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Quand la participation citoyenne est empêchée

Écrit par des acteurs et chercheurs impliqués, le livre Pour le meilleur et pour le Pile éclaire l’expérience de démocratie participative d’un quartier de Roubaix. Marie-Hélène Bacqué inscrit ce récit dans son contexte réformateur, l’expérimentation des « Tables de quartier », entre promesses et désillusions

Recensé : Hamza El Kostiti, Louisa Kerkouche et Ali Rahni (dir.), Pour le meilleur et pour le Pile. Un récit de lutte urbaine à Roubaix, 2014-2018, Lille, Éditions les Étaques, 2023.

Coécrit par des acteurs et chercheurs impliqués, Pour le meilleur et pour le Pile propose le récit analytique d’une expérience participative lancée à Roubaix (Nord), dans le quartier du Pile, par des citoyens et des acteurs associatifs. Mobilisés contre un projet de rénovation urbaine élaboré sans eux, les habitants se sont organisés dans une « table de quartier ». Cette démarche participative, inspirée d’expériences conduites à Montréal (Canada), était l’une des préconisations du rapport sur la participation dans la politique de la Ville que l’autrice de cette recension a codirigé avec Mohamed Mechmache (Bacqué et Mechmache 2013). Elle repose sur la création d’espaces autonomes de co-construction et de mobilisation, réunissant les acteurs associatifs et collectifs habitants à l’échelle du quartier. La table du Pile a travaillé pendant quatre années, à la fois comme force de propositions et comme force de mobilisation, avant de mettre fin à ses activités, face au refus de dialogue de la municipalité et à la répression exercée contre la table et ses promoteurs (Talpin 2016).

Participation et quartiers populaires : l’expérience des Tables de quartier

Au cours des vingt dernières années, la participation a fait l’objet de beaucoup de travaux et discussions scientifiques et opérationnelles, pointant ses apports et ses difficultés. Quelques voix en viennent d’ailleurs aujourd’hui à suggérer qu’il faudrait « en finir avec la démocratie participative », marquée par des échecs et par son institutionnalisation (Loisel et Rio 2024).

Pour le meilleur et pour le Pile apporte une riche contribution au débat en présentant, de l’intérieur et dans le détail, une démarche venue « du bas » dans un quartier populaire, autour d’un projet de rénovation urbaine contesté. Le lieu est symbolique : c’est à Roubaix, ville ouvrière et populaire (Rosa Bonheur 2019), que, dans les années 1970, les habitants de l’Alma-Gare appuyés par un groupe de professionnels et de militants se mobilisèrent contre un projet de démolition/reconstruction de leur quartier. Ils parvinrent à imposer à la municipalité et au bailleur un projet alternatif mais aussi des formes de gestion participatives, inventant notamment la première régie de quartier (Hatzfeld 1986 ; Cossart et Talpin 2015). Cette opération urbaine emblématique, que la municipalité actuelle et l’ANRU souhaitent aujourd’hui démolir [1], a représenté un point de référence de l’urbanisme participatif et des démarches de développement social engagées lors des premières années de la politique de la Ville au cours des années 1980-1990. Trois décennies plus tard, en 2013, c’est aussi à Roubaix, comme le rappelle la conclusion de l’ouvrage, que la ministre écologiste du Logement Cécile Duflot, lançant une nouvelle réforme de la politique de la Ville, appelait les habitants à « renverser la table », pour prendre toute leur place dans la concertation.

Les militants et responsables associatifs roubaisiens ont pris cet appel au sérieux. Ils se sont pour cela appuyés sur les propositions du rapport Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires que nous avions remis en 2013 au ministre de la Ville François Lamy (Bacqué et Mechmache 2013). Ce rapport préconisait de développer une démocratie participative par le bas, à partir des initiatives habitantes, et proposait en particulier la création de « Tables de quartier » (Sénécal, Cloutier et Herjean 2008). La logique politique et institutionnelle a transformé cette proposition de Tables de quartier en « Conseils citoyens », dispositif rendu obligatoire dans les quartiers prioritaires, et avalisé par le préfet (Bacqué et Demoulin 2019). Douze tables de quartiers ont néanmoins été expérimentées, dont celle du quartier du Pile (Louis 2021). Cette expérimentation, financée par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) et coordonnée conjointement par la Fédération nationale des centres sociaux et le collectif associatif Pas sans nous, créé à l’issue du rapport, a bénéficié de moyens limités : à peine de quoi financer la coordination, des rencontres entre tables, des actions de formation et, dans quelques cas seulement, le recrutement d’« adultes relais » (dispositif des politiques de la Ville). Ce soutien est bien inférieur à celui accordé aux tables de quartier montréalaises qui, à la même époque, reçoivent chaque année au moins 100 000 dollars, émanant de trois financeurs (Fondations, Secrétariat d’État à l’action communautaire et municipalité), ce qui leur permet de conserver leur indépendance et d’embaucher un·e coordinateur·trice.

Quand la vivacité démocratique dérange la municipalité

L’ouvrage consacré à l’expérience conduite dans le quartier du Pile revient d’abord sur les dynamiques engagées autour de cette Table de quartier, sur les méthodes mobilisées et les obstacles rencontrés [2]. Les auteurs relèvent en premier lieu le fossé entre, d’un côté, un discours public et des appels récurrents à la participation au niveau national comme au niveau local et, de l’autre, les fortes réticences, voire les formes de répression s’exerçant sur les initiatives citoyennes. Alors que la Table de quartier du Pile bénéficie d’une couverture médiatique élogieuse en France mais aussi à l’étranger, la collectivité territoriale roubaisienne ne la reconnaît pas ; elle délégitime même cette initiative citoyenne, freine son expression, ne tient pas compte de ses propositions.

Pourtant, une dynamique puissante s’engage au Pile, quartier de petites maisons en briques dont une partie sont vouées à la démolition, et de cette mobilisation naissent un ensemble de (contre-)propositions concrètes. La municipalité, loin de s’appuyer sur cette implication habitante et de soutenir la démarche engagée, n’y répond que par le mépris social et par des formes de rétorsions individuelles et collectives.

Si la dissolution de la Table, quelques années à peine après sa création, est marquée par un constat d’amertume, l’ouvrage souligne l’endurance des citoyens, la force de leur engagement, l’inventivité des formes de participation et de débat tout au long de ces quatre années de mobilisation. Il met au jour de nombreux éléments méthodologiques concrets, dont certains sont empruntés aux méthodes de community organizing et de l’éducation populaire. Les portes à portes réalisés, les simulations d’« aérations » prévues dans le quartier à l’aide de bandelettes rouges, l’écriture d’un journal de quartier, la conduite d’enquêtes, l’ouverture de temps de discussion hebdomadaires, ou encore l’occupation de la grande place de Roubaix devant l’hôtel de ville, sont autant de moyens développés pour mobiliser les habitants, les sortir de l’isolement, leur permettre d’exprimer leurs colères et de travailler à des propositions alternatives.

Pour une démocratie active

Loin des bilans institutionnels sur la participation, qui insistent sur la difficulté à mobiliser les habitants dans les quartiers populaires, les auteurs éclairent les puissantes dynamiques qui peuvent s’engager quand la participation est initiée par les citoyens eux-mêmes. Ils pointent aussi la force des freins politiques qui s’y opposent quand les élus locaux refusent de jouer le jeu. Il apparaît essentiel, non pas de remiser ces aspirations, mais bien de se redonner les moyens d’une démocratie active, qui puisse s’émanciper du contrôle des élites locales, a fortiori quand elles sont si peu représentatives.

Cette expérience roubaisienne gagnerait à être replacée dans un contexte plus large, marqué par la montée de la répression associative mais aussi par la multiplication d’expériences participatives, plus ou moins abouties, s’inscrivant dans cette dynamique de contestation et de proposition. Certaines rencontrent le même type de résistances édilitaires ; d’autres, comme la mobilisation des habitants de la cité Schuman à Melun (Seine-et-Marne), débouchent sur la prise en compte des propositions habitantes [3]. Toutes participent néanmoins de la recherche d’une démocratie participative active.

À partir de cette expérience singulière du Pile, les auteurs ont le mérite d’éclairer certains ressorts essentiels de la démocratie participative : s’appuyer sur, reconnaître et donner les moyens aux initiatives portées par les citoyens eux-mêmes, afin de déboucher sur des formes de co-construction des politiques publiques.

Bibliographie

  • Bacqué, M.-H. et Demoulin, J. 2019. « Les conseils citoyens, beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, n° 24, p. 5-25.
  • Bacqué, M.-H. et Mechmache, M. 2013. Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport au ministre délégué chargé de la Ville.
  • Collectif Rosa Bonheur. 2019. La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris : Éditions Amsterdam.
  • Cossart, P. et Talpin, J. 2015. Lutte urbaine. Participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, coll. « Sociopo ».
  • Hatzfeld, H. 1986. « Municipalités socialistes et associations. Roubaix : le conflit de l’Alma-Gare », Revue française de science politique, vol. 36, n° 3, p. 374-392.
  • Loisel, M. et Riot, N. 2024. Pour en finir avec la démocratie participative, Paris : Textuel.
  • Louis, J. 2021. Le pouvoir d’agir dans les centres sociaux : un nouveau rapport au politique ? Étude à partir de l’expérimentation des tables de quartier, thèse de doctorat en urbanisme, Université Paris-Nanterre.
  • Sénécal, G., Cloutier, G. et Herjean, P. 2008. « Le quartier comme espace transactionnel. L’expérience des Tables de concertation de quartier à Montréal », Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, n° 146, p. 191-214.
  • Talpin, J. 2016. « Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires », Métropolitiques.

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Pour citer cet article :

, « Quand la participation citoyenne est empêchée », Métropolitiques , 6 mars 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-la-participation-citoyenne-est-empechee.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2139

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