Il est aujourd’hui courant de considérer les réformes du début des années 1980 comme l’avènement de la décentralisation en France. L’idée d’un « Acte I » de la décentralisation, dont la loi du 2 mars 1982 forme le texte fondateur, est née a posteriori avec l’évocation de l’« Acte II » de la décentralisation inauguré par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003. Si ces formules ont le mérite de souligner que cette réforme constitue une étape nouvelle et décisive dans l’histoire de la décentralisation, elles font, en revanche, l’impasse sur « l’épanouissement » des libertés locales au cours des deux siècles précédents.
Des libertés locales sous contrôle (1789-1830)
La Révolution française a certes marqué les progrès de la centralisation administrative (initiée par la montée en puissance au XVIIIe siècle des thèmes de l’égalité et de l’uniformité) et fait apparaître la centralisation comme l’un des principes fondamentaux du continuum étatique français (Legendre 1968). Mais le législateur révolutionnaire n’a pas, pour autant, négligé les libertés locales. La loi du 14 décembre 1789 consacre ainsi l’existence des municipalités sur une base réformée du découpage paroissial. En faisant valoir le particularisme local, elle déjoue l’hypothèse que de trop grandes communes puissent menacer l’autorité du pouvoir central. Ces municipalités se voient dotées d’un maire et d’un corps municipal élu. Ce niveau communal, dont les attributions demeurent assez floues, gère alors les affaires propres à la commune (patrimoine, voirie, travaux publics, police administrative) et, par délégation du pouvoir central, certaines fonctions administratives dont la répartition des contributions directes.
De son côté, la loi du 22 décembre 1789 divise le territoire national en départements, districts et cantons (subdivisions administratives devant aussi servir de base à l’élection des conseillers généraux). Avec le décret du 26 février 1790, l’Assemblée constituante arrête à 83 le nombre de départements. Le découpage se révèle alors beaucoup plus respectueux des limites culturelles que le projet initial du Comité de division ne l’augurait (Ozouf-Marignier 1989). Leur administration est confiée à un conseil général dont les membres sont des notables désignés par le pouvoir central. Pensé dès le départ comme une circonscription administrative créée pour les besoins de l’État, et non pour la gestion des « affaires particulières » des habitants, le département ne se voit reconnaître aucune fonction autonome. Ces différents textes consacrent un statut administratif unique censé mettre à mal l’esprit « local et particulier » au profit d’un esprit « rationnel et public ». Après cette période fondatrice, l’échec des défenseurs des libertés locales à traduire leurs convictions dans le droit positif va apparaître comme une constante. Sous la monarchie de Juillet, les lois de 1831 et 1833 marquent, cependant, un infléchissement libéral en rétablissant l’élection des conseillers municipaux avant d’établir celle des conseillers généraux (un par canton), et celle de 1837 reconnaît la personnalité civile de la commune dont le maire est le représentant.
Vers une décentralisation sans régionalisation (1860-1970)
Au cours de la phase « libérale » du Second Empire, la nécessité d’une décentralisation s’impose à tous, y compris à Napoléon III. De cette prise de conscience naissent deux projets de loi : le premier, la loi de juillet 1866, permet aux conseils généraux, sauf recours en illégalité, de statuer sur un grand nombre d’affaires (voirie, emprunts, centimes ordinaires, etc.) ; le second, la loi de juillet 1867, atténue l’exercice de la tutelle préfectorale et le régime de l’approbation préalable des actes des collectivités locales. En revanche, le déclenchement de la guerre avec la Prusse a raison du projet de vaste réforme des collectivités locales, inspiré du Programme de Nancy de 1865. Après la conclusion de l’armistice, le projet repartira sur les bases nouvelles d’un compromis entre l’Assemblée et Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif et porteur d’une vision centralisatrice du territoire.
En 1871, le coup d’envoi est donné par l’installation d’une commission de la décentralisation par l’Assemblée nationale, siégeant alors à Bordeaux. Ces travaux débouchent sur la loi du 10 août 1871, réorganisant les institutions départementales. Considérée comme la « Grande charte départementale » jusqu’en 1982, ce texte désigne le conseil général comme l’organe disposant d’un leadership politique. Alors que le principe de l’élection au suffrage universel direct des conseillers est acquis, le champ de compétences de l’assemblée départementale se voit significativement élargi : budget départemental, impôts facultatifs, action sanitaire et sociale, instruction publique, tribunaux et police, direction des chemins de fer, possibilité d’émettre des vœux sur toutes les questions économiques et d’administration générale, etc. La proposition la plus originale consiste dans la création de la commission départementale. Cette présidence collective tournante, élue chaque année au sein du conseil général et autorisée à se réunir chaque mois, dispose d’attributions propres et d’attributions déléguées par le conseil général (formulation d’avis sur les projets de budget, répartition des subventions pour les communes, rapports sur les affaires soumises au conseil général et contrôle en théorie du préfet). En revanche, l’hypothèse de substituer au pouvoir exécutif du préfet un administrateur élu par le conseil général reste lettre morte.
Du côté communal, la décantation des projets décentralisateurs s’avère plus longue mais les dispositions vont apparaître d’emblée plus libérales que pour les départements. La loi de 1884 confirme le système électif à deux niveaux. Le conseil municipal est élu au suffrage universel et le maire, choisi en son sein, est responsable de l’exécution de ses décisions, à la différence des départements où le préfet officie. Par ailleurs, la loi de 1884 instaure une clause générale de compétence des conseils municipaux qui reconnaît aux communes le droit de participer aux affaires d’intérêt général ayant un rapport étroit avec leur territoire et leur population. Il faudra attendre 1926 pour voir consacré le principe de la compétence générale du conseil général sur les « affaires du département ». Le choix du législateur d’instaurer un régime juridique uniforme pour toutes les communes françaises ne sera jamais remis en cause par la suite, malgré son incapacité à embrasser l’extrême diversité des situations communales. Quant au morcellement extrême du gouvernement municipal, il trouve une première réponse avec la loi de 1890 créant le syndicat intercommunal à vocation unique. Cette voie coopérative se renforcera avec la création d’intercommunalités de projet plus intégrées prenant les traits des communautés urbaines en 1966, de communautés de communes en 1992 et de communautés d’agglomération en 1999. En revanche, la voie des fusions de communes, évoquée dès 1790, échouera à l’image de la loi Marcellin de 1971.
Durant toute cette période, la région fut l’Arlésienne des libertés locales. Le rejet des provinces d’Ancien régime et plus encore le risque de fédéralisme et de dislocation de l’unité nationale ont durablement condamné la régionalisation institutionnelle. Longtemps incarnée par les ennemis de la République (droite ultra, régime de Vichy, mouvements nationalistes), même si l’idée régionale n’est nullement étrangère à la gauche, l’hypothèse régionale suscite de fortes réserves. C’est finalement une régionalisation économique assise sur les impératifs d’aménagement du territoire qui a prévalu, depuis la création des « régions Clémentel » en 1919 (rassemblement de chambres consulaires) jusqu’aux commissions de développement économique régional en 1964 (assemblées régionales chargées de délibérer sur les questions économiques et d’aménagement). Après l’échec référendaire du projet gaulliste de création de régions et de rénovation du Sénat en 1969, l’instauration des établissements publics régionaux en 1972 semble marquer une première étape de la régionalisation institutionnelle. Cette structure est maintenue jusqu’en 1981 dans une position subordonnée, le décès de Georges Pompidou ayant eu raison du projet de réforme décentralisatrice que le président de la République appelait de ses vœux.
Le renouveau décentralisateur des années 1980
Après une période de tâtonnements et de renoncements au cours des années 1970, à l’image de l’enlisement parlementaire du projet Barre–Bonnet, une nouvelle France décentralisée se dessine avec l’alternance politique de 1981. Décrite quelques années auparavant par François Mitterrand comme « la grande affaire d’un gouvernement de gauche et le maître-mot d’une expérience de progrès » [1], la décentralisation bénéficie d’une priorité sur l’agenda gouvernemental des réformes. Plutôt que de préparer une loi recouvrant tous les aspects de la réforme, le ministre de l’Intérieur, maire de Marseille, Gaston Defferre, dépose un premier projet plus limité en apparence, mais aux conséquences irréversibles. Il s’agit d’accorder de nouveaux pouvoirs aux élus avant de leur transférer les compétences, crédits et recettes. Acquise au prix d’une âpre bataille parlementaire au Sénat, la loi fondatrice du 2 mars 1982 introduit trois changements tout à fait fondamentaux dans un cadre constitutionnel pourtant inchangé.
- Le premier consiste à transférer au sein du département le pouvoir exécutif du préfet vers le président de conseil général, qui doit immanquablement s’accompagner par des transferts de personnel.
- Le second consiste à ériger les régions en collectivités territoriales de plein droit. Les nouveaux conseils régionaux, élus depuis 1986, bénéficient d’emblée des mêmes dispositions : pouvoir exécutif, clause générale de compétence et absence de tutelle préfectorale.
- La suppression de la tutelle préfectorale, troisième changement décisif, traduit la volonté de rupture avec l’ordre centralisateur gaulliste, au point de menacer la conception unitaire de la République selon Michel Debré. Elle donne tout son sens au principe de libre administration des collectivités territoriales, sans les affranchir, pour autant, de tout contrôle. Mais c’est désormais aux seuls juges administratifs de décider de la légalité de tout acte qui lui est déféré par l’administration préfectorale et aux magistrats des nouvelles chambres régionales des Comptes de contrôler les budgets locaux.
Si la loi de 1982 a fixé les bases administratives des nouvelles responsabilités locales, elle doit être aussi comprise comme l’amorce d’une série de futurs textes législatifs qui seront adoptés au cours du premier septennat de François Mitterrand : répartition des compétences, répartition des ressources, garanties statutaires accordées aux agents, etc.
Un « Acte II » qui ne tient pas ses promesses
Alors que les années 1990 sont marquées par la prolifération de rapports critiquant les excès et les dérives de la décentralisation, la nomination de Jean-Pierre Raffarin à Matignon en 2002 semble ouvrir une nouvelle fenêtre d’opportunité aux « grands chefs » d’exécutifs locaux pour mettre à l’agenda gouvernemental leurs propositions décentralisatrices (Le Lidec 2005). Mais cet « Acte II » de la décentralisation, qui devait s’apparenter à la « mère de toutes réformes », renforçant l’autonomie des collectivités territoriales, s’est quelque peu dégonflé en cours de route. De fait, la solennité de la procédure de révision constitutionnelle tranche avec la timidité des innovations. Une première avancée réside dans la simple constitutionnalisation de principes déjà acquis dans les faits (subsidiarité, compensation financière, collectivité chef de file, reconnaissance d’un pouvoir réglementaire). Une seconde avancée consiste dans l’introduction de mécanismes certes authentiquement nouveaux, mais dont les usages se révéleront bien faibles. Trois peuvent être cités.
- Le nouveau droit à l’expérimentation autorise les collectivités territoriales et leurs groupements à s’affranchir de normes générales, pour un objet et une durée limités, mais son usage n’est possible qu’à la condition que l’expérimentation vise à terme un objectif de généralisation. Alors que l’État est souverain pour refuser aux collectivités l’usage d’un tel droit [2], les exécutifs territoriaux font preuve de frilosité, plus soucieux de gérer des compétences que d’exercer un authentique pouvoir.
- L’introduction d’un référendum décisionnel local, à côté des consultations locales existantes, voit, quant à lui, sa portée réduite dès lors que son initiative en revient aux seuls conseils élus.
- De nouveaux transferts de compétences, de financements et de personnels sont organisés, faisant du département le principal bénéficiaire, et ce malgré une rhétorique anti-départementale solidement établie depuis la fin du XIXe siècle (Roncayolo 1986). Le département reçoit de l’État les trois quarts des transferts financiers venus compenser les charges nouvellement transférées. Mais les conseils généraux ne « bénéficient-ils » pas davantage d’une obligation plutôt que d’un authentique pouvoir de décision ? Les instruments juridiques et financiers de la responsabilité politique sont en effet ténus, et autorisent Philippe Estèbe (2007) à présenter les conseils généraux comme des agences départementales de l’État.
Quant à la faiblesse des régions françaises, et malgré les promesses entrevues, elle demeure inchangée. À la différence des pays limitrophes, la décentralisation française apparaît moins évoluée pour les régions, et plus protectrice pour les autres collectivités territoriales. Non seulement les régions françaises, du moins métropolitaines, ne disposent toujours d’aucun pouvoir législatif, ni même d’un pouvoir réglementaire autonome, mais elles se trouvent traitées à l’égal des collectivités infra-régionales avec l’interdiction constitutionnelle d’exercer une tutelle sur ces dernières.
Si les limites précitées sèment le doute quant à la réalité même d’un « Acte II » de la décentralisation, il semble encore plus aventureux de vouloir qualifier d’« Acte III » la réforme territoriale du 16 décembre 2010. Ce volet territorial de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), que le candidat François Hollande s’est promis d’abroger en cas d’élection présidentielle, a moins le souci d’approfondir la décentralisation que de rationaliser les institutions locales existantes, jugées coûteuses et illisibles avec notamment pour perspective la réunion des départements et des régions en un même conseil territorial et la refonte volontariste des périmètres intercommunaux.
Bibliographie
- Estèbe, P. 2007. « Hypothèses sur la disparition d’une collectivité territoriale. Du conseil général à l’agence départementale ? », Pouvoirs locaux, n° 75, p. 120-123.
- Frinault, T. 2012. Le pouvoir territorialisé en France, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Lachaume, J.-F. 1997 (2e éd.). L’Administration territoriale, Paris : LGDJ.
- Legendre, P. 1968. Histoire de l’Administration de 1750 à nos jours, Paris : Presses universitaires de France.
- Le Lidec, P. 2005, « La relance de la décentralisation en France. De la rhétorique managériale aux réalités politiques de l’Acte II », Politiques et management public, vol. 23, n° 3, p. 101-125.
- Ozouf-Marignier, M.-V. 1989. La formation des départements, la représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Roncayolo, M. 1986. « Le paysage du savant », in Nora (dir), Les Lieux de mémoire, tome II, vol. I, Paris : Gallimard.