Le système de réception des exilés aux frontières de l’Europe est une armature policière et carcérale (Bernardie Tahir et Schmoll 2018 ; Andersson 2014). Il est maillé de centres de rétention isolés, où vivent pendant des mois, voire des années les personnes attendant que l’on statue sur leur sort. Rien de tout cela pour les Ukrainiens qui ont fui le conflit qui fait rage dans leur pays depuis la fin février 2022. Grâce au statut de protection temporaire, ces derniers bénéficient d’un traitement administratif totalement différent. Ce statut a été créé par une directive européenne à l’issue de la guerre avec la Yougoslavie en 2001. Il donne accès, en plus des droits accordés aux réfugiés statutaires, à un droit de travail immédiat, à une allocation financière, aux services d’éducation et, surtout, à la liberté de circulation dans la zone Schengen. Cette différence de statut, doublée d’un élan de solidarité sans précédent, ont radicalement transformé le contexte de l’accueil. Cet article met en évidence deux ruptures de la gestion de l’exil ukrainien en comparaison avec celui des populations non européennes : une organisation de la circulation d’une part (par opposition à une volonté de rétention) et une institutionnalisation de l’accueil d’autre part (par opposition à sa criminalisation). Un terrain en Ukraine et en Pologne étudie cette première rupture, tandis qu’un regard sur le contexte français illustre la seconde. En France, on assiste à la montée en puissance de nouveaux acteurs de l’accueil, non seulement de la société civile, mais également institutionnels (villes, universités). Ainsi, depuis le lieu de départ jusqu’à celui de l’installation dans un pays européen ou américain, les acteurs et les centres d’accueil forment une chaîne qui canalise et soutient les exilés dans leur trajectoire.
De l’Ukraine à la Pologne : les chemins de l’exil
À Lviv, principale ville d’accueil de l’Ouest ukrainien, convergent les flux de personnes fuyant les zones en guerre. Entre février et mai 2022, les autorités estiment à environ 500 000 le nombre de personnes qui y seraient passées et entre 200 000 et 300 000 le nombre de celles qui y résidaient au moment de notre mission [1]. Le stade inauguré pour la coupe d’Europe tient lieu de principal centre d’accueil (figure 1). La ville abrite plusieurs autres centres de tailles plus modestes, ouverts spontanément par des organisations religieuses ou des particuliers, à l’image de ce lieu d’hébergement situé à l’étage d’un concessionnaire Tesla et géré par un couple franco-ukrainien (figure 2).
Photo : T. Lacroix.
Photo : T. Lacroix.
Le poste-frontière polonais le plus proche, Medyka, est à deux heures de route de Lviv. Côté polonais, une chaîne d’organisations humanitaires fait transiter de l’aide vers l’Ukraine et les réfugiés vers des destinations variées. Un QR code collé sur les grilles du poste-frontière renseigne les réfugiés sur l’obtention d’un titre de statut de protection temporaire et des droits associés (figure 3). Au bord de la route, un panneau lumineux indique les bus en partance pour des villes européennes (figure 4).
Photo : T. Lacroix.
Photo : T. Lacroix.
Ceux qui transitent par la gare la plus proche ont accès à une carte qui les invite à trouver refuge dans les villes secondaires polonaises (figure 5). Les grandes villes (Varsovie, Cracovie, Gdansk, Lublin…) sont saturées. À Varsovie, les deux principaux centres d’accueil, Ptak et Modlinska, sont localisés en bordure de la ville. Les personnes peuvent y trouver refuge pour quelques heures ou quelques jours, jamais davantage. Des guichets tenus par des ONG les aiguillent vers un hébergement plus durable, le plus souvent chez l’habitant. Les hébergeurs accueillent l’essentiel des 300 000 réfugiés établis dans la ville. Les personnes désireuses de se rendre à l’étranger peuvent obtenir l’accompagnement d’ONG qui feront le lien avec les services d’immigration concernés et des associations sur place. Dans le centre de Modlinska (figure 6), ils peuvent trouver un comptoir espagnol, suédois, anglais ainsi qu’une annexe de l’ambassade du Canada pour exprimer leur demande.
Photo : T. Lacroix.
Photo : T. Lacroix.
La gestion de la circulation et de l’hébergement des réfugiés incombe presque entièrement à la société civile et à ses bénévoles. Il n’existe pas de camp de réfugiés en Pologne. Le gouvernement polonais refuse tout plan de relocalisation à l’échelle européenne : la gestion des réfugiés a entraîné la suspension des sanctions de l’UE pour ses infractions à l’égard des droits de l’homme et de l’État de droit. Le gouvernement préfère donner une allocation aux hébergeurs, même si cette aide financière n’est valable que quatre mois. Cette allocation a été reconduite et étendue en juillet 2022. Dans les écoles polonaises, le nombre maximum d’élèves par classe a été élevé pour faire face à l’accueil des enfants ukrainiens. Toutefois, l’inflation et la hausse des coûts de l’énergie alourdissent la charge de l’hébergement pour les particuliers. Dans le même temps, une sévère pénurie de logements a provoqué une explosion des prix de l’immobilier dans le pays entier. Même si 500 000 Ukrainiens sont déjà retournés en Ukraine, de fortes tensions sociales avec la fin du système d’hébergement solidaire sont prévues. Grâce au maillage de ses centres d’accueil, doublé d’un système de transports et d’hébergement, la Pologne fait office de carrefour de redistribution des flux entre l’Ukraine et l’Europe. Nous allons à présent voir comment cet accueil est organisé en France.
Les nouveaux acteurs de l’accueil en France
En France, 101 000 Ukrainiens ont reçu le titre de protection temporaire [2]. Dans leur grande majorité, ces réfugiés sont des femmes, souvent avec un ou plusieurs enfants (les hommes en âge d’être mobilisés dans l’armée n’ont pas le droit de sortir d’Ukraine). Aucun dispositif d’accueil et d’hébergement national n’est dimensionné pour faire face à ce type de situation. Depuis deux décennies, les pouvoirs publics délèguent de larges pans de l’hébergement et du suivi aux acteurs locaux, qu’ils soient publics (municipalités et préfectures) ou associatifs. Si la délégation n’est pas un phénomène nouveau, on constate un profond renouvellement du paysage des acteurs non étatiques, avec l’émergence de nouvelles figures et pratiques de l’accueil. Trois catégories d’acteurs sont particulièrement concernées : les municipalités, les associations et les universités.
Lille, jumelée avec Kharkiv, a ouvert 250 places d’hébergement et en identifie 800 chez des particuliers habitants. La ville de Metz a recueilli un convoi de 250 Ukrainiens le 8 mars… Les initiatives se multiplient partout en France, à Dijon, Lyon ou Nancy, y compris en zone rurale. Municipalités et préfectures deviennent les relais d’une mobilisation sur laquelle les pouvoirs publics nationaux cherchent à s’appuyer. Les villes françaises ont développé, au fil des années, un savoir-faire en la matière. L’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita) [3] a été créée en 2018 par Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, pour développer un modèle d’accueil inconditionnel des migrant·es. En 2019, les contrats territoriaux d’accueil et d’intégration des réfugiés (CTAIR) ont été mis en place afin d’assurer une meilleure articulation entre l’action de l’État, des préfectures et des métropoles signataires [4]. Lorsque la crise ukrainienne éclate, l’association est très vite approchée par la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés (DIAIR) pour inventorier les capacités d’hébergement disponible. L’Anvita est sollicitée mais sans aucun apport financier correspondant. L’objectif pour le gouvernement est d’élargir ses capacités d’accueil à moindre coût, tandis que les municipalités se tournent vers leurs habitants.
L’accueil retombe donc en grande partie sur la bonne volonté des citoyens et la mobilisation des associations. La société civile reste un rouage fondamental du système. Les associations apportent une dimension personnelle et humaine nécessaire pour l’accueil de personnes parfois traumatisées par leur expérience. Parmi ces dernières, les organisations de la diaspora ukrainienne sont très dynamiques, mais jouent un rôle moindre que dans les pays où celle-ci est plus importante (Pologne, Allemagne, Espagne ou Italie). Longtemps stigmatisé, voire condamné par les pouvoirs, l’hébergement chez l’habitant se normalise (association Singa, programme Welcome du Jesuit Relief Service). Au-delà de l’hébergement chez l’habitant, la crise ukrainienne est également le théâtre d’implication de philanthropes. Entrepreneurs et autres notables (à l’image d’Olivier Legrain, le dirigeant du fonds Riace) apportent des moyens financiers ou matériels aux opérations d’accueil. Des fondations d’entreprises, telles que la Fondation EDF, financent également des projets d’accueil.
La troisième catégorie d’acteurs qui a pris de l’importance au cours de ces dernières années est celle des universités. Le programme PAUSE, créé en 2017, permet d’intégrer dans un cadre universitaire des artistes et des scientifiques en exil. Au cours des cinq dernières années, le programme a soutenu 300 accueils. Mais au moment de la guerre en Ukraine, ses gestionnaires ont reçu 135 demandes rien qu’au cours du mois de mars 2022, un chiffre jamais atteint jusqu’ici. Le programme a mis en place un fonds d’urgence de 500 000 euros pour permettre l’accueil de chercheurs ukrainiens pour une durée initiale de trois mois, sans besoin de cofinancement.
Vers un véritable modèle d’accueil européen ?
On le voit, la crise ukrainienne a suscité la mise en place en France et en Pologne d’une chaîne de l’accueil sans précédent. Cette chaîne est formée d’un dispositif de circulation et d’acteurs qui assurent l’accueil dans ses différentes temporalités, depuis la fuite jusqu’à l’hébergement temporaire ou l’installation. Ce dispositif a permis une certaine fluidité dans la prise en charge des exilés. La mise en place de cette chaîne a été rendue possible par le statut administratif de ces exilés – la protection temporaire – mais aussi par la légitimité que peuvent avoir des réfugiés « blancs » (Cantat 2022) et victimes de l’ennemi russe aux yeux de la population européenne.
Cet élan va-t-il s’essouffler ou va-t-il au contraire marquer durablement la façon dont on accueille les réfugiés en Europe, y compris pour des populations non européennes ? La situation actuelle offre une tribune inédite à l’ensemble de ces acteurs locaux de l’accueil. Tous revendiquent un accueil inconditionnel des demandeurs d’asile, sans discrimination d’origine. Mais le risque est celui d’une certaine fatigue de l’accueil, accélérée par le contexte économique et l’inflation. Dans un contexte de tension croissante, la question qui se pose est : combien de temps les Ukrainiens resteront-ils blancs ? La capacité à circuler dans la zone Schengen confère cependant aux réfugiés ukrainiens une capacité d’adaptation que ne possèdent pas les autres demandeurs d’asile ou réfugiés statutaires. On avait déjà observé une telle propension à la mobilité lors de la crise économique de 2008-2009. Les Ukrainiens font aujourd’hui montre d’une propension similaire pour répondre à l’instabilité de la situation. Un grand nombre de familles ont profité des vacances estivales pour retourner en Ukraine, avant de revenir à la rentrée de septembre. En moyenne, en août, on observait 27 000 passages de frontières quotidiens vers la Pologne et 26 000 vers l’Ukraine [5]. La situation reste donc extrêmement changeante. Ce retour n’a été définitif que pour une fraction d’entre elles. D’autres stratégies associant mobilités et emplois sont observées : le télétravail pour garder un emploi en Ukraine tout en résidant en Europe ou des allers-retours réguliers pour conserver un pied dans les deux pays. Ces différentes options préfigurent une installation de long terme en Europe.
Bibliographie
- Andersson, R. 2014. Illegality, Inc. Clandestine Migration and the Business of Bordering Europe, Oakland : University of California Press.
- Bernardie-Tahir, N. et Schmoll, C. (dir.). 2018. Méditerranée : des frontières à la dérive, Paris : Le Passager clandestin.
- Cantat, C. 2022. « The Reception Spectacle : On Ukrainian Displacement and Selective Empathy at Europe’s Borders », Blog Post, Europe solidaire sans frontières.