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Essais

L’égalité territoriale en France : la rançon de l’histoire

Fondement de l’aménagement du territoire pendant les « Trente Glorieuses », la recherche d’un développement équilibré de la France n’est-elle pas aujourd’hui de retour sous le vocable de « l’égalité territoriale » ? L’expérience de l’après-guerre nous rappelle que, dans une période économique agitée, des efforts de redistribution peuvent favoriser la croissance.

Depuis vingt ans la compétitivité et la mise en concurrence des territoires ont pris une place de plus en plus importante dans les politiques d’aménagement du territoire (Baudelle et Montabone 2008). La victoire de la gauche en 2012 a sensiblement modifié cette approche. Le gouvernement Ayrault a privilégié un nouveau langage, celui de « l’égalité territoriale » (Laurent 2013). Ce discours puise en réalité ses racines dans les années 1950 et 1960 (Wendeln 2011). On se souvient de cette époque comme du cœur des « Trente Glorieuses », alors qu’en réalité la prospérité d’après-guerre a été très inégalement distribuée sur le plan territorial. La plus grande partie du pays était menacée par la stagnation économique lorsque Paris, les grandes villes de province et quelques régions industrielles connaissaient des taux de croissance exceptionnels.

Dans ce contexte, les gouvernements successifs de la Quatrième République et du début de la Cinquième se sont rangés à l’idée qu’une distribution plus équilibrée de la croissance était nécessaire non seulement pour préserver la paix sociale, mais aussi pour soutenir le développement économique du pays et maintenir ainsi leur propre fortune politique. En 1963, pour Georges Pompidou, alors Premier ministre, l’aménagement du territoire devait se soucier de « justice distributive dans la répartition des activités » entre les régions françaises (cité dans Laurent 2013).

Hier comme aujourd’hui, la redistribution territoriale suscite la controverse. Le développement est-il voué à se concentrer dans les grandes métropoles, ou peut-il être diffusé de manière plus homogène ? L’aide économique aux territoires en difficulté contribue-t-elle au développement national ou taxe-t-elle inutilement les régions les plus compétitives, « locomotives » de l’économie (Baudelle 2006 ; Brenner 2004 ; Storper 2013) ?

Malgré les importantes transformations intervenues depuis les « Trente Glorieuses », l’après-guerre reste une référence dans ce débat. Parfois saluée comme l’âge d’or de l’aménagement volontariste, cette période est aussi souvent critiquée pour ce que ses détracteurs voient comme les erreurs et les excès de cette politique égalisatrice (Davezies 2008). Pour certains, l’aménagement des années 1950 et 1960 a même servi la défense rétrograde d’une France rurale et traditionnelle contre le développement de la « grande ville » (Marchand 2009).

Je soutiens, pour ma part, que l’objectif majeur de ces programmes était d’accélérer l’adaptation de la France à une économie en mutation rapide et que, loin d’être « anti-urbains », ces politiques ont renforcé Paris et les métropoles régionales. Ce faisant, l’aménagement national d’après-guerre a favorisé un mélange complexe, parfois contradictoire, d’égalisation et de polarisation territoriales.

Des objectifs de croissance et de justice sociale

L’aménagement du territoire est trop souvent associé aux premiers efforts de décentralisation économique apparus dans les années 1930 et 1940, qui ont poursuivi les objectifs conservateurs de contenir la croissance des grandes villes et de préserver une France rurale aux bas salaires (Gravier 1947). Ces tentatives ont cependant été peu suivies d’effets. L’aménagement n’est devenu une politique nationale majeure qu’au milieu des années 1950, dans un nouveau contexte de croissance rapide et de déséquilibres extrêmes du développement régional.

Une fois la reconstruction d’après-guerre achevée, en effet, des secteurs peu productifs comme les textiles, les houillères et l’agriculture paysanne ont commencé à perdre des millions d’emplois au profit des services et des industries de consommation en plein essor. Ce déséquilibre économique était aussi territorial. Dans la majorité des départements, l’effondrement de l’emploi agricole et industriel a entraîné un sous-emploi difficile à résorber, un exode démographique et une opposition aux politiques de modernisation économique, à l’instar du mouvement poujadiste. Au même moment, les villes en expansion se sont trouvées submergées par un afflux de migrants et par la demande de nouveaux logements, bureaux et usines. Ce débordement a été particulièrement sévère en région parisienne, où le marché du logement et le réseau de transports ont atteint un point de rupture intolérable au début des années 1950.

C’est dans ce contexte que Pierre Pflimlin, alors ministre des Finances, a désigné le développement régional comme « l’objectif essentiel de [la] politique économique » du gouvernement en 1955 [1]. En ordonnant des plans de développement pour chaque région et en renforçant les mesures de « décentralisation industrielle » de Paris vers la province, Pflimlin a jeté les bases d’une politique d’aménagement qui s’est ensuite développée pendant deux décennies.

Selon Pflimlin, redistribuer une partie de la croissance économique et démographique était une mesure « gagnant-gagnant ». Pour les territoires en déclin, l’arrivée d’emplois et d’investissements devait déclencher un cycle économique vertueux : réduire le chômage, diffuser les innovations industrielles et conforter la position d’hommes politiques « modernisateurs » prêts à rompre avec les intérêts économiques traditionnels. Pour la région parisienne, la décentralisation devait soulager une congestion qui entravait les programmes de rénovation urbaine et la conversion de la capitale en une économie davantage tournée vers les services. Enfin, les industries parisiennes, confrontées au manque d’espace et d’ouvriers, devaient trouver de la main-d’œuvre et du foncier moins chers en province.

La redistribution de la croissance au profit des territoires moins prospères n’était cependant pas qu’une question économique. Elle relevait aussi d’un nouveau discours de justice sociale et territoriale selon lequel toutes les régions ont le « droit à participer à l’expansion économique générale », comme l’écrit René Pleven, député breton et ancien chef du gouvernement (Pleven 1961).

Des mouvements sociaux et politiques ont traduit ce principe abstrait en des revendications concrètes. Des ouvriers touchés par les licenciements industriels ont exigé de nouveaux emplois sur place, popularisant le slogan « travailler au pays ». Des coalitions d’hommes politiques et de chefs d’entreprises ont revendiqué de nouvelles mesures de développement régional. Parfois de véritables mouvements régionaux en ont résulté. En Bretagne notamment, des manifestions générales ont par deux fois amené le gouvernement à concéder des programmes d’investissements exceptionnels, en 1961 et 1968 (Martray 1983). Enfin, les gouvernements des années 1950 ont interprété la contestation poujadiste, enracinée dans les régions les plus pauvres, comme la révolte d’une France « sous-développée » qui menaçait la République (Wendeln 2011). Ces différents conflits ont montré aux responsables politiques que le coût des inégalités territoriales était autant électoral qu’économique.

Concilier redistribution et inégalités territoriales

L’espoir de réduire les écarts régionaux de développement n’a ainsi jamais été aussi fort que dans les années 1950 et 1960. Cependant, les programmes d’aménagement de ces années n’ont pas réparti la croissance uniformément sur le territoire. Ils ont corrigé certaines inégalités sociales et spatiales tout en en renforçant d’autres, notamment les disparités entre les grandes métropoles et le reste du pays.

Les industries parisiennes ont décentralisé quelques 600 000 emplois en province, transformant en profondeur des régions entières (Bastié et Verlaque 1984). Les objectifs de l’aménagement du territoire ont aussi justifié des investissements importants dans la rénovation des villes, la construction de logements, et les activités agricoles, tertiaires et touristiques du pays (Merlin 2002). Cette manne économique a cependant été inégalement répartie. La majorité des emplois décentralisés est restée concentrée dans un rayon de 200 kilomètres autour de Paris. La capacité de l’État à diriger les investisseurs vers des territoires plus éloignés s’est révélée limitée, profitant surtout aux régions limitrophes du grand bassin parisien telles que la Bretagne et le Nord–Pas-de-Calais (Bastié et Verlaque 1984). Et la géographie même des inégalités économiques a rapidement évolué. Dès les années 1960, des régions rurales ont attiré les nouvelles industries de pointe, tandis que la désindustrialisation a touché le nord-est industriel de la France et certaines banlieues de Paris.

La décentralisation industrielle a joué un rôle social contradictoire dans cette évolution. Tout en apportant de nouveaux emplois en province, elle a pénalisé des milliers d’ouvriers et de petites industries de la région parisienne [2]. Puisque les nouvelles usines ont souvent concentré les emplois les moins qualifiés, la décentralisation a aussi renforcé une division du travail inégale : plus que jamais, le commandement de l’économie nationale se trouvait à Paris, les fonctions intermédiaires dans les capitales régionales et les tâches d’exécution dans le reste du pays (Veltz 1996).

Ce renforcement de la « hiérarchie urbaine » était, d’ailleurs, un objectif explicite de la politique d’aménagement du territoire. Au cours des années 1950, en effet, le courant décentralisateur de l’aménagement du territoire a cédé la place à la valorisation des grandes agglomérations, considérées comme les clés de la performance économique nationale, de l’innovation et de la promotion sociale (Guichard 1965). Les gouvernements gaullistes des années 1960 ont ensuite investi des ressources considérables dans cet idéal métropolitain. Ils ont doté la région parisienne de programmes sans précédent tels que la création des villes nouvelles, du quartier d’affaires de la Défense et du RER. Une dizaine de capitales régionales ont également bénéficié de schémas métropolitains et de pôles industriels avancés, comme l’aérospatiale à Toulouse et l’énergie nucléaire à Grenoble (Merlin 2002). Enfin, le gouvernement a renforcé le pouvoir politique et administratif des agglomérations en créant des institutions régionales et métropolitaines [3].

En théorie, les métropoles devaient servir de « pôles de développement » et leur croissance bénéficier au reste de l’« Hexagone ». Dans les faits, néanmoins, elles ont absorbé une part disproportionnée des investissements au titre de l’aménagement du territoire. Loin d’être « déshabillée » en faveur de la province, la région parisienne touchait plus de la moitié des investissements urbains nationaux (pour moins d’un cinquième de la population française) au début des années 1960 [4]. Des disparités similaires sont apparues au sein des régions de province [5].

Cette volonté de renforcer les métropoles a immédiatement rencontré d’importants obstacles. Les représentants des autres territoires ont dénoncé une telle concentration des investissements et ont résisté aux réformes institutionnelles du gouvernement (Grémion 1976). De plus, les taux de développement exceptionnels annoncés pour Paris et les capitales régionales ont été remis en cause dès le recensement de 1968 avant d’être démentis par la crise des années 1970. Il s’est agi d’un renversement historique de flux migratoires, la région parisienne perdant désormais plus d’habitants au profit de la province qu’elle n’en recevait, tandis que l’Ouest et les villes moyennes connaissaient une balance migratoire positive (Lajugie et al. 1985). L’effort le plus soutenu en faveur des métropoles avait donc atteint ses limites en moins d’une décennie.

De retour dans l’agenda politique

L’égalité territoriale est aujourd’hui de retour dans l’agenda politique. Comme dans les années 1950, la crise économique a accéléré la chute d’économies locales en difficulté et creusé les disparités territoriales à grande échelle (Davezies 2012). D’importantes mobilisations sociales revendiquent le soutien national des économies régionales (Pasquier 2013), tandis que le vote contestataire est interprété, à tort ou à raison, comme la révolte d’une « France périphérique » exclue de la prospérité des métropoles (Davezies 2012). Aussi le débat entre les défenseurs de « l’égalité territoriale » et ceux de la concentration des investissements sur les territoires les plus compétitifs est-il plus que jamais d’actualité.

Dans ce contexte, des leçons peuvent être tirées de l’expérience de l’après-guerre, en soulignant tout d’abord le fait que la redistribution territoriale et la croissance économique ne sont pas forcément opposées. Dans les années 1950 et 1960, l’aide au développement des territoires frappés par la crise a facilité l’adaptation de la France à une économie en mutation ; ensuite, en insistant sur le rôle déterminant joué par la contestation sociale, la mobilisation politique et les conceptions nationales de la justice et de l’identité territoriales dans la définition des politiques publiques ; enfin, en rappelant la rapidité des mutations économiques, qui n’ont cessé de transformer la géographie de la croissance. Ces mutations peuvent faire des territoires des « gagnants » d’une période et des « perdants » de la suivante. Cette instabilité des fortunes territoriales est peut-être la meilleure justification pour faire de la redistribution spatiale de la production et de la richesse une préoccupation pérenne des politiques nationales.

Bibliographie

  • Bastié, Jean. 1984. Géographie du Grand Paris, Paris : Masson.
  • Bastié, Jean et Verlaque, Christian. 1984. « Trente ans de décentralisation industrielle en France (1954-1984) », Cahiers du CREPIF, vol. 7.
  • Baudelle, Guy. 2006. « La géographie sociale et la cohésion territoriale : une question d’échelles », dans Séchet, Raymonde et Veschambre, Vincent (dir.), Penser et faire la géographie sociale : contribution à une épistémologie de la géographie sociale, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 89‑97.
  • Baudelle, Guy et Montabone, Benoît. 2008. « Les échelles de la cohésion spatiale en Europe », intervention au congrès de l’European Regional Science Association (ERSA), Liverpool.
  • Brenner, Neill. 2004. New State Spaces : Urban Governance and the Rescaling of Statehood, New York : Oxford University Press.
  • Davezies, Laurent. 2008. La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Paris : Seuil.
  • Davezies, Laurent. 2012. La Crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Paris : Seuil.
  • Gravier, Jean-François. 1947. Paris et le désert français, Paris : Flammarion.
  • Grémion, Catherine. 1992. « Le général de Gaulle, la régionalisation et l’aménagement du territoire », in De Gaulle en son siècle, tome III : Moderniser la France, Paris : Plon, p. 438‑502.
  • Grémion, Pierre. 1976. Le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris : Seuil.
  • Guichard, Olivier. 1965. Aménager la France, Paris : Robert Laffont.
  • Lajugie, Joseph, Lacour, Claude et Delfaud, Pierre. 1985. Espace régional et aménagement du territoire, Paris : Dalloz.
  • Laurent, Éloi (dir.). 2013. Vers l’égalité des territoires, Paris : La Documentation française.
  • Marchand, Bernard. 2009. Les Ennemis de Paris : la haine de la grande ville, des lumières à nos jours, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Martray, Joseph. 1983. Vingt ans qui transformèrent la Bretagne : l’épopée du CELIB, Paris : Éditions France-Empire.
  • Merlin, Pierre. 2002. L’Aménagement du territoire, Paris : Presses universitaires de France.
  • Pasquier, Romain. 2013. « Bonnets rouges : un laboratoire idéal de la démocratie territoriale », Le Monde, 14 novembre.
  • Phlipponneau, Michel. 1967. La Gauche et les régions, Paris : Calmann-Lévy.
  • Phlipponneau, Michel. 1993. Le Modèle industriel breton (1950‑2000), Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Pleven, René. 1961. Avenir de la Bretagne, Paris : Calmann-Lévy.
  • Storper, Michael. 2013. Keys to the City : How Economics, Institutions, Social Interaction, and Politics Shape Development, Princeton : Princeton University Press.
  • Veltz, Pierre. 1996. Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris : Presses universitaires de France.
  • Wendeln, Matthew. 2011. Contested Territory : Regional Development in France, 1934–1968, thèse en histoire contemporaine, New York University/École des hautes études en sciences sociales.

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Pour citer cet article :

Matthew Wendeln, « L’égalité territoriale en France : la rançon de l’histoire », Métropolitiques, 12 mai 2014. URL : https://metropolitiques.eu/L-egalite-territoriale-en-France.html

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