux règlements intérieurs des foyers, qui sont considérés comme contraires aux valeurs et principes républicains.

Un passage au droit commun inachevé

À côté de ces conceptions idéologiques opposées, la transformation des foyers de travailleurs migrants en résidences sociales, décidée en 1995, apparaît plus hybride, plus nuancée, mais pétrie de contradictions. Rappelons d’abord que la résidence sociale est un outil d’insertion par le logement créé dans le champ des politiques du logement des plus démunis, dans la suite de la loi Besson sur le droit au logement de 1990. C’est un dispositif de logement transitoire, destiné aux « personnes défavorisées [8] » et pensé comme un tremplin vers le logement ordinaire. La résidence sociale est également conçue comme une nouvelle catégorie de logement-foyer qui va regrouper, sous un même statut et dans un même cadre réglementaire, les foyers de travailleurs migrants et ceux de jeunes travailleurs.

Énoncé comme un moyen d’extraire les foyers de leur statut dérogatoire et de les ramener dans le droit commun, leur transformation présente plusieurs contradictions. En premier lieu, les résidences sociales ne relèvent pas du droit commun locatif : leurs occupants ont un statut de résident et non de locataire. S’il est protégé par le Code de la Construction et de l’Habitation et a droit à l’Aide Personnalisée au Logement (APL), le résident n’est pas titulaire d’un bail : il dispose d’un contrat d’occupation auquel est annexé le règlement intérieur de la résidence. Or, une pleine intégration des foyers dans le droit commun ne supposerait-elle pas d’aller jusqu’à la reconnaissance d’un statut de locataire à part entière ?

Ensuite, le traitement spécifique réservé aux migrants n’est pas complètement aboli. Les anciens résidents des foyers relèvent d’un statut d’exception dans les résidences sociales : pour eux, le caractère transitoire du logement ne s’applique pas, ils peuvent choisir d’y vivre durablement. La logique de banalisation menée jusqu’au bout n’aurait-elle pas amené à considérer les travailleurs migrants de la même façon que les autres publics des résidences sociales, donc à reconsidérer la question de leur accès au logement ordinaire ? En créant ce statut d’exception pour les migrants, les pouvoirs publics semblent reconnaître que le glissement de la catégorie « immigré » à celle de « défavorisé » ne va pas de soi.

Enfin, une troisième contradiction apparaît avec la mise en place, en 1997, d’un programme national de restructuration des foyers : le « Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants ». Celui-ci vise explicitement à améliorer les conditions de vie par une intervention sur le bâti, mais aussi à favoriser la mixité dans les foyers réhabilités ainsi qu’à lutter contre la suroccupation et les modes de vie communautaires, considérés comme des dysfonctionnements. En cela, le Plan de traitement s’inscrit dans une posture plus proche de celle du rapport Cuq. Mais, ici encore, pourquoi ne pas avoir privilégié l’application du droit commun en optant pour la mise en place de procédures ordinaires de résorption de l’habitat insalubre ? Une lecture attentive montre que les circulaires régissant le Plan de traitement, qui font indifféremment référence aux rapports de la CNLI et du député Cuq, oscillent entre positions différentialiste et universaliste, entre définition de règles strictes et énoncé des dérogations possibles. Ce cadre réglementaire relativement lâche laisse donc une certaine marge de manœuvre aux acteurs qui mettent en œuvre la restructuration des foyers. Observer la mise en œuvre du Plan de traitement apparaît dès lors nécessaire à la compréhension de ce qu’autorise ce passage au droit commun inachevé.

Des « accommodements raisonnables » ?

Quinquennal à l’origine, le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants a été reconduit à deux reprises. Parmi les nombreuses difficultés rencontrées, se trouvent les résistances opposées par les résidents aux projets de restructuration. Dans la mise en œuvre du Plan de traitement en Île-de-France, trois points de tension apparaissent de façon récurrente : le montant des redevances après restructuration, le relogement des suroccupants et le devenir des espaces collectifs. Ils trouvent parfois des réponses qui rappellent les « accommodements raisonnables [9] » québécois. Notion issue de la jurisprudence, l’« accommodement raisonnable » désigne une forme d’arrangement ou d’assouplissement d’une norme visant à combattre la discrimination que peut engendrer cette norme. Initialement instaurée pour favoriser l’accès des personnes handicapées à l’emploi, cette notion a ensuite été étendue à d’autres domaines, et notamment la prise en compte des pratiques culturelles et religieuses minoritaires.

Le premier point de tension porte sur le montant des redevances après restructuration. La mise aux normes du bâti se traduit notamment par l’individualisation des logements, dans lesquels sont introduits kitchenettes et sanitaires privatifs. Envisagées à travers le prisme du droit au logement décent et des standards de confort actuels, ces transformations constituent une amélioration des conditions de vie. Mais le confort a un prix : la restructuration des foyers s’accompagne généralement d’une augmentation des redevances. Et si l’APL solvabilise fortement les personnes bénéficiaires des minima sociaux, ce n’est pas le cas des travailleurs et des retraités ayant de petits revenus, qui voient leur taux d’effort augmenter et leur équilibre économique antérieur bouleversé. Or, cet équilibre économique met en jeu l’ensemble des réseaux et des solidarités communautaires, qui lient les migrants à leur famille restée au pays ainsi qu’à leurs compatriotes en France (Michalon et Soton 2006). Malgré les contestations des résidents, les augmentations de redevances apparaissent peu négociables au niveau local, l’individualisation des logements restant la norme et l’équilibre financier des opérations constituant une contrainte forte pour les organismes gestionnaires. Dans son dernier rapport [10], le Haut Comité au Logement des Personnes Défavorisées (HCLPD) propose d’infléchir la norme nationale en révisant à la baisse les redevances maximales autorisées par la réglementation. Une telle mesure se rapprocherait d’un « accommodement raisonnable ». Reste à savoir qui porterait la charge d’une baisse des redevances : l’État, les organismes gestionnaires ou les collectivités locales ?

Le relogement des suroccupants, appelés « surnuméraires » dans le secteur des foyers de travailleurs migrants, constitue un second point de tension. Celui-ci trouve des réponses différentes selon les politiques locales. Au regard du droit, les « surnuméraires » ne peuvent prétendre au relogement puisqu’ils n’ont pas d’existence officielle dans les foyers. Néanmoins, comme le souligne le rapport du HCLPD, la suroccupation relève d’une « hospitalité de crise », liée à la solidarité communautaire mais aussi au manque de logements accessibles en Île-de-France. Les diagnostics sociaux réalisés en vue de la transformation des foyers montrent bien qu’une large partie des « surnuméraires » est en situation régulière, a un emploi et réside en foyer depuis des années. Aussi, certaines collectivités locales prennent acte de l’ancienneté de leur présence et participent au relogement d’une partie d’entre eux. C’est par exemple le cas de la ville de Paris qui a fixé des critères d’éligibilité au relogement pour les suroccupants. Ce choix semble bien relever de l’« accommodement » avec le droit.

Enfin, l’immixtion de l’action publique dans l’espace des foyers redessine les frontières entre espaces privatifs et espaces collectifs et met à mal certaines pratiques jusqu’alors tolérées bien que non conformes aux règlements intérieurs des établissements. Ce faisant, elle suscite un troisième point de tension qui se cristallise sur les cuisines [11] et les salles de prière. Malgré l’introduction de kitchenettes dans les logements, les résidents revendiquent le maintien des cuisines collectives. De même, les projets qui prévoient la suppression des salles de prière – au titre de l’interdiction de financer des lieux de culte sur fonds publics et du caractère communautaire de la pratique du culte musulman dans les foyers – rencontrent d’importantes contestations. Face aux blocages que suscitent une posture dogmatique et une application stricte des règles, certains acteurs institutionnels adoptent des pratiques plus pragmatiques. Cela se traduit par la mise en place d’un travail complexe de légalisation des cuisines sous forme de chantiers d’insertion, qui vise à faire rentrer cette activité dans les normes sanitaires et dans le droit du travail tout en conservant les tarifs les plus bas possibles. Pour la pratique du culte, des « salles polyvalentes » sont prévues dans certains projets, qui pourront ensuite être mises à disposition des associations de résidents.

Plus qu’une pleine reconnaissance ou une répression stricte des pratiques et des modes de vie communautaires, c’est une forme de tolérance qui se dessine lors de la transformation des foyers de travailleurs migrants. Mais cette tolérance s’acquiert généralement au prix de conflits, rapports de force et âpres négociations entre résidents et acteurs institutionnels. De plus, dans un contexte de stigmatisation croissante des immigrés, en particulier originaires du continent africain et musulmans, cette tolérance reste largement taboue. Si la banalisation des foyers n’est pas achevée dans les actes, elle l’est dans les discours : les mosquées deviennent des salles polyvalentes, les cuisines collectives des chantiers d’insertion, les foyers africains des résidences sociales. Pourtant, à l’heure où nombre d’acteurs associatifs et politiques cherchent à repenser les formes de la solidarité et du contrat social, ces modes d’organisation communautaires ne constituent-ils pas des formes d’organisation sociale qui donnent à réfléchir, nous invitant à penser le collectif dans un État qui ne reconnaît que l’individu ?

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En savoir plus

  • Barou, Jacques. 1997. « Entre spécificité et droit commun. La prise en compte des besoins des immigrés dans les politiques de l’habitat », Écarts d’identité, n° 80, p. 2-4.
  • Bernardot, Marc, 2006. « Les foyers de travailleurs migrants à Paris. Voyage dans la chambre noire », Hommes et migrations, n°1264, p. 57-67.
  • Hmed, Choukri. 2006. Loger les étrangers « isolés » en France. Socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de doctorat en science politique, sous la direction de Michel Offerlé, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • Michalon, Anissa et Soton, Claire. 2006. « Natif de Bada. Vit à Montreuil », Communications, n°79, p. 225-245.
  • Quiminal, Catherine. 1991. Gens d’ici, gens d’ailleurs, Paris : Éditions Christian Bourgeois.
  • Sayad Abdelmalek. 1977. « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 15, p. 59-79.
  • Timera, Mahamet. 1996. Les Soninké en France. D’une histoire à l’autre, Paris : Éditions Karthala.
  • Timera, Mahamet, 1997. « L’immigration africaine en France : regards des autres et repli sur soi », Politique africaine, vol. 67, p. 41-47.
  • Viet, Vincent, 1999. « La politique du logement des immigrés (1945-1990) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 64, p. 91-104.

Pour citer cet article :

Hélène Béguin, « La transformation des foyers de travailleurs migrants : des « accommodements raisonnables » ? », Métropolitiques, 23 mai 2011. URL : https://metropolitiques.eu/La-transformation-des-foyers-de-travailleurs-migrants-des-accommodements.html

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