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La financiarisation de la dette des collectivités locales

Une institutionnalisation paradoxale

Bien qu’elle ait déstabilisé nombre de collectivités locales, la crise des emprunts toxiques de 2008 n’a pas remis en cause la place des marchés dans le financement des politiques locales en France. L’enquête d’Edoardo Ferlazzo montre, au contraire, comment cette financiarisation s’est banalisée et institutionnalisée depuis son introduction dans les années 1990.


Dossier : Les villes à l’ère de la financiarisation

Les crises financières de 2008 et 2011, par leur impact sur les collectivités locales, ont révélé les risques associés à la financiarisation de la dette locale. À l’œuvre depuis le milieu des années 1990, celle-ci se caractérise par une présence croissante des intérêts, des représentations et des techniques issues de la finance de marché dans les pratiques de gestion de l’emprunt local, ainsi qu’au recours croissant à ses circuits financiers. Elle passe notamment par la distribution, par les établissements bancaires, de produits structurés (c’est-à-dire combinant dans un seul contrat un prêt bancaire à taux fixe et une ou plusieurs opérations sur produits dérivés), qui vont se trouver directement impactés par la crise des subprimes de 2008. La crise dite « des emprunts toxiques » est la première crise d’envergure de la dette des collectivités locales depuis l’après-guerre, tant par les montants en jeu (environ 14,5 % de l’encours total de dette des collectivités locales françaises) que par le nombre de collectivités touchées (plus de 1 500). L’État doit alors se prononcer sur la légitimité de ce type de financement dans les pratiques d’endettement des collectivités locales. Pourtant, au terme d’un court temps où les pratiques et les savoirs de la finance de marché sont mis en débat, certaines formes de dette financiarisées vont en ressortir davantage institutionnalisées.

Ce moment de crise, où la finance de marché est au cœur des débats entre acteurs centraux et locaux, est ainsi paradoxalement un point de basculement vers une financiarisation accrue du crédit des collectivités locales françaises. Celle-ci va passer par l’institutionnalisation de deux types de pratiques d’emprunt financiarisées. D’une part, la restructuration de la dette des collectivités impactées par les produits toxiques se solde paradoxalement par une reconnaissance législative de ce type d’emprunt. D’autre part, la création d’une agence privée à actionnariat public, l’Agence France Locale (AFL), légitime l’exposition des collectivités locales aux jugements des marchés obligataires. Comment comprendre que la crise ait débouché sur cette double légitimation de pratiques d’emprunt financiarisées ? Il faut pour cela revenir sur la genèse de la financiarisation du crédit local, avant d’analyser les réactions à la crise de 2008.

Les débuts de la financiarisation du crédit local

La financiarisation de la dette locale est d’abord permise par la configuration du marché du crédit local mise en place par l’État au cours des années 1980. D’une part, la liberté d’endettement est reconnue aux collectivités locales par les lois de décentralisation de 1982 ; d’autre part, l’État met en ordre une régulation concurrentielle et privatisée de l’offre de crédit, dans le contexte plus large de la libéralisation financière de l’économie française. La conjonction de ces deux ensembles de mesures institutionnalise une régulation décentralisée du crédit local, où collectivités locales et prêteurs sont libres de négocier leurs produits de dette, et où l’État renonce à une mainmise sur le crédit local (Frétigny 2016).

L’émergence d’une forme financiarisée du crédit local se fait alors « par le bas », à un niveau où ce sont les partenaires de crédit (collectivités locales et prêteurs) qui s’accordent sur certaines formes de dette, sans que l’État ne s’en saisisse. Elle va passer par deux vecteurs : la distribution de produits structurés d’une part, obligataires d’autre part [1].

La distribution de produits structurés sur le marché débute dans les années 1990 et s’accélère fortement à compter du milieu des années 2000. Elle s’accompagne d’asymétries d’informations majeures entre collectivités locales et prêteurs : les collectivités méconnaissent les circuits financiers que ces produits mobilisent. Elles ignorent en particulier qu’ils relient des banques commerciales telles que Dexia à des banques d’investissement jouant sur l’évolution des cours des produits dérivés. La volonté de certaines collectivités de souscrire des emprunts structurés, alors même qu’elles n’en comprennent pas ou peu la complexité, interroge.

On peut l’expliquer en partie par des calculs électoralistes des élus locaux (Pérignon et Vallée 2017) : en réduisant le coût des mensualités initiales grâce à la bonification de taux d’intérêt, ces produits permettaient de réduire artificiellement le niveau d’endettement à court terme ou de répercuter les économies d’intérêt sur des baisses d’impôt. Ces stratégies étaient susceptibles de satisfaire les administrés, en vue par exemple des élections municipales de 2008. Mais cette explication doit être nuancée et le recours à ces produits doit être envisagé comme la résultante d’une variété de circonstances propres à chaque territoire. Certaines collectivités, dans une situation socio-économique et financière tendue, ont par exemple pu être incitées à souscrire ce type d’emprunts comme solution de dernier ressort pour assumer des investissements qui n’auraient pu être financés autrement [2]. D’autres les ont utilisés car elles adhéraient à l’idée d’une gestion active de la dette devant arbitrer entre économie de charges d’intérêt à court terme et prise de risque à plus long terme [3].

Par ailleurs, face aux coupes de l’État dans les dotations, en particulier pour financer les transports en site propre, les communautés urbaines décident, à partir de 2004, de se grouper pour émettre annuellement sur les marchés obligataires. Contrairement aux États-Unis, où le marché des obligations municipales (municipal bonds) s’est fortement développé depuis les années 1950 (Sbragia 1996), les collectivités françaises utilisent alors peu l’émission obligataire pour financer l’investissement. Face aux limites récurrentes de ces émissions (montant émis insuffisant, lourdeur administrative…), les plus grosses collectivités commencent à partir de 2008 à réfléchir à un établissement financier devant faciliter l’accès aux marchés de capitaux. Elles établissent une alliance avec des banques d’investissement (en particulier Natixis et HSBC) pour penser les prémices de ce que pourrait être la première agence de financement des collectivités locales françaises. Cette collaboration naissante, entre pouvoirs locaux et pouvoirs financiers privés, témoigne d’un intérêt local assumé pour la finance de marché.

En dépit de la crise, le renforcement de la financiarisation du crédit local

La crise financière de 2008 met en évidence la volatilité des produits financiers qui composent l’emprunt structuré. Elle aboutit à des situations où les taux d’intérêt à régler par certaines collectivités dépassent parfois 30 %. Cette crise dite des emprunts toxiques fragilise l’émergence de la forme financiarisée du crédit local car elle rompt l’accord qui s’était créé entre collectivités locales et acteurs bancaires, et conduit les premières à mettre en accusation une « mauvaise » finance. Toutefois, la dispute, d’emblée, ne concerne pas tant la légitimité de ce type d’emprunt que la répartition des charges de la crise. Elle se développe en deux temps.

Entre 2008 et 2012, bien que se positionnant en tant que médiateur, l’État ne s’immisce pas dans les contentieux engagés par les collectivités locales contre leurs prêteurs. Néanmoins, en 2012, l’État décide de sauver Dexia de la faillite et récupère alors l’ensemble de ses prêts toxiques dans ses propres comptes. Face à une jurisprudence qui commence à donner raison aux collectivités, l’État entreprend un retour particulièrement marqué dans les affaires locales pour se préserver de la prise en charge de la majorité des coûts de la crise. Il soumet au Conseil constitutionnel une loi de validation rétroactive des emprunts toxiques qui annihile la jurisprudence et désarme les collectivités face à leurs prêteurs [4]. En contrepartie, il instaure un fonds de soutien aux collectivités locales, mais dont les attributions financières ne représentent qu’un faible montant en regard des intérêts qu’elles doivent régler. Ce sont les finances locales qui, en définitive, paient l’essentiel de la facture, tandis que la question de la légitimité des produits structurés dans la gestion de la dette locale n’a pas été débattue.

D’autre part, les collectivités locales qui s’étaient emparées de l’idée d’un véhicule de financement profitent de la crise pour remettre en cause le financement bancaire de l’emprunt local et promouvoir un projet d’agence auprès de l’État. Le compromis entre collectivités locales et acteurs financiers, qui s’était noué lors des émissions groupées des communautés urbaines, se consolide au travers d’une association, dont le lobbying politique finira par s’avérer fructueux. Créée fin 2013, l’Agence France Locale est la première agence de financement des collectivités locales françaises. Inspirée d’exemples scandinaves, elle a notamment pour spécificité d’octroyer des prêts grâce à une ressource financière exclusivement collectée sur les marchés obligataires. Le processus institutionnel qui a conduit à sa création met en relief l’opposition entre tenants d’une « bonne » finance obligataire et ceux d’une « mauvaise » finance structurée. Les discours de promotion de l’Agence témoignent de l’endossement par une partie influente du monde local (élus, directeurs financiers, associations d’élus) de présupposés et de savoirs issus de la finance de marché (arbitrage rendement/risque, supériorité de l’évaluation financière).

Au final, que ce soit pour la dette structurée ou obligataire, les termes du débat ne récusent pas l’immixtion de la finance de marché dans les pratiques, mais l’adoptent au contraire plus ou moins explicitement. L’enjeu de la fin de crise n’est alors plus de se prononcer pour ou contre la forme financiarisée de l’endettement, mais bien d’en définir les contours légitimes.

Une institutionnalisation aboutie

L’opposition qui semblait se dessiner, entre 2008 et 2012, entre une « bonne » et une « mauvaise » finance s’estompe à l’aune de la nouvelle régulation qui émerge à partir de 2014.

Premièrement, l’État, en collaboration avec les associations d’élus locaux et la Direction générale des collectivités locales du ministère de l’Intérieur, adopte un décret [5] qui, bien qu’interdisant certains des emprunts structurés jugés les plus dangereux, reconnaît la légitimité de ces produits dans la dette locale. L’État, répondant au souhait des collectivités de préserver leur liberté d’administration, adopte un texte non contraignant qui les laisse juger de l’opportunité de recourir à cette forme d’emprunt.

Deuxièmement, l’Agence France Locale débute son activité sur le marché du crédit local en 2015. Ses ambitions sont importantes puisqu’elle vise à terme une part de marché de 25 % [6] (AFL 2015). Cet établissement représente ainsi l’institutionnalisation d’un financement du crédit local par les marchés obligataires qui ne serait plus cantonné à un rôle marginal.

Finalement, cette financiarisation de la dette s’accompagne d’une implication de l’État dans la dette locale qui contraste avec la dérégulation mise en place dans les années 1980. Après avoir joué un rôle important dans la reconstruction de l’offre de prêts aux collectivités locales à la suite des déboires de Dexia, l’État cherche aujourd’hui à davantage réguler la demande de crédits des collectivités locales. La contractualisation entre État et collectivités locales, qui institue un plafond national d’endettement ainsi qu’une trajectoire de désendettement pour les collectivités ne respectant pas ce plafond [7], témoigne de ce souci, certes moins médiatisé que l’objectif de maîtrise des dépenses de fonctionnement qu’elle propose.

Plutôt qu’une rupture, la résolution de crise a donc paradoxalement conduit à l’aboutissement de l’institutionnalisation d’une forme financiarisée du crédit local. C’est en particulier la mobilisation de la liberté d’administration locale par les collectivités qui a justifié le fait de ne pas interdire l’usage des produits structurés, et qui a aidé à la construction d’une voie obligataire avec la création de l’AFL. Se trouve ainsi construit un lien inédit entre la finance de marché et l’émancipation financière des collectivités locales face à l’État central.

Cette institutionnalisation questionne néanmoins la nature des rapports qui lient collectivités locales et prêteurs. D’un côté, la légitimation des produits structurés suppose de disposer de connaissances et de compétences en finance de marché nécessaires à la gestion de ces produits et à l’appréhension de leurs risques, ce qui désavantage les petites collectivités. De l’autre côté, la nécessité pour l’AFL de répondre aux attendus des investisseurs sur les marchés obligataires l’oblige à un calibrage du crédit privilégiant les grandes collectivités capables de s’y conformer. L’accès au crédit, et le financement de l’investissement public local qui lui est associé, dépendent ainsi dans les deux cas de la capacité des acteurs locaux à se discipliner selon des normes financiarisées. Plus qu’à un accroissement de l’autonomie financière locale, l’institutionnalisation d’une forme financiarisée aboutit donc à un nouveau mode de dépendance de la dette locale vis-à-vis des marchés financiers, ainsi qu’à une différenciation entre collectivités au détriment d’une égalité territoriale d’accès au crédit.

Bibliographie

  • Agence France Locale 2015, « Présentation investisseurs ».
  • Frétigny R. 2016. « La ville saisie par la finance publique ? La Caisse des dépôts et les politiques urbaines depuis la Seconde Guerre mondiale », Métropolitiques [en ligne].
  • Pérignon, C. et Vallée, B. 2017. « The Political Economy of Financial Innovation : Evidence from Local Governments », Review of Financial Studies, vol. 30, n° 6, p. 1903-1934.
  • Revue française de finances publiques, « Trésorerie et endettement des collectivités locales », n° 30, 1990.
  • Sbragia, A.M. 1996. Debt Wish : Entrepreneurial Cities, U.S. Federalism, and Economic Development, Pittsburgh, PA : University of Pittsburgh Press.

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Pour citer cet article :

Edoardo Ferlazzo, « La financiarisation de la dette des collectivités locales. Une institutionnalisation paradoxale », Métropolitiques, 11 mars 2021. URL : https://metropolitiques.eu/La-financiarisation-de-la-dette-des-collectivites-locales.html

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