Dans les pays émergents et en développement, la marchandisation du sol est devenue un moteur fondamental de la production urbaine et de la croissance économique. La conversion du foncier en une manne financière n’est pas le seul apanage des acteurs institutionnels, des investisseurs privés locaux et étrangers. Elle concerne tout autant, voire davantage en termes de surfaces converties et d’habitants impliqués, des formes populaires d’investissement dans des micro-parcelles. Celles-ci sont subdivisées et destinées à des usages urbains, résidentiels pour l’essentiel. Ces usages capitalistiques du sol nous amènent à voir une ville en devenir, à observer les effets d’un désir de ville partagé bien au-delà des limites urbaines formelles et qui se traduit par la vente et l’achat de parcelles jusque dans les villages les plus reculés, conduisant à un débordement constant des frontières de l’urbain. La valeur de ce foncier, découpé en lots pour répondre aux besoins potentiels de familles aux revenus très inégaux, anticipe l’idée que la ville gagnera prochainement ces terrains.
© Éric Denis.
Ici réside le désir de ville : il ne s’agit pas de l’envie de migrer vers les lumières de la ville, mais de la croyance partagée en la possible émergence d’une société urbaine là où l’on vit, et parfois très loin des villes existantes. La valorisation des innombrables parcelles extraites de leur usage agricole repose sur la conviction très largement partagée en l’avènement imminent d’une transition urbaine associée à la possibilité d’une émancipation des appartenances locales (castes, familles élargies, clans…) et son anticipation par un très large spectre d’acteurs que l’on ne peut réduire aux investisseurs institutionnels et aux familles les plus riches. Ce papier analyse la marchandisation des terres agricoles en foncier urbain et la façon dont les foyers les plus modestes s’emploient à capturer et valoriser des parcelles.
De nouveaux modes de production de la ville dans des sociétés en pleine recomposition
Si la croissance démographique des villes des Sud tend à se normaliser, leur étalement se poursuit à un rythme soutenu, voire accru. Les conversions du foncier agricole et rural (des forêts, des zones humides ou des friches, des communs aussi bien que des biens privés…) en parcelles à lotir y ont explosé avec la libéralisation des économies et les mesures d’ajustement associées aux négociations des dettes (1980–1990–2000).
Conséquences de ces transformations macroéconomiques, de nouvelles orientations se sont imposées dans la production des villes et la recomposition (inégalitaire et incertaine) des sociétés urbaines :
- l’ouverture aux investissements étrangers qui bénéficient de régimes d’exception et propose des produits exclusifs haut de gamme ;
- la valorisation (inventaire, vente et location) des patrimoines fonciers publics et les mesures en faveur de l’attraction des investisseurs qui sont au cœur de la transition du gouvernement public des villes à leur gouvernance partagée et impliquant de plus en plus d’acteurs privés ;
- une capitalisation foncière et immobilière, institutionnelle et individuelle, massive (land banks) ;
- le foncier comme contrepartie à l’expansion du crédit et donc de la création monétaire ;
- la destruction ou la non-émergence de systèmes de protection sociale comme les déficiences de l’inclusion financière, aussi bien que des services de santé comme d’éducation se traduisent par une incertitude généralisée qui invite à capitaliser dans l’or et le sol ;
- l’expansion des quartiers irréguliers – occupant des biens publics ou subdivisant et/ou lotissant illégalement des propriétés privées, répond au besoin de logements du plus grand nombre, alors que les programmes de logement public ont été singulièrement réduits.
Nous disposons à présent d’éléments fins permettant de poser un diagnostic clair et nuancé, situé, de la disjonction croissante entre une croissance démographique ralentie des villes et l’explosion de l’étalement urbain dans les Suds (Denis 2011 ; Shatkin 2015 ; Aveline-Dubach 2015). Ainsi, le poids des logements neufs et vides, qui font l’objet de transaction sans occupation, est souvent mis en avant comme signe d’une économie spéculative et de la formation de bulles immobilières (Aveline 2008), dont la plus gigantesque est certainement celle de la Chine, à présent. L’Empire du Milieu n’est toutefois qu’un pays parmi beaucoup d’autres dont la croissance économique, les modalités d’accumulation et la transition urbaine sont stimulées par la marchandisation du foncier.
Qu’entend-on par financiarisation du sol ?
La conversion massive du foncier périurbain et la marchandisation des patrimoines publics répondent tout autant, voire davantage, aux besoins de financement des économies urbaines qu’à des fonctions d’usage (habiter, offrir des services, produire des biens). La propriété foncière et les conversions massives qui étendent et renouvellent les formes urbaines participent d’une transformation en profondeur des modalités de production de la ville. Ces conversions foncières répondent à un besoin de contrepartie tangible à l’essor du crédit. L’industrie financière impose en quelque sorte une fonction de capitalisation (sans usage) au sol. C’est notamment le statut des land banks des grands groupes immobiliers : ils matérialisent d’une façon non fongible et non déplaçable la sécurité d’un crédit.
Plus généralement, le foncier sert de support à un accès à l’argent dans des sociétés devenues fortement inégalitaires et où la précarité des formes de contractualisation du travail limite l’accès au crédit. La ville, celle des Suds en particulier, y est produite sans que l’avenir de la classe moyenne soit garanti ni stable. Une des seules contreparties à la production de richesse, et donc à l’ouverture par les banques d’autorisations de crédit, n’est autre que le sol. Le foncier à conquérir, à déverser sur le marché urbain et à investir s’impose ainsi comme la condition de la financiarisation des économies urbaines.
Au fondement de la conversion du sol pour la finance urbaine, on retrouve à la fois une logique de destruction créatrice (avec conversion des terres agricoles, des environnements naturels, et des friches industrielles), la privatisation des biens collectifs (induisant la conversion de la valeur en richesse) et la marchandisation – sous forme de ventes (totales ou partielles) ou de concessions (transmissibles ou non) – de biens publics. Le sol est approprié pour sa valeur financière, pour ce qu’il vaut sur un marché qui y projette des usages futurs, des potentialités.
© Éric Denis.
La monétarisation populaire du sol
Cette capture des sols concerne les acteurs institutionnels majeurs de l’immobilier, mais aussi les ménages les plus modestes. Cela passe notamment par les programmes de titrement qui individualisent et régularisent la propriété (cf. de Soto 2005, et ses critiques, notamment Gilbert 2012), les « évictions par le marché » (Durand-Lasserve 2007), les déplacements forcés et autres opérations de relogement (Raman 2015). L’enjeu foncier est central dans la mise en œuvre des programmes « villes sans bidonville » ou slum‑free cities à travers le monde. La totalité de ces actions fait évidemment système dans la compétition pour les places dans la ville. Il faut aussi compter sur l’accélération sans précédent des constructions illégales portées par des motivations spéculatives et d’accaparement des opportunités foncières dans une perspective de valorisation locative et de revente (Sims 2013).
La monétarisation du sol concerne aussi les plus modestes. Ils en sont des acteurs essentiels répondant ainsi eux-mêmes au déficit chronique d’inclusion financière, donc à l’impossibilité d’emprunter, ainsi qu’à l’absence de protection sociale et aux coûts de l’éducation. En Inde en 2011, 35 % des ménages seulement disposaient d’un compte en banque. Il s’agit donc pour eux de s’assurer contre l’incertitude généralisée. Le sol devient une réserve pour créer et protéger un capital aussi limité soit-il de l’inflation et être en mesure d’emprunter. Détournées de leurs usages agricoles, les micro-parcelles assemblées en projet de lotissements par des petits promoteurs, voire les paysans eux-mêmes, deviennent autant de réserves financières susceptibles d’être cédées (assez aisément, presque comme des liquidités) pour financer un mariage, des études, une hospitalisation… de la même manière que l’or que chacun s’applique à capitaliser. En 2013, 68 % de l’épargne des ménages indiens étaient constituée d’or, de foncier et d’immobilier.
Cette dynamique, très puissante, bouleverse radicalement l’utilisation des sols de villages entiers, en Inde notamment. De très vastes étendues fertiles sont ainsi stérilisées et restent durant des années, une décennie parfois, vides, en friche, tout en changeant de mains plusieurs fois. Fortes de leur potentialité, bien que sans usage, elles acquièrent de la valeur.
© Éric Denis.
Conversion des terres agricoles et remise en cause des limites de l’urbain
Dans ces contextes, il n’est pas si évident de parler de dépossession et on n’observe pas toujours de résistance de la part de ceux qui cèdent leur foncier. Ainsi, pour des raisons multiples liées à l’insécurisation des récoltes et à la perte de rendement des exploitations, les paysans vendent en effet volontiers (Vijayabaskar 2010), voire deviennent eux-mêmes les agents actifs de la conversion en se faisant promoteurs. Pour autant, cela ne veut pas dire que la conversion du sol, avec son impact social et environnemental, soit « le coût nécessaire de la croissance économique » (Chakravorty 2013).
Les puissantes dynamiques de conversion du sol compliquent et aggravent les questions environnementales urbaines. Elles stérilisent d’importantes surfaces, y compris les plus fertiles. Elles condamnent et comblent irrémédiablement des réservoirs, des drains et des canaux d’irrigation. Elles sont donc très liées à des catastrophes environnementales et sont souvent à l’origine d’inondations mises sur le compte du changement climatique.
Ces tendances à la conversion se jouent entre l’urbain et le rural, au-delà même des périphéries immédiates des villes, en particulier en Asie, dans des environnements artificialisés et densément peuplés et marqués de longue date par la pluriactivité. La financiarisation du foncier ne s’observe pas uniquement au sein et à proximité des plus grandes métropoles ; elle concerne aussi les plus petites villes et des villages.
Le foncier comme quasi-monnaie fonctionne presque partout autour du « désir de ville », et du possible passage à une vie urbaine sans migration, là où l’on habite. Cela soulève la question des limites de l’urbain et renvoie à la lecture de la thèse de Brenner (2014) sur l’existence d’une « urbanisation planétaire » et la nécessité d’étudier « les processus d’urbanisation dans leur totalité », y compris en dehors des villes. Ici se pose aussi la question d’une régulation de l’usage des sols qui intègre davantage la maîtrise conjointe des environnements classifiés comme ruraux et urbains aux enjeux et paysages de plus en plus convergents et imbriqués. Cela suppose d’inventer des outils d’aménagement qui outrepassent la dichotomie franche des législations et des administrations urbaines et rurales.
Bibliographie
- Aveline-Dubach, N. 2015. « Introductory speech », communication présentée à la conférence « Land and real-estate dynamics : multidisciplinary perspectives on China and India’s urbanization », Institut français de Pondichéry, 17‑18 juillet.
- Aveline N. 2008. Immobilier, l’Asie, la bulle et la mondialisation, Paris : CNRS Éditions.
- Brenner N. (dir.) 2014. Implosions/Explosions : Towards a Study of Planetary Urbanization, Berlin : Jovis.
- Chakravorty, S. 2013. The Price of Land : Acquisition, Conflict, Consequence, New Delhi : Oxford University Press.
- Denis, É. 2011. « La financiarisation du foncier observée à partir des métropoles égyptiennes et indiennes », Revue Tiers Monde, n° 206, avril‑juin, p. 139‑158.
- de Soto, H. 2005. Le Mystère du capital : pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Paris : Flammarion.
- Durand-Lasserve, A. 2007. « Market-Driven Eviction Processes in Developing-Country Cities : The Cases of Kigali in Rwanda and Phnom Penh in Cambodia », Global Urban Development, vol. 3, n° 1, p. 1‑14.
- Gilbert, A. 2012. « De Soto’s The Mystery of Capital : reflections on the book’s public impact », International Development Planning Review, vol. 34, n° 3, p. v‑xviii.
- Pritchard, S. B., Wolf, S. A. et Wolford, W. 2015. « Knowledge and the politics of land », Environment and Planning A, 16 septembre.
- Raman, B. 2015. « The Politics of Property in Land : New Planning Instruments, Law and Popular Groups in Delhi », Journal of South Asian Development, vol. 10, n° 3, p. 369‑395.
- Shatkin, G. 2015. « The real-estate turn in policy and planning : land monetization and the political economy of peri-urbanization in Asia », Cities, vol. 53, p. 141‑149.
- Sims, D. 2013. « The Arab Housing Paradox », The Cairo Review of Global Affairs, n° 11, automne, p. 38‑42.
- Vijayabaskar, M. 2010. « Saving agricultural labour from agriculture : SEZs and politics of silence in Tamil Nadu », Economic and Political Weekly, vol. 45, n° 6, 6 février, p. 36‑43.