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La difficile mesure des villes

Existe-t-il une juste échelle des villes ? Et comment la mesurer ? Parcourant 6 000 ans d’histoire et les grandes théories de l’urbanisme, le philosophe Thierry Paquot interroge l’avenir des métropoles et en appelle à leur nécessaire décroissance.

Recensé : Thierry Paquot, Mesure et démesure des villes, Paris, CNRS Éditions, 2020, 320 p.

Le titre choisi par Thierry Paquot correspond exactement à son contenu. En trois grands chapitres, il passe de l’histoire empirique de la taille des villes, à l’historiographie, notamment celle des utopies, pour aboutir à une proposition de ville-région qui dépasse l’opposition suggérée par le titre.

Grandeurs et décadences des villes

Les villes apparaissent à peu près au même moment que se développe l’agriculture. L’auteur part du quatrième millénaire avant notre ère alors que les plus anciennes traces archéologiques, par exemple à Çatal Höyük, au sud de l’actuelle Turquie, ou à Jéricho remontent à plus de dix millénaires. Si ces débuts sont passés sous silence, c’est que, selon toute vraisemblance, il n’y avait pas encore d’urbanité aux époques les plus anciennes : c’est-à-dire pas de mode de vie propre à la ville dont l’auteur place l’apparition à peu près en même temps que celle de l’écriture, au quatrième millénaire avant J.-C., et qui pour lui constitue l’essence de la ville. La progression du nombre des villes, et de leurs habitants, est ensuite prodigieuse. Le million d’habitants est passé dans l’Antiquité pour les plus grandes d’entre elles (Babylone, Alexandrie, Rome, Bagdad).

Mais cette montée en puissance n’est pas linéaire. Durant certaines périodes, toutes les villes déclinent et certains types de villes entrent en décadence. Thierry Paquot dresse un tableau assez sombre de celles qui se sont consacrées à une mono-industrie, dont le cas le plus remarquable est Détroit, la capitale déchue de l’automobile dont la population a été divisée par deux depuis les années 1970. Mais, contrairement aux espèces disparues qui ne reviendront pas, les villes renaissent de leurs cendres. Tombée de plus d’un million d’habitants sous l’Empire à moins de 60 000 au Moyen Âge, Rome a repris du poil de la bête depuis la Renaissance, période bien nommée en ce cas. Il en est de même pour Constantinople qui, des 600 000 habitants de Byzance, était descendue à quelque 50 000 quand les Ottomans la conquirent en 1453, et qui est à présent, sous le nom d’Istanbul, redevenue la ville la plus peuplée de la Méditerranée.

Les avantages et inconvénients de la dimension urbaine sont soigneusement passés en revue, les seconds s’accroissant avec le nombre d’habitants. L’auteur cite une formule d’Ivan Illich, inspirée de Malthus, selon laquelle les nuisances augmentent à un rythme exponentiel quand la population croît à un rythme linéaire, vieille opposition des progressions arithmétique et géométrique qui fut reprise par le club de Rome dans le célèbre rapport des époux Meadows, en 1972. Très tôt les penseurs, en particulier les philosophes, ont eu conscience du problème. Ils n’ont cependant pas pris le point de vue écologique des nuisances causées par la ville, lesquelles n’atteignaient pas leur niveau actuel, mais ont insisté sur ce qu’Aristote appelle la bonne vie (« eu zên »), l’amitié (« philia ») qui doit s’instaurer entre les citoyens, ou en d’autres termes, l’altérité. Thierry Paquot passe en revue, explique et discute les grandes utopies et dystopies historiques, de la République platonicienne aux auteurs déclinistes actuels. Son érudition est remarquable, plus particulièrement quand on entre dans l’époque contemporaine avec Fourier, Considérant, Godin. Le passage le plus passionnant concerne les cités-jardins, et plus généralement la manière dont de nombreux auteurs ont imaginé le rapport entre la nature et la ville et parfois mis en acte leurs écrits. Aux précurseurs bien connus comme Howard, Geddes ou Unwin, Thierry Paquot ajoute une analyse fouillée de deux penseurs moins connus du grand public mais fondamentaux, l’économiste, juriste et philosophe autrichien Leopold Kohr et l’économiste britannique Friedrich Schumacher.

Mesurer les villes

Au terme de ce parcours historique, s’inspirant des données de Thomas Reiner, l’auteur dresse un tableau des estimations de la taille maximale souhaitable d’une ville selon dix-huit auteurs ayant écrit entre 1896 et 1947. Les valeurs s’échelonnent de moins de 10 000 habitants (José Luis Sert) à 3 millions (Le Corbusier). On peut rapprocher un tel tableau de celui que le démographe Joël Cohen a établi des estimations de la population maximale que la terre peut contenir. Il a retrouvé soixante-huit chiffres argumentés par des scientifiques, depuis Leeuwenhoek (inventeur du microscope et découvreur des spermatozoïdes) à la fin du XVIIe siècle, jusqu’à l’écologiste de Stanford Paul Ehrlich, auteur de The Population Bomb dans les années soixante. Les valeurs vont de 3 milliards de terriens pour Ehrlich à 40 milliards pour Roger Randall Revelle, qui dirigeait le département d’agronomie de Harvard dans les années soixante aussi. Leeuwenhoek se situait entre ces deux extrêmes, avec tout de même 14 milliards d’habitants. Joël Cohen montre que ces énormes écarts s’expliquent par deux raisons, le pessimisme ou l’optimisme de certaines époques et la discipline de celui qui fait la prévision, les évaluations des agronomes et des économistes étant toujours supérieures à celles des biologistes et des écologistes. Thierry Paquot ne se lance pas dans une telle analyse. Il montre qu’une mesure précise du nombre optimal d’habitants n’a pas de sens car elle dépend des critères retenus et du genre de vie qui varie selon l’époque et le pays. En revanche, si l’on privilégie la participation des citoyens à la vie commune et plus généralement la « citadinité », ainsi que la soutenabilité, donc l’économie circulaire, la taille des villes doit être assez petite, et leur densité assez faible pour éviter non la mesure mais la démesure. C’est le Small is Beautiful, best-seller de Schumacher.

Le sens des biorégions

Même si Thierry Paquot penche pour des villes de dimension modeste ou au moins le partage des grandes cités en quartiers cohérents, il estime que la difficulté principale de la mesure des villes et une raison de leur démesure viennent de leur traitement, indépendamment des liens avec la région où elles se situent. Non pas une région administrative, comme les grandes régions françaises dont l’arbitraire du découpage n’est plus à démontrer, mais des biorégions dont le périmètre prend en compte le relief, la végétation, l’écologie, les relations humaines. Les villes de la biorégion vivent en osmose avec leur environnement. Ce sont en quelque sorte des écosystèmes humains qu’Alberto Magnaghi appelle Biorégion urbaine [1]. Au lieu de distinguer la ville, la campagne et entre les deux l’étalement urbain, le périurbain ou les suburbs, il faut penser les trois espaces simultanément dans leurs articulations et leur complémentarité. Thierry Paquot fournit de nombreuses indications à ce sujet, concernant notamment les moyens de transport décarbonés, la permaculture, l’économie circulaire et, du côté humain, de nouveaux modes de gouvernance, sans hiérarchie et utilisant les tirages au sort des responsables.

Il ne sous-estime pas le danger que ces positions présentent du point de vue politique. Il indique qu’elles ont parfois voisiné avec des thèmes développés à l’extrême droite : en Allemagne Theodor Fritsch, qui détourna les cités-jardins au profit de l’idéologie nazie, le régionaliste breton Yann Fouéré, collaborateur et antisémite notoire, Alain de Benoist, qui s’empara du thème localiste dans sa revue d’extrême droite Éléments, par exemple. Cela aurait peut-être demandé un peu plus de développement. Par exemple, l’auteur écrit p. 129 : « Plus tard d’autres formes urbaines sont également récupérées par le parti nazi, notamment celles promues par le technocrate Walter Christaller. » Technocrate est un adjectif modeste quand on sait que Christaller fut Gauleiter (chef de district) en Pologne occupée, où il appliqua brutalement sa théorie des Zentralen Örte, « remplaçant » les Polonais par des colons allemands.

On aurait cependant mauvaise grâce à demander plus à un ouvrage qui, outre sa lecture agréable, est un véritable trésor d’érudition, un trésor à la fois modeste et utile car au lieu d’une bibliographie stéréotypée, Thierry Paquot propose en fin d’ouvrage cinquante pages d’une « petite promenade bibliographique » dans laquelle il éclaire les parcours et les liens des très nombreux acteurs et auteurs cités, et dont il a déjà résumé la biographie dans le corps du texte. Aux précisions sur les auteurs dont beaucoup ont eu une vie mouvementée, voire marginale, s’ajoute une grande attention aux termes employés, souvent précédés et éclairés par leur histoire et leur étymologie. En un mot, une excellente synthèse et une introduction à l’œuvre déjà impressionnante de Thierry Paquot.

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Pour citer cet article :

Hervé Le Bras, « La difficile mesure des villes », Métropolitiques, 14 juin 2021. URL : https://metropolitiques.eu/La-difficile-mesure-des-villes.html

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