Cet article rend compte d’une partie de la thèse de Marie Lanzaro, co-lauréate du Prix spécial décerné par le jury du Prix 2016 de thèse sur l’habitat social organisé par l’Union sociale pour l’habitat et la Caisse des Dépôts.
À l’hiver 2006, les Enfants de Don Quichotte suivis par le collectif des associations unies se mobilisent et dénoncent les limites du système d’aide et d’assistance aux personnes dépourvues de logement. Celui-ci ne parvient ni à répondre à l’ensemble des demandes ni à assurer la sortie vers une solution pérenne dans le droit commun. Il est alors communément estimé que 30 % des personnes bénéficiant d’un hébergement institutionnel [1] y demeurent à défaut de pouvoir accéder à un logement [2]. Début 2007, la promulgation d’un Plan d’action renforcé en faveur des personnes sans abri (PARSA) et le vote de la loi instituant le droit au logement opposable (DALO) [3] annoncent un tournant dans les modalités de prise en charge et de relogement. Deux ans plus tard, le gouvernement lance une « refondation » du système de l’hébergement et de l’accès au logement (2009) qui, sous le label « Logement d’abord » promeut l’accès au logement pour ceux qui en sont dépourvus sans passer nécessairement par l’hébergement (Pleace 2011), ainsi que la « fluidité des parcours de l’hébergement vers le logement » [4].
L’analyse des parcours de sortie de l’aide sociale à l’hébergement à la fin des années 2000 et plus particulièrement des parcours de relogement dans le parc social conduit à interroger le sens d’une catégorie de l’action publique qui fait alors son apparition : « être prêt au logement ». Éloquente sur les enjeux sous-jacents au logement des plus modestes et des plus vulnérables, cette notion permet cependant de sécuriser a minima les parcours des intéressés.
Cette analyse s’appuie sur une enquête de terrain menée en Île-de-France entre 2010 et 2012 et sur une enquête qualitative. Une soixantaine d’entretiens ont été menés auprès d’acteurs institutionnels (du logement, du relogement et de l’hébergement), afin d’analyser le contexte francilien en matière de demande, d’offre, de dispositifs et de pratiques mises en œuvre pour favoriser l’accès au logement des personnes hébergées. Par ailleurs, trente-deux personnes hébergées ou relogées ont été rencontrées à une ou plusieurs reprises dans le cadre d’entretiens prenant la forme de récits de segments de vie.
Le parc social : une vocation généraliste mais une priorité accordée aux « défavorisés »
Le logement social est largement mobilisé par l’État pour mettre en œuvre le droit au logement. La vocation du parc social en France est généraliste : à la fin des années 2000, 65 % de la population a un revenu qui, sur ce seul critère, les rend éligibles au parc social. Des critères de priorité sont néanmoins fixés et visent les « personnes mal logées, défavorisées ou rencontrant des difficultés particulières de logement pour des raisons d’ordre financier ou tenant à leurs conditions d’existence » et les « personnes hébergées ou logées temporairement dans un établissement ou logement de transition » [5].
En tant que réservataire de logements sociaux, l’État se voit octroyer le droit de proposer des candidats à l’attribution d’un logement social en contrepartie de la fourniture à un organisme d’HLM d’un terrain, d’un financement ou d’une garantie financière. L’État dispose ainsi d’un contingent de 30 % de logements réservés, dont 25 % sont destinés aux personnes ciblées comme prioritaires. Ce contingent est souvent nommé « mal logés » en référence aux situations résidentielles rencontrées par les ménages ciblés ; il est mobilisé pour appliquer et garantir le droit au logement.
Reloger d’abord les hébergés « prêts au logement » : un moyen de gérer la file d’attente…
À la fin des années 2000, afin de « fluidifier des parcours de l’hébergement vers le logement » [6], le rôle du parc social est réaffirmé dans l’accueil des sortants d’hébergement. La production est augmentée, le contingent préfectoral et une partie de celui d’Action logement [7] sont mobilisés et des garanties sont apportées en matière d’accompagnement social notamment (Lanzaro 2013, 2014). Parmi les personnes hébergées, le relogement doit toutefois bénéficier à celles identifiées comme étant « prêtes au logement », comme l’indique en 2009 une circulaire ministérielle à destination des préfets :
« On estime qu’environ 30 % des ménages hébergés, dans les zones les plus tendues, rempliraient immédiatement les conditions pour habiter un logement. Cette réalité n’est pas acceptable, car elle est dommageable tant pour le bien être des personnes concernées que pour les finances de l’État. […] Nous vous donnons instruction d’engager un effort exceptionnel pour reloger tous les ménages actuellement hébergés dans les structures financées par l’État et qui sont prêts au logement. […] Nous vous demandons ainsi de reloger, d’ici au 31 décembre 2009, 30 % des ménages hébergés selon les objectifs départementaux indiqués en Annexes. » [8]
Cette circulaire est la première à recourir à l’expression « prêt au logement » et contribue à institutionnaliser un tri entre les personnes qui pourraient accéder à un logement de droit commun et celles qui relèveraient d’une autre forme d’habitat. Ce tri à la « logeabilité » (Ballain et Maurel 2002) s’inscrit dans une histoire longue d’éducation sociale des familles par les politiques du logement et les dispositifs qu’elles instituent. Il rappelle également les processus à l’œuvre dans le cadre des procédures de résorption de l’habitat insalubre et des bidonvilles des années 1960‑1970. On peut aussi citer le travail des « visiteuses du foyer », qui durant l’entre-deux-guerres avaient pour mission de déterminer quelles familles ouvrières bénéficieraient d’un logement d’entreprise en distinguant les familles « relevables » des « irrelevables » selon leur degré de « sociabilité », évalué à partir de leur manière de tenir leur logement, du mobilier possédé, du mode d’habiter et de l’activité professionnelle (Verdès-Leroux 1978). On retrouve également cette logique dans la diffusion d’un modèle d’habitat propédeutique [9] avec les cités de transit, de relogement ou de promotion sociale et familiale (Tricart 1977 ; Cohen et David 2012) qui associe mise à disposition d’une habitation et action socio-éducative en vue de favoriser l’accès à un logement ordinaire (dans le parc social) aux familles dont la « sociabilité » est justement mise en cause [10].
À la fin des années 2000, l’institutionnalisation de la catégorie d’hébergés « prêts au logement » renoue avec ce même principe de sélection des personnes à reloger en fonction de leur aptitude. Inscrit dans une perspective de rationalisation des relogements, ce procédé doit aussi apporter des garanties aux bailleurs sociaux amenés à loger ce public supposé « à risques » (Simon 2003).
… tout en sécurisant les bailleurs
Les personnes hébergées sont en effet perçues comme un public « à risques » en raison de leur éloignement du logement ordinaire pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, de la modestie de leurs ressources et de leur situation souvent précaire. Elles seraient plus sujettes que les autres demandeurs de logement à présenter des difficultés pour l’occuper et s’y maintenir selon des usages conformes aux attentes des bailleurs sociaux. Il est ici autant question du paiement du loyer, des charges et d’une assurance habitation que de l’occupation paisible du logement et des parties communes, de l’entretien du logement et de ses équipements [11]. Bien que non explicitée comme telle, la question des équilibres de peuplement ou de la mixité sociale est également en jeu du fait, d’une part, de l’origine réelle ou supposée de ces ménages, de leurs faibles ressources et de leur composition familiale (Lanzaro 2014 ; GESTE 2016) [12] et, d’autre part, de la localisation de l’offre de logement disponible et abordable (au sein de quartiers prioritaires notamment). La gestion du patrimoine pour les bailleurs sociaux (d’un point de vue économique, social ou symbolique) aboutit à des considérations très fines en matière d’attribution des logements sociaux et à des choix qui excluent potentiellement les sortants d’hébergement de certains sites, voire de certains immeubles ou même étages. L’exemple des rez-de-chaussée est ainsi fréquemment évoqué comme étant à éviter dans le cadre du relogement d’une famille monoparentale ou d’une femme seule, afin de ne pas les mettre en difficulté ou en danger.
Dans ce contexte, le passage par l’hébergement a d’abord pour visée de mener les personnes accueillies vers une situation considérée comme insérée – ce qui suppose la régularisation de leur situation administrative, l’obtention de tous leurs droits, d’un emploi, d’un logement, etc. (Pelège 2004). La prise en charge dans l’hébergement est également un support pour préparer la sortie et l’accès à un logement de droit commun. Les personnes hébergées sont d’abord accompagnées dans toutes leurs démarches pour remplir les conditions requises pour l’obtention d’un logement social (dépôt, renouvellement de leur demande de logement social, mobilisation des voies de recours, etc.). Les personnes sont aussi « remises au niveau d’un locataire » (Ballain et Maurel 2002) : une pédagogie de l’habitat [13] est développée afin de « préparer » les personnes hébergées à l’occupation d’un logement de droit commun. Il s’agit de faire en sorte que rien ne fasse obstacle à une proposition de logement puis à son attribution. L’hébergement tend, dès lors, à accentuer son rôle d’habitat propédeutique et de sas probatoire. Enfin, les intervenants sociaux mobilisent ou proposent souvent des garanties et des mesures d’accompagnement social pour sécuriser les relogements (Lanzaro 2013).
Un enjeu persistant : sécuriser les parcours des plus précaires
Malgré son institutionnalisation, la relativité de la catégorie d’hébergé « prêt au logement » et la part de subjectivité à l’œuvre dans l’évaluation de cette aptitude ont appelé un effort de définition commune entre les divers acteurs impliqués dans le relogement des personnes hébergées [14]. En Île-de-France comme dans d’autres territoires (Rhône-Alpes, PACA–Corse, etc.), si un ménage « peut louer », c’est-à-dire est en capacité d’accéder au logement d’un point de vue réglementaire », s’il « sait louer », soit assumer financièrement son logement, s’il « sait habiter », soit est en « capacité » d’entretenir et d’utiliser correctement son logement et, enfin, s’il sait « s’adapter à son environnement », en d’autres termes, ne pas créer de troubles de voisinage, s’insérer dans le quartier, etc., il sera alors considéré comme « prêt au logement » [15].
Cette définition peut s’analyser comme une déclinaison de la notion d’autonomie dans la sphère du logement. Si cette dernière peut s’entendre comme « la capacité à gérer ses propres dépendances (physiques, psychiques et sociales) » (Rullac 2010, p. 31), alors « être prêt au logement » s’entend comme une autonomie – relative – dans le logement. Il est en effet bien question de savoir faire face, malgré de faibles ressources et de faibles revenus, à d’éventuelles difficultés ou, le cas échéant, de savoir vers qui se tourner.
Cette injonction à l’autonomie (Astier et Duvoux 2006) et son évaluation minorent le poids du contexte et du territoire face aux difficultés rencontrées pour accéder au logement de droit commun (et in extenso à s’y maintenir), en conséquence elles responsabilisent les ménages face à leur (non) accès au logement de droit commun. Alors que les garanties attendues par les bailleurs sociaux portent sur les risques d’impayés ou de troubles de la jouissance du logement (qui recoupent aussi bien les troubles de voisinage que « l’entretien du logement et de ses équipement »), l’intervention sociale – en tant qu’action sur l’individu et, désormais, en tant qu’évaluation du caractère « prêt au logement » – n’agit qu’à la marge sur ce qui peut mettre en difficulté le ménage (ruptures, problèmes de santé, faiblesse des ressources, difficile insertion professionnelle, etc.) et avoir des impacts sur le maintien ou l’accès à un logement stable. Elle dote les personnes hébergées d’autant de connaissances et de ressources pour s’intégrer dans leur logement et s’y maintenir en cas de difficultés, mais elle ne peut en aucun cas sécuriser les parcours sur la durée – point d’achoppement des parcours de relogement et angle mort des dispositions prises. L’intervention sociale et la visée d’insertion sociale ne s’inscrivent que dans une logique réparatrice et agissent en complément d’un système de protection sociale mis à mal depuis le début des années 1980 et la montée de la précarité.
Dans un contexte de pénurie de logements accessibles, l’État est mis en difficulté pour répondre à l’ensemble des demandes de logement de personnes prioritaires au titre du droit au logement. Aux critères réglementaires et de priorité s’ajoute une sélection en fonction de l’autonomie du ménage. L’évaluation qui en découle entre les hébergés « prêts au logement » et ce qui ne le sont pas consacre par ailleurs les limites d’une approche individualisante de l’exclusion (Castel 2009). La stratégie adoptée par l’État et le dispositif d’insertion n’agissent pas sur les sources d’insécurité et de vulnérabilité et sur les processus qui alimentent l’exclusion du logement, fragilisent les parcours et alimentent les craintes des bailleurs appelés à reloger les plus modestes. Dès lors, l’affirmation et la mise en œuvre de ce droit au logement ne suffisent pas à garantir l’accès au parc social et l’insertion dans le logement. Il est tout aussi nécessaire de penser en parallèle la sécurisation des parcours individuels et familiaux dans une visée notamment de prévention de nouvelles ruptures résidentielles.
Bibliographie
- Astier, I. et Duvoux, N. (dir.). 2006. La Société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris : L’Harmattan.
- Ballain, R. et Maurel, E. 2002. Le Logement très social, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Castel, R. 2009. La Montée des incertitudes ? Travail, protections, statut de l’individu, Paris : Seuil.
- Cohen, M. et David, C. 2012. « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 29 février.
- Groupe d’études sociales, techniques et économiques (GESTE). 2016. Étude sur le devenir de personnes issues de structures d’hébergement et ayant accédé à un logement locatif social, Paris : Ministère de l’Égalité des territoires et du logement.
- Lanzaro, M. 2013. « Favoriser les sorties de l’hébergement vers le logement. De l’injonction politique aux pratiques de relogement en Île-de-France », Politiques sociales et familiales, n° 114.
- Lanzaro, M. 2014. Sortir de l’hébergement d’insertion vers un logement social en Île-de-France. Des trajectoires de relogement, entre émancipation et contraintes, thèse en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, université Paris‑Est Créteil Val‑de‑Marne – Lab’Urba.
- Lebrère, A., Yaouancq, F., Marpsat, M., Régnier, V., Legleye, S. et Quaglia, M. 2013. « L’hébergement des sans-domicile en 2012. Des modes d’hébergement différents selon les situations familiales », Insee Première, n° 1455.
- Pelège, P. 2004. Hébergement et réinsertion sociale : les CHRS, Paris : Dunod.
- Pleace, N. 2011. « Découverte du potentiel du modèle “Housing First” (le logement d’abord) » in Houard, N. (dir.), Loger l’Europe. Le logement social dans tous ses États, Paris : La Documentation française.
- Rougier, I. 2009. Développer la fluidité des parcours de l’hébergement au logement, rapport n° RM2009‑018, février, Paris : Inspection générale des affaires sociales.
- Rullac, S. et Ott, L. (dir.). 2010. Dictionnaire pratique du travail social, Paris : Dunod.
- Simon, P. 2003. « Le logement social en France et la gestion des “populations à risques” », Hommes et Migrations, n° 1246, p. 76‑91.
- Tricart, J.-C. 1977. « Genèse d’un dispositif d’assistance : les “cités de transit” », Revue française de sociologie, vol. 18, n° 4, p. 601‑624.
- Verdes-Leroux, J. 1978, Le Travail social, Paris : Éditions de Minuit.