Accéder directement au contenu
Photo : Nicolas Bouillon (CC-BY-SA-2.0-FR)
Terrains

Garder la paix en pandémie

Le premier confinement vécu par les policiers et les gendarmes

Pendant le premier confinement, l’attention s’est focalisée sur les inégalités touchant les travailleurs de première ligne : policiers et gendarmes en faisaient aussi partie. Une enquête sur leurs conditions de travail pendant la pandémie montre que cette dernière a amplifié la crise des métiers d’ordre.

Le 16 mars 2020, le président de la République française annonçait la restriction des déplacements de l’ensemble de la population pour limiter la propagation du coronavirus [1]. Le lendemain, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, précisait les mesures de ce confinement. Il déclarait que chacun devait être en mesure de justifier ses déplacements au moyen d’une attestation dérogatoire, annonçait la mobilisation de 100 000 fonctionnaires de police et de gendarmerie pour en contrôler le bien-fondé et, le cas échéant, appliquer une amende de 135 euros aux contrevenants [2].

Bon nombre de commentaires ont souligné l’improvisation de ces mesures faisant reposer sur les épaules des fonctionnaires de terrain le « discernement » quant à des situations individuelles parfois ambiguës, ainsi que l’utilisation d’une police « réponse à tout pour gérer et contenir une population jugée a priori comme peu obéissante et comme peu raisonnable » (Mouhanna 2020). Une étude comparative soulignait qu’aux Pays-Bas, la police avait été mobilisée pour faire de la prévention, ce qui modifie totalement les rapports entre la police et la population (Terpstra, de Maillard, Salet, Roché 2021). En France, au printemps 2020, 20,7 millions de contrôles ont été réalisés, donnant lieu à 1,1 million de contraventions [3]. C’est ainsi que, rapidement, d’autres commentaires ont pointé les abus liés aux contrôles et aux verbalisations [4]. À cette même période, d’autres travaux, savants ou non, se sont penchés sur les conditions de vie et de travail des salariés dits « de première ligne [5] ». Mais les policiers et les gendarmes ont rarement été cités parmi ces acteurs de « première ligne », bien qu’ils aient quotidiennement patrouillé, assuré l’accueil dans les commissariats ou la continuité de leurs missions. De fait, les conditions de travail des policiers et des gendarmes durant cette crise et leur perception de cette dernière sont un angle mort des connaissances sur cette période historique marquée par la pandémie.

Cet article est fondé sur les résultats d’une enquête en deux volets. Des organisations associatives et syndicales, l’association loi 1901 GendXXI pour la gendarmerie, le syndicat Unité SGP-police Force Ouvrière (majoritaire chez les gardiens de la paix et gradés), la CGT police et le collectif Union des policiers nationaux indépendants (UPNI) du côté policier, ont d’abord soutenu la passation d’un questionnaire en ligne à propos de leurs conditions de travail durant le premier confinement. J’ai par la suite mené des entretiens avec les volontaires qui avaient laissé leurs coordonnées. Au total, j’ai obtenu plus de 1 000 réponses, dont 780 exploitables, et mené une quarantaine d’entretiens, d’une heure en moyenne, par téléphone. Si le questionnaire ne peut pas prétendre à la représentativité, il permet d’appréhender la diversité des conditions de travail selon l’inscription géographique et, in fine, des pratiques de contrôle. 82 % travaillaient au contact du public au moment du confinement. Les missions de la moitié des agents qui composent l’échantillon ont été réorientées vers le contrôle des attestations. C’est sur ce groupe de répondants, en première ligne, que je me focalise ici.

Quelles consignes ont-ils reçues et comment les ont-ils perçues et mises en œuvre ? Que cela révèle-t-il, à la fois de la gestion policière de cette crise sanitaire et de la crise que traversent les métiers d’ordre (Mouhanna 2017) ? Je reviendrai d’abord sur la gestion interne de la crise sanitaire et, dans un second temps, j’analyserai les perceptions du travail de contrôle.

Figure 1. Affiche syndicale diffusée sur les réseaux sociaux et dans les commissariats

Source : Unité SGP-police FO, archive de l’enquête COVIDpolice gend.

Les forces de l’ordre… en ordre dispersé

Après l’annonce du confinement, 10 000 policiers en exercice se sont retirés chez eux, soit parce qu’ils étaient à risque, soit pour la garde de leurs enfants, et 600 fonctionnaires supplémentaires se sont isolés car ils étaient infectés par le Covid. Les mesures de réorganisation du travail prises par les hiérarchies ont été très inégales selon les territoires. Certains commissariats ont tout simplement fermé [6], induisant des charges de travail supplémentaires pour les commissariats ou casernes de gendarmerie voisins. Dans ces derniers, la gestion s’est faite sur un mode dégradé, prévoyant un roulement entre les effectifs : 50 % des agents travaillant (contre 60-70 % habituellement) et 50 % restant en position d’attente, avec des horaires et des cycles décalés, afin d’éviter qu’un nombre trop important d’entre eux ne se croise. Les entretiens montrent une grande disparité dans la mise en œuvre de ce dispositif. Les temps de chevauchements (discussion, repas en commun) entre brigades ont été, dans l’ensemble, supprimés et les agents ont côtoyé toujours les mêmes collègues le temps du confinement. Par manque de moyens et de consignes claires, peu de mesures d’hygiène ont été prises dans les services :

Les mesures d’hygiène n’ont pas été respectées chez nous, parce qu’un coup on devait porter le masque, après on devait plus le porter, on n’avait pas de matos non plus par rapport à ça, il n’y avait pas de désinfectant non plus pour nos véhicules. Donc on a été exposés, on a eu trois collègues, dont moi j’ai fait partie, on a été mis en quarantaine parce qu’on avait des signes du Covid, […] vous avez un avis médical, le médecin vous dit que vous l’avez, le résultat du test vous donne négatif, mais vous avez tous les symptômes. Donc on a été mis à l’isolement et dans une structure on va dire prévue, mais pas adaptée (entretien avec un CRS, automne 2020).

L’une des rares consignes données et suivies sur le plan national a été, dans un premier temps, l’interdiction de porter un masque. Celle-ci était justifiée par le fait de ne pas créer de mouvement de panique dans la population [7]. Mais cette interdiction n’a pas été suivie partout, et lorsqu’elle a été levée à la fin du printemps – sous la pression des syndicats principalement – les masques et le gel hydroalcoolique ont tardé à être livrés dans bon nombre de commissariats et brigades de gendarmerie. Il n’est pas rare que les agents se soient approvisionnés grâce à la solidarité d’entreprises, de commerçants, de certaines personnes qu’ils côtoyaient sur la voie publique, ou sur leurs propres deniers.

Des missions de contrôle floues et peu valorisantes

Les agents interrogés appartiennent à différents métiers : les policiers et les gendarmes des unités de base qui patrouillent dans les rues et les villages, la police aux frontières, la police et la gendarmerie de la route et, enfin, les CRS, qui font également des contrôles d’identité en temps normal. Ces positions induisent normalement un rapport différencié à l’espace et aux populations (Monjardet 1996). Malgré cette diversité, ils ont tous comme point commun de faire habituellement des contrôles, logique amplifiée pendant le confinement. La fermeture des bars, l’interdiction des rassemblements et manifestations et l’injonction à contrôler les déplacements de toute la population ont néanmoins focalisé l’activité de l’ensemble de ces professionnels sur les attestations de déplacement dérogatoire. Là où, en temps normal, les professionnels ciblent ceux qui leur semblent suspects pour déclencher des contrôles (de Maillard 2019), ces derniers sont devenus systématiques. À l’exception d’un major de police de la BAC qui y voyait une mission nouvelle, relevant de la protection de la santé publique, la totalité des agents entendus en entretien indique qu’il ne s’agissait pas d’une mission valorisante. Pour plusieurs agents, cette injonction à contrôler toute la population était chargée d’un univers de sens très négatif, comme le dit ce gendarme de la route : « Cela rappelle des heures sombres. (Il imite l’accent allemand) Contrôle police ! Les papiers ! » Le fait de croiser quotidiennement les mêmes personnes, souvent d’autres travailleurs de première ligne qui plus est (personnels soignants, ouvriers, commerçants), était rapidement source d’une perte de sens en raison du caractère répétitif et rébarbatif du contrôle des attestations. D’une manière générale, les agents témoignent, dès le questionnaire, que ce travail de contrôle a affecté négativement leurs rapports avec la population et avec leur hiérarchie :

Notre hiérarchie nous a imposé des missions de contrôles découlant de la situation exceptionnelle due à la pandémie. Nous avons appliqué les ordres, malgré le manque d’informations liées au virus et le faible moyen de protection. Très peu de considération humaine au plus fort de la crise (réponse laissée dans un espace libre du questionnaire, police aux frontières, été 2020).

En ce qui concerne les contrôles, les hiérarchies ont donné des consignes différentes selon les localités. Un tout petit nombre de policiers et de gendarmes (14 %) indique avoir reçu des objectifs chiffrés en matière de contravention. Dans les espaces libres des commentaires comme en entretien, les policiers et les gendarmes indiquent plutôt avoir eu des objectifs quotidiens quant aux nombres de contrôles à réaliser, ceci afin de les inciter à verbaliser davantage pour détecter un plus grand nombre de contrevenants [8]. Dans certaines circonscriptions, consigne a été donnée de cibler en priorité les quartiers populaires (Gilbert 2020) et les clients des petites épiceries, plutôt que des grands commerces, tandis que d’autres policiers nous indiquent qu’on leur a demandé d’éviter ces zones en raison de risques de tensions. Certains indiquent avoir dû davantage verbaliser au début du confinement, pour marquer les esprits, quand d’autres expliquent avoir verbalisé dans la durée, lorsque par exemple le contrevenant se montrait agressif. Au final, le choix des lieux à contrôler et le discernement quant à ce qui relevait d’un déplacement légitime ou non, quant au caractère essentiel ou non des achats effectués (de première nécessité), ont créé des divergences au sein des commissariats, voire au sein des brigades.

Crise sanitaire et crise des métiers d’ordre

Loin d’être un simple révélateur de la crise qui traverse les métiers d’ordre (Loriol 2019), la crise sanitaire a renforcé celle-ci. Les problèmes internes (distance entre les corps, ordres contradictoires, sentiment de perte de sens du métier) et externes (sentiment d’être mal vus par la population) se sont largement amplifiés à cette occasion. Ces tensions ont encore été renforcées par les débats sur l’attribution de la prime Covid-19, qui n’a finalement concerné que 15 % des effectifs et a été répartie de manière arbitraire (policiers malades exclus, policiers qui ont travaillé le plus, policiers qui ont verbalisé le plus, chef de groupes inclus, etc. : les choix variant d’une circonscription à l’autre). Le fait d’avoir été en première ligne et d’avoir dû contrôler massivement la population, d’une façon qui apparaissait comme autoritaire et arbitraire, a largement renforcé la crise de la légitimité des ordres politiques et hiérarchiques.

Bibliographie

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Marion Guenot, « Garder la paix en pandémie. Le premier confinement vécu par les policiers et les gendarmes  », Métropolitiques, 23 juin 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Garder-la-paix-en-pandemie.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires