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Expériences ordinaires de la participation

Si la participation est aujourd’hui souvent considérée comme le vecteur d’une nécessaire revitalisation démocratique, ses critiques lui prêtent des défaillances et des effets de manipulation rédhibitoires. Dans son ouvrage, Julien Charles aborde de biais cette controverse en conduisant l’enquête sur des terrains où des projets participatifs sont mis en œuvre, pour évaluer forces et faiblesses de ce modèle de renouvellement du rapport des citoyens au politique.
Recensé : Julien Charles, 2016, La Participation en actes. Entreprise, ville, association, Paris, Desclée de Brouwer, « Solidarité et société », 168 p.

« La participation renforce-t-elle les processus démocratiques ou accentue-t-elle les exclusions ? » (p. 24). Telle est la question que pose le sociologue Julien Charles dans un essai critique, minutieux et approfondi dans ses analyses empiriques, mais aussi audacieux dans ses propositions finales. L’ouvrage propose une réflexion renouvelée sur les conditions de mise en forme et de réalisation de la participation, à partir de quatre enquêtes de terrain sur des dispositifs participatifs mis en place dans des espaces très divers : au sein du monde du travail, dans l’arène politique locale et dans le cadre de coopérations citoyennes au service de pratiques quotidiennes. La réflexion menée est donc le fruit des analyses croisées sur ces terrains variés. À partir de ces terrains, il s’agit de questionner « l’impératif participatif contemporain, ses limites, mais également ses bienfaits » (p. 139).

En effet, l’ouvrage veut dépasser la traditionnelle opposition entre les avocats de la participation et ses détracteurs. Sans méconnaître ses bénéfices potentiels, il convient de « prendre de la distance avec le mythe d’une participation sans condition » (p. 25) : la participation n’est pas toujours désirée ni vécue de manière positive, notamment du fait qu’elle impose une série de contraintes et des exigences de mise en conformité auxquelles les participants doivent se plier. La force de l’analyse de Julien Charles tient au fait que « la participation et l’engouement qui la soutient sont alors tous deux examinés au niveau de leur mise en œuvre, là où ils affectent les personnes, contribuent à leur émancipation ou entravent leurs capacités critiques, les blessent ou les agrandissent, bref là où ils sont vécus » (p. 24).

Une démarche d’inspiration pragmatiste : l’attention aux expériences ordinaires

La démarche de Julien Charles se revendique de la sociologie pragmatique, et plus particulièrement de la sociologie des engagements pluriels développée notamment par Laurent Thévenot (2006), auteur de la préface de l’ouvrage. Cette approche permet d’inscrire l’étude des pratiques participatives dans une sociologie du politique procédant d’« une extension de la notion […] au-delà des frontières des dispositifs de l’État » (p. 29), dans la lignée des approches pragmatistes du politique comme celle de John Dewey (2010 [1927]). Ce philosophe américain, remis au goût du jour en France depuis deux décennies par les travaux d’inspiration pragmatiste (Cefaï et al. 2015), aborde en effet le déploiement des actions collectives à visée politique à partir de leur enracinement dans les expériences ordinaires des individus et des groupes sociaux. Une telle approche élargie du « politique » suppose de le traiter non pas comme une « chose » mais plutôt comme une « activité » (Berger et Gayet-Viaud 2011).

Reprenant la distinction élaborée par Joëlle Zask, pour penser la participation, entre « prendre part », « apporter une part » et « recevoir une part » (Zask 2011), Julien Charles propose d’y ajouter une quatrième dimension, relative au coût – parfois prohibitif – de la participation pour ceux qui s’y engagent : la mise en conformité des individus avec les cadres de la participation exige d’eux un travail de transformation, un changement de format ou de registre d’action ou d’expression, de sorte à s’ajuster aux contraintes des projets et dispositifs participatifs. L’auteur souligne que cette dimension contraignante est considérée par des participants comme une véritable violence symbolique et une source de pression et d’oppression, les empêchant d’exprimer « ce qui leur importe » et de le faire « sur le mode qui leur convient le mieux » (p. 26-27).

La démonstration s’appuie sur l’analyse comparative de la mise en forme des contributions que les participants ont dû fournir pour être pris en compte dans le cadre de quatre projets autoproclamés « participatifs », en Belgique et aux États-Unis : le management participatif d’inspiration toyotiste instauré dans une usine belge du groupe Caterpillar ; la participation citoyenne déployée selon les principes de la démocratie délibérative et des forums hybrides dans le cadre d’un plan de rénovation urbaine dans un village de Wallonie ; une maison médicale autogérée, en Belgique, dont l’idéal socialiste autogestionnaire est hérité du courant anarcho-communiste ; et le Bicycle Kitchen, un atelier californien de réparation de vélos où les usagers doivent participer activement à la remise en état de leur bicyclette, selon le principe d’empowerment individuel. En mettant en parallèle ces expériences très diverses, l’auteur prétend mieux comprendre les exigences de la participation et appréhender à la fois les spécificités de chaque projet et leurs points communs.

Pour saisir l’ampleur des transformations requises par les démarches participatives dans le cadre d’une sociologie des engagements, l’auteur a mené une enquête ethnographique auprès d’acteurs concernés, associant observation de situations de travail et de réunions, et entretiens semi-directifs.

Des exigences de formalisation et de justification excessives ?

En décrivant et comparant, dans un premier temps, les dispositifs ou supports matériels du guide Caterpillar Production System (CPS) et du nouveau Plan communal de mobilité (PCM), l’auteur met en évidence le fait que le travail de mise en commun demandé aux participants est fondé sur l’exigence de formatage et de mise en conformité à des outils standards, mais aussi sur la capacité à monter en généralité. Ce faisant, ces contraintes limitent, selon lui, ce qui peut être exprimé et partagé, en supprimant une partie considérable des contributions potentielles des participants et en favorisant ainsi le désengagement de ces derniers. Cela constitue ainsi une entrave au déploiement de la critique, ce qui déstabilise les revendications syndicales.

Chez Caterpillar, par exemple, les travailleurs sont incités à rendre publics les problèmes quotidiens décelés au cours de leur activité et à s’impliquer dans leur résolution lors de « dialogues de performance », afin d’améliorer la productivité. Mais, pour être entendus par le section manager, les ouvriers doivent être capables de se référer aux quatre indicateurs de performance établis par le management participatif, peu ajustés à leurs façons habituelles de travailler. S’ils en sont incapables, ils doivent se taire. L’auteur montre ici la tension entre « travail habité » (Breviglieri 2004) et « gouvernement par l’objectif » (Thévenot 2015). Ce qui apparaît, c’est le décalage entre l’obligation faite aux ouvriers de se conformer aux critères formels et standardisés d’évaluation de leur travail et la façon dont ils résolvent des problèmes et s’accommodent des troubles quotidiens de la production grâce à leur familiarité avec l’environnement et les objets – c’est-à-dire les compétences et les tours de main acquis dans et par la pratique, au fil de leurs années d’expérience.

L’auteur présente ensuite les espaces de rencontre entre des habitants d’un village belge et une animatrice de la participation mis en place dans le cadre de l’adoption du Plan communal de mobilité. Lors de ces réunions, ce sont des échanges verbaux qui servent à faire la cartographie des déplacements. Les récits des « problèmes » vécus par les habitants, en termes de marche et d’accessibilité, sont d’abord récoltés de façon anonyme par les rapporteurs. Ils sont ensuite quantifiés et inscrits dans des catégories générales sur des supports cartographiques par les ingénieurs en mobilité. Ces plans et cartes sont utilisés au cours des réunions ultérieures pour servir d’appui aux prises de parole et encadrer les contributions des participants visant à améliorer la cartographie de la ville et à réaliser un plan de mobilité efficace. Cependant, ce travail de transposition des « petites histoires » des habitants vers un format cartographique implique une sélection des informations retenues, et finit par négliger certains éléments des pratiques quotidiennes. Ainsi, lors d’une de ces réunions, deux habitantes expriment leurs difficultés à se déplacer avec leur poussette dans le quartier ; mais ce point n’est pas pris en considération par l’animatrice car ces « problèmes » se rapportent à des troubles et soucis personnels qui, selon elle, n’ont pas leur place dans un débat sur une « mobilité juste ».

Julien Charles insiste en particulier sur les exigences de formalisation et de justification en public qui s’imposent aux participants. Il montre comment différents « régimes d’engagement » – plus particulièrement le « régime de justification » en public et le « régime de familiarité » ou du proche (Thévenot 2006) – sont mis en concurrence dans le cadre d’un même dispositif. Dans le premier cas, les dispositifs participatifs ne tiennent compte ni des habitudes de travail, ni de l’habileté astucieuse des ouvriers expérimentés à bricoler des solutions ingénieuses. Dans le deuxième exemple, l’injonction à monter en généralité en termes de problématisation de la mobilité communale ne se soucie guère des attachements singuliers des participants aux « lieux communs » de l’espace habité.

Le troisième terrain décrit correspond à l’idéal autogestionnaire de la Maison médicale, initialement nommée « Boutique populaire ». Celle-ci relève d’un projet politique en faveur d’une société plus juste, à travers l’engagement militant d’un collectif de médecins critiquant les inégalités en matière de santé. Ce terrain sert à faire le lien entre les deux situations décrites ci-dessus, en ce qui concerne à la fois les compétences requises par et pour la participation et les motivations à s’impliquer dans le projet. L’auteur décrit l’injonction, adressée aux nouveaux professionnels embauchés, à participer à toutes les réunions et à justifier leurs actes quotidiens au regard de l’idéal autogestionnaire, y compris sur des sujets relevant de leur vie privée. Ces attentes, liées à des obligations réciproques, peuvent constituer pour les nouveaux venus des charges trop lourdes à assumer, surtout pour ceux qui ne sont ni prêts ni motivés à participer.

En fin de compte, à travers ces trois terrains d’enquête, l’auteur montre que les obstacles à la participation sont les contraintes d’ordre formel et les exigences capacitaires requises pour participer ; une inégalité de compétences et de ressources préalables donne lieu à une sélection des participations et donc à des dynamiques d’exclusion (par désertion ou marginalisation). Par ces opérations de sélection, la participation est restreinte à ceux qui sont capables d’apprendre et de s’adapter aux contraintes des dispositifs, et à ceux qui sont motivés pour mettre en mots et rationaliser leurs expériences quotidiennes (leur travail, leur mobilité ou leur intimité) dans le format exigé par les organisateurs. Les fruits de la participation sont ainsi limités à ce que ces dispositifs sont capables de prendre en considération.

Pour une participation vraiment démocratique et émancipatrice

Enfin, pour mieux comprendre le rapport de la participation – au sens large – à la pratique, l’auteur présente le cas du Bicycle Kitchen de Los Angeles. Les exigences capacitaires visent l’émancipation des « clients [1] » : l’objectif est qu’ils deviennent capables de réparer leur propre vélo. Cela se fait par des « expérimentations tâtonnantes » (p. 116), des essais et erreurs, en bricolant des solutions dans une ambiance ludique et conviviale, sans se conformer aux procédures et normes techniques figurant dans le manuel du fabricant et sans exiger, contrairement aux trois cas précédents, la formalisation et la généralisation requises par le débat public. Ce projet d’empowerment des usagers présente toutefois des faiblesses, notamment le risque de dépolitisation de l’activité et de perte de visée démocratique. Seuls les bénévoles partagent des convictions écologistes, que les clients ne rejoignent pas nécessairement. Ces derniers se détachent des sujets politiques et des principes d’appartenance à un projet commun, et ont plutôt une visée utilitaire. La participation se réduit à la réalisation d’une tâche, où « prendre part » se limite à « faire » (p. 114) des choses ensemble, sans se soucier de ce qui importe aux autres participants dans cette réalisation. Parallèlement, certaines compétences apparaissent en réalité requises de la part des « clients », comme en témoigne l’impatience des bénévoles face à l’incapacité de certains à remettre en état leur bicyclette.

Le livre de Julien Charles représente une contribution importante aux études de sciences sociales sur la participation. L’auteur aborde en effet des questions souvent ignorées par les travaux classiques sur le sujet [2] : son caractère éprouvant, ses rapports aux pratiques, la tension entre ses diverses conceptions au sein d’un même dispositif, ainsi que les motifs de l’engagement personnel des participants et les asymétries de pouvoir, de compétence ou de volonté entre eux. On peut aussi souligner la complémentarité entre certaines questions explorées par Julien Charles et des travaux récents, comme les analyses de Marion Carrel (2013), qui mettent en exergue les tensions entre « injonction participative » et empowerment qui pèsent sur les habitants des quartiers populaires dans le cadre de l’exercice de leur citoyenneté ou de la définition et de l’évaluation des politiques de la ville. En outre, la question de l’acquisition de la compétence civique à intervenir dans l’espace public, travaillée par Julien Talpin (2010), pourrait enrichir l’approche critique de la participation menée par Charles.

Pour finir, après avoir repris et systématisé les critiques formulées au cours de ses descriptions et analyses, l’auteur clôt la réflexion par quelques propositions pour améliorer la dimension démocratique et émancipatrice des dispositifs participatifs, notamment à travers la mise en place d’une « pédagogie de la participation » (p. 142). Selon lui, cela ne peut se faire qu’en se rapprochant de ce qui importe aux participants dans leurs activités, c’est-à-dire en prenant en compte leurs raisons de s’investir et ce à quoi ils pensent contribuer en s’impliquant, sans leur imposer trop de sacrifices en termes de mise en forme conventionnelle de la participation. Par cet apport, ce livre ne devrait pas se cantonner au monde académique, mais s’inviter dans le débat politique.

Bibliographie

  • Berger, M. et Gayet-Viaud, C. 2011. « Du politique comme chose au politique comme activité. Enquêter sur le devenir politique de l’expérience ordinaire », in M. Berger, D. Cefaï et C. Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles : Peter Lang, p. 9-32.
  • Blondiaux, L. 2007. « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l’innovation démocratique », Mouvements, n° 50, p. 118-129.
  • Breviglieri, M. 2004. « Habiter l’espace de travail. Perspectives sur la routine », Histoire et société. Revue européenne d’histoire sociale, nº 9, p. 18-29.
  • Carrel, M. 2009. « La citoyenneté plurielle. Appréhender les dispositifs participatifs dans leur environnement », in M. Carrel, J. Ion et C. Neveu (dir.), Les Intermittences de la démocratie. Formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville, Paris : L’Harmattan, « Logiques politiques », p. 89-100.
  • Carrel, M. 2013. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon : ENS Éditions, « Gouvernement en question(s) ».
  • Cefaï, D., Bidet, A., Stavo-Debauge, J., Frega, R., Hennion, A. et Terzi, C. (dir.). 2015. « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations », dossier de la revue SociologieS [en ligne], février.
  • Dewey, J. 2010 [1927]. Le Public et ses problèmes, trad. J. Zask, Paris : Gallimard, « Folio essais ».
  • Nez, H. 2011. « Nature et légitimités des savoirs citoyens dans l’urbanisme participatif. Une enquête ethnographique à Paris », Sociologie, n° 4, p. 387-404.
  • Sintomer, Y. 2007. Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris : La Découverte, « Cahiers libres ».
  • Talpin, J. 2007. « Who Governs in Participatory Governance Institutions ? The Impact of Citizen Participation in Municipal Decision-Making Processes in a Comparative Perspective », in P. Dewitt, J.-B. Pilet, H. Reynaert et K. Steyvers (dir.), Towards DIY-Politics. Participatory and Direct Democracy at the Local Level in Europe, Bruges : Vanden Broele, p. 103-125.
  • Talpin, J. 2010. « Ces moments qui façonnent les hommes. Éléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue française de science politique, n° 60, p. 91-115.
  • Thévenot, L. 2006. L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris : La Découverte.
  • Thévenot, L. 2015. « Autorités à l’épreuve de la critique. Jusqu’aux oppressions du “gouvernement par l’objectif” », in B. Frère (dir.), Le Tournant de la théorie critique, Paris : Desclée de Brouwer, p. 269-293.
  • Zask, J. 2011. Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris : Le Bord de l’eau.

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Pour citer cet article :

Catarina Delaunay, « Expériences ordinaires de la participation », Métropolitiques, 31 janvier 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Experiences-ordinaires-de-la-participation.html

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