Début juin, le projet de Métropole du Grand Paris figurait en bonne place aux côtés des métropoles de Lyon et d’Aix–Marseille dans le projet de loi déposé par le gouvernement. Il a été, dans un premier temps, supprimé en première lecture au Sénat dont certains membres s’opposaient aux conditions de bouclage de la carte intercommunale. Cette issue provisoire a braqué les projecteurs sur la « singularité francilienne », seul espace urbain qui ne serait pas doté de « sa métropole » si les choses en restaient là ! C’est alors que le gouvernement a déposé, lors de l’examen du projet par l’Assemblée nationale, un texte radicalement différent du précédent. Quand le texte initial renforçait les intercommunalités pour en faire la pierre angulaire d’une métropole confédérée, ce nouveau projet vise, dans les trois départements limitrophes de Paris, à fusionner les intercommunalités pour créer avec la capitale une métropole fortement intégrée, d’un type nouveau [1].
La gouvernance francilienne : histoire, dynamisme et complexité
Quelques rappels avant d’examiner les deux options en débat :
- En Île-de-France, les services urbains, éléments fondateurs des communautés urbaines partout en France, sont organisés et pris en charge de longue date dans de vastes périmètres regroupant la grande majorité des communes urbaines de la région. La gouvernance des transports est assurée depuis plus de 80 ans à l’échelle de la région et six syndicats, comptant chacun de 100 à 300 communes, assurent les services de l’assainissement, de l’eau, des télécommunications, du gaz, de l’électricité, des pompes funèbres ou du traitement des ordures ménagères.
- L’intercommunalité francilienne (née des lois de 1992 et 1999 sur les communautés de communes et les communautés d’agglomération), qui s’est développée plus lentement qu’ailleurs, a aujourd’hui quasiment comblé son retard. Avec l’émergence de plusieurs ensembles de plus de 300 000 habitants, la population de la région parisienne résidant en intercommunalité est passée de 16 % à 80 % entre 1999 et 2013 [2].
- Il existe, avec le Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF), un cadre au développement et à l’aménagement de l’ensemble de l’espace métropolitain francilien, schéma qui intègre aujourd’hui le projet abondamment débattu du Grand Paris, son réseau de transport et ses ambitions de construction et de développement.
- L’État reste en Île-de-France un acteur déterminant du jeu métropolitain, tant pour déterminer les grandes options d’aménagement avec le projet de réseau du Grand Paris, que pour la mise en œuvre de ce dessein, à travers l’action de ses multiples opérateurs (Société du Grand Paris, RATP, SNCF, Agence foncière et technique de la région parisienne, établissements publics à caractère administratif…) qui constituent de puissants leviers de développement de la métropole.
Sources : INSEE (Recensement), DRIEA (Construction), fichiers fiscaux.
Trente ans après l’élan donné par les lois de décentralisation, les collectivités franciliennes et leurs établissements publics ont pris leur place pleine et entière. Mais au terme de réformes successives et devant la multiplicité des acteurs, le citoyen est aujourd’hui perdu. Il ne sait plus qui fait quoi. Cette complexité est abondamment décriée, mais les choses ne sont pas nécessairement plus simples ailleurs [3]. Le besoin de réformer apparaît aujourd’hui comme une évidence admise de tous. Mais réformer pour régler concrètement quel problème ? Et comment ? Si chacun aspire à une « simplification », elle ne saurait être une fin en soi : faut-il re-centraliser ou, au contraire, renforcer le mouvement de décentralisation ou le réorienter ? Sur quel périmètre construire cette métropole ?
Métropole confédérée ou métropole intégrée ?
Deux philosophies très différentes s’opposent :
- D’un côté, celle qui inspirait le premier projet de loi mis en débat au Sénat : une Métropole confédérée couvrant l’ensemble de l’agglomération (l’unité urbaine selon la définition de l’INSEE), « assise » sur un ensemble de communautés d’agglomération regroupant 200 000 à 300 000 habitants. Ce projet supposait dans un premier temps de boucler la carte de l’intercommunalité et de coordonner l’action de ces établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) dans une instance nouvelle… Cette option ascendante garde de nombreux partisans, notamment ceux qui se sont mobilisés pour bâtir des intercommunalités de projet.
- De l’autre, une simplification radicale de l’édifice institutionnel et la création d’une « métropole intégrée », ramassée sur les quatre départements centraux, dans laquelle les EPCI constitués disparaîtraient au profit d’un acteur unique prenant en charge la définition de la stratégie de l’aménagement et du logement et sa mise en œuvre locale. Le projet en débat à l’Assemblée nationale et voté par elle le 19 juillet répond clairement à cette seconde philosophie. Cette seconde option crée une rupture majeure par rapport au processus de transformation de la gouvernance francilienne, amorcé depuis dix ans avec l’essor de l’intercommunalité, puis avec le rapprochement entre collectivités lors de l’émergence du syndicat mixte d’étude Paris Métropole en 2009.
Première conséquence escomptée de cette réforme, l’émergence d’un acteur puissant, capable de porter des projets d’aménagement d’envergure et de relancer leur construction. Pour apprécier la puissance financière de la future Métropole au service de l’aménagement et du logement, il faudra cependant démêler l’écheveau des compétences exercées par cette nouvelle institution, et celles qui resteront gérées au niveau local (EPCI, communes, y compris la ville de Paris). La centralisation des ressources des EPCI au niveau métropolitain doit également s’accompagner d’une remontée de toutes leurs compétences actuelles, y compris la gestion de la voirie, d’équipements et de services ayant avant tout un intérêt local, mais mobilisant plus de 80 % de leurs ressources. Certes, il est prévu que la Métropole re-délègue aux « territoires » tout ou partie des compétences exercées précédemment par les EPCI et leur alloue un budget (ces nouvelles entités ne disposant pas de l’autonomie financière). Mais ce processus sera complexe à mettre en œuvre et chacun perçoit qu’il reste largement à préciser [4]. Les interrogations sont nombreuses et concernent tant les conditions de gestion des compétences traditionnelles des EPCI [5] que les domaines du logement et de l’aménagement, compétences majeures de la future Métropole.
Il faudra une période de débat et de négociation pour définir où passe concrètement la limite entre intérêt local et intérêt métropolitain. Certes, les documents d’urbanisme seront approuvés par la Métropole, mais le « territoire » gardera-t-il la responsabilité de certaines ZAC ou celle du permis de construire ? Jusqu’où ira la centralisation de l’aménagement ? Ceci ouvre inévitablement pour les communes un temps de redéfinition du niveau de délégation de leurs compétences : délégation à l’EPCI hier, à la métropole demain. Et quel rôle joueront vraiment les « conseils de territoire », aux pouvoirs aujourd’hui très flous ?
La Métropole demain, les enjeux de la grande échelle…
Seconde conséquence, les ressources issues de l’ancienne taxe professionnelle que perçoivent aujourd’hui communes et EPCI seraient centralisées au sein de cette nouvelle structure dont le budget serait proche de 3,5 milliards d’euros. Ce choix conduit ainsi au transfert à la Métropole de la recette la plus dynamique dont disposent aujourd’hui les collectivités locales, la fiscalité économique, dotant cette nouvelle institution d’une capacité d’action considérable. Il peut ainsi être porteur d’une réponse radicale à la question de la solidarité financière au sein de cet espace central. Dans le même temps, il creuse brutalement l’écart entre le cœur de l’agglomération qui concentre les deux tiers des emplois et des ressources fiscales, et la périphérie, où émergent quelques polarités, mais où l’on ne compte que 7 emplois pour 10 actifs. Une telle rupture pose dans des termes nouveaux la question de la péréquation entre ces deux espaces [6].
Le choix qui s’esquisse concerne essentiellement le cœur de l’agglomération et soulève une question essentielle : celle de l’articulation d’un espace central doté d’une gouvernance spécifique (confédérée ou intégrée) avec le reste du territoire métropolitain. Car, quoi que l’on dise, l’ensemble de la métropole regroupe non pas 6 mais 12 millions d’habitants et s’étend sur les huit départements franciliens.
Peut-on réellement parler de métropole en traçant une limite entre la zone la plus dense et les territoires périphériques où se joue une bonne part du développement de cette ville-monde ? Peut-on tenir à l’écart villes nouvelles et aéroports qui sont des territoires moteurs de l’économie francilienne ? Peut-on prétendre résoudre la crise du logement sans prendre en compte ce qui se passe dans les quatre départements périphériques qui accueillent plus de la moitié de la construction ? Peut-on préserver la dynamique de projets en laissant hors de la « Métropole » une partie du réseau du Grand Paris et les territoires qu’il irrigue ? Enfin, peut-on prétendre « promouvoir un modèle de développement durable » sans se préoccuper des relations entre cet espace central et sa périphérie pourvoyeuse de la plupart des ressources naturelles nécessaires au fonctionnement de ce centre ? Ce choix pose clairement la question de la césure entre le cœur de l’agglomération et les quatre départements périphériques qui regroupent aujourd’hui 44 % de la population francilienne, près de 60 % de la construction, mais seulement 33 % des emplois et des ressources fiscales.
En fait, depuis les années 1980, l’action publique est confrontée en Île-de-France à une difficulté singulière, conséquence implicite de la décentralisation : comment articuler vision et stratégie d’ensemble pour l’aire métropolitaine et action au plus près du terrain et des citoyens dont communes et intercommunalités ont la charge ? Chacun sait que la réflexion stratégique la mieux éclairée peut produire des documents de planification théoriquement parfaits, mais sans prise sur le réel s’ils ne sont pas relayés par l’action des communes et de leurs groupements. À l’inverse, la somme de projets locaux, individuellement respectueux des attentes des habitants, peut conduire à un creusement des disparités et à l’oubli des défis collectifs auxquels seule l’action coordonnée de tous peut répondre. La Métropole aurait pu – c’était l’orientation du texte initial – constituer cet espace de dialogue entre collectivités [7]. Le choix qui s’esquisse est différent. En privilégiant une réforme de la gouvernance limitée au cœur de l’agglomération, il laisse à d’autres le soin de veiller sur la cohérence d’ensemble du développement d’une métropole de 12 millions d’habitants.
Seule la région semble désormais en mesure d’assumer ce rôle de garant de l’équilibre entre un cœur d’agglomération « hypertrophié » et ses voisins moins denses mais en croissance rapide. Elle disposera prochainement pour cela d’un Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) en cours d’adoption. Ce document devrait servir de cadre à l’élaboration du futur projet métropolitain. Il disposera également d’un Schéma régional de l’habitat et de l’hébergement, ainsi que d’outils puissants dans le domaine foncier ou celui de l’économie et des transports (Syndicat des transport d’Île-de-France, établissements publics fonciers, Agence des espaces verts, Agence régionale de développement…). Enfin, la perspective d’un nouveau contrat de projet État–région pourrait être l’occasion de refonder ses politiques contractuelles et de sceller de nouvelles relations avec les territoires de la métropole – tous les territoires de la métropole.
De nouveaux équilibres à construire
Si cette transition entre la gouvernance actuelle et une future « Métropole intégrée » s’avère complexe, ce n’est pas uniquement pour des raisons juridiques ou techniques. Les nouveaux équilibres politiques et les modalités de fonctionnement de l’assemblée métropolitaine constituent également des inconnues de taille. Les optimistes plaideront que, les maires étant tous représentés au sein de cette métropole, les liens avec les projets et les intérêts locaux ne seront pas rompus ; les pessimistes y verront à l’inverse les risques d’une centralisation annonciatrice d’une gestion technocratique éloignée des citoyens ou de jeux complexes entre représentants de collectivités négociant chacun pour défendre son territoire.
Le débat à venir au Parlement devra trancher entre ces deux options, métropole confédérée ou métropole intégrée. Espérons qu’il offrira l’occasion de parfaire le texte en faisant émerger une métropole, nouvel espace d’une action publique coordonnée préservant le lien avec les « territoires ». La sagesse voudrait que la solution finalement retenue ne sacrifie pas en chemin le dynamisme des intercommunalités qui ont fait l’effort de s’organiser et de construire des projets qui ont joué un rôle moteur dans l’émergence de la métropole. Faute de quoi, on risquerait d’entrer dans une période de confusion et de conflits dont il est encore possible de faire l’économie.