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Derrière les murs d’un centre de « réhabilitation » pour mineurs

Offrant une plongée derrière les murs du centre Cité-des-Prairies à Montréal, l’adaptation en bande dessinée d’une recherche ethnographique conduite par Nicolas Sallée met en cases les paradoxes du traitement pénal des déviances juvéniles.

Recensé : Nicolas Sallée et Alexandra Dion-Fortin, Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse, Montréal, Atelier 10 – La Pastèque, 2021, 176 p.

La bande dessinée est en passe de devenir un médium classique pour la diffusion de la sociologie, comme en témoignent les nombreuses initiatives qui ont fleuri ces dix dernières années. Au-delà des réalisations individuelles, comme le fameux Riche, pourquoi pas toi ?, qui scénarise les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sous la plume de Marion Montaigne (Montaigne et al. 2013), des productions collectives ont vu le jour, à l’instar de la collection « Sociorama » chez Casterman ou de « La petite bédéthèque des savoirs » chez Le Lombard, sans oublier La Revue dessinée, qui s’appuie chaque trimestre pour ses reportages sur l’expertise de journalistes et de chercheurs en sciences sociales. Certaines revues académiques commencent par ailleurs elles aussi à mettre en cases la sociologie, comme l’excellent article de Léa Mazé et Pierre Nocerino sur le fonctionnement des EHPAD, publié en ligne par la revue Ethnographiques.org (Mazé et Nocerino 2017).

Plus connue pour ses bandes dessinées de fiction, la maison d’édition La Pastèque, en collaboration avec Atelier 10, a lancé en 2018 la première collection canadienne francophone dédiée au reportage et à l’enquête. Résultat de la coopération entre la dessinatrice Alexandra Dion-Fortin et le sociologue Nicolas Sallée, Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse en est le deuxième opus. L’ouvrage consiste, comme souvent lorsque la sociologie se glisse dans les bulles (Berthaut et al. 2021), en l’adaptation dessinée d’un travail universitaire. Le dessin sobre, en noir et blanc, se met au service de l’enquête ethnographique conduite par Nicolas Sallée au sein des unités de garde fermées du centre de Cité-des-Prairies de Montréal, une institution chargée de mettre en œuvre la sanction la plus sévère à l’encontre des adolescents, la peine de placement et de surveillance. Nicolas Sallée poursuit, sur ce terrain québécois, une réflexion engagée depuis plusieurs années sur le traitement pénal des déviances juvéniles et ses modes de légitimation. Car la question de savoir la manière dont nos sociétés doivent traiter les adolescents commettant des actes délictueux exacerbe les hésitations morales propres au système pénal : à quoi sert la sanction si elle ne permet pas à celui qui la subit de (re)construire une vie conforme aux attentes sociales ? Comment « réhabiliter » en tout juste quelques mois [1] des jeunes présentant une histoire de vie complexe et des fragilités sociales et psychologiques, dans un lieu qui ressemble à s’y méprendre à un espace de relégation carcéral ?

Un huis clos mis en cases

Sans surprise, le centre Cités-des-Prairies ne parvient pas plus que les établissements pour mineurs français à résoudre ces paradoxes (Chantraine et Sallée 2013). Les moyens sont pourtant au rendez-vous, avec des lieux de vie communs spacieux et dotés en matériel éducatif et sportif, et surtout des supervisions individuelles pour la douzaine (maximum) de jeunes accueillis, pendant leur peine de placement mais également à la sortie du centre. Les éducateurs prennent leur tâche au sérieux et multiplient les outils d’évaluation et de suivi afin d’ajuster l’accompagnement aux besoins de leur public. Loin du temps souvent vide de la peine de prison, les journées sont ici minutées selon un programme post-disciplinaire appuyé sur des savoirs de psychologie cognitivo-comportementale, dont l’ambition est moins de dresser que d’apprivoiser, moins de contrôler que d’inculquer l’autocontrôle. Mais rien ne peut gommer le sentiment persistant, chez les jeunes comme chez leurs éducateurs, de se « battre contre les murs » de cette prison euphémisée. L’adaptation en bande dessinée rend visible ce désarroi qui frappe, à des degrés variables, l’ensemble des acteurs et actrices de ce monde singulier.

La bande dessinée transmet ce que l’écriture sociologique aurait du mal à montrer : on suit ainsi, dans les premières pages, le long trajet en zone périurbaine que parcourt Mariame, éducatrice, et on découvre cet immense bâtiment en croix placé à proximité d’une station d’épuration et d’une station électrique. Le dessin permet de comprendre la spatialité de ce bâtiment, qui accueille en des ailes distinctes mais poreuses les jeunes soumis à des mesures de protection et les jeunes « contrevenants ». En témoigne le parcours de Jérémy, placé depuis l’âge de 5 ans, et qui retournera, une fois sa sanction terminée, dans l’aile des « jeunes en protection ». On s’interroge alors sur le risque d’extension du stigmate, entretenu par cette troublante proximité spatiale avec les unités de garde fermées, grillagées et dotées de caméras de vidéosurveillance.

Au fil des planches, on saisit la complexité de ce huis clos, qui dégénère souvent en interactions conflictuelles, et on comprend ce qu’il est difficile d’appréhender à la lecture d’un texte : les corps en présence. Ces corps sont bien sûr stylisés – le dessin rend peut-être imparfaitement la diversité ethno-raciale, pourtant importante dans ce centre, selon le sociologue – mais on les voit se mouvoir, se toucher, se recroqueviller, se confronter, se contenir et parfois exploser. On perçoit la retenue d’un éducateur qui s’évertue à enseigner la « conscience des émotions » pour doter les jeunes d’une nouvelle « habileté sociale » ; le doute inquiet d’une éducatrice qui se demande si la décision de placement en « chambre de retrait » d’un jeune ne risque pas de « l’enfoncer dans sa détresse » ; la déception de Samir qui se voit rétrogradé en « niveau 0 », et ainsi privé de certains privilèges ; la douleur amère de Mark qui ne peut pas fumer parce que ses parents – qui « n’ont plus rien à crisser [i.e. à faire] d’moi » – n’ont pas transmis d’autorisation à l’équipe du centre.

Le dessin est enfin un outil précieux pour présenter les règles complexes auxquelles les jeunes doivent se conformer : le « contrat comportemental », qui fixe les objectifs individualisés de la sanction ; les « cognitivo-dollars », acquis en échange d’un comportement conforme aux attentes et qui permettent d’acheter des privilèges ; les « niveaux », que peuvent gravir les jeunes qui réussissent à convaincre l’équipe de la bonne appropriation des « habilités sociales » (par exemple, prendre conscience de ses émotions, exprimer sa colère, se maîtriser, aider les autres, aller chercher le point de vue de l’autre, etc.). La récurrence, dans les dessins, des échanges formels et informels entre acteurs professionnels témoigne du travail chronophage réalisé par l’équipe pour légitimer et stabiliser des micro-décisions fragiles, toujours susceptibles d’être remises en cause. Se révèlent ici des sensibilités éducatives et morales que ne parviennent à araser ni les savoirs de psychologie cognitive, ni le mot d’ordre général du centre : la « réhabilitation ».

Les enjeux de la sociologie dessinée

La profusion récente de « sociologie dessinée » amène les lecteurs à formuler des exigences toujours plus importantes à l’égard de ceux qui se lancent dans cette formidable entreprise de rapprochement entre la bande dessinée et les sciences sociales (voir à ce sujet les échanges féconds de la conférence « Dessine-moi les sciences sociales ? » à l’École des hautes études en sciences sociales en février 2020 [2]). Ce recul réflexif suggère une remarque critique au sujet de cette bande dessinée, dont le sous-titre (« un sociologue en centre jeunesse ») semble en contradiction avec le choix de ne pas représenter Nicolas Sallée sur son terrain de recherche. Ce choix est fréquent – et par exemple assumé par la collection « Sociorama » (Berthaut et al. 2021) – mais il tend à cultiver l’image contestable d’une sociologie neutre et omnisciente. Dans Se battre contre les murs, certains personnages s’adressent de toute évidence à un observateur extérieur qui, sans devenir le personnage principal de la bande dessinée, aurait pu être mis en scène pour présenter certains enjeux éthiques et scientifiques de la recherche. Cela tient sans doute au choix de produire une bande dessinée très documentaire, qui prend le parti de gommer l’appareil théorique de l’enquête sociologique. Pourquoi ne pas profiter de la créativité du dessin pour tenter de glisser quelques concepts, comme le font par exemple Léa Mandel et Julie Pagis dans Prézizidentielles (Mandel et Pagis 2017), grâce aux planches intitulées « Les éclairages de la docteure Pagis » ? Les riches annexes viennent certes répondre à ces remarques en apportant des éléments de compréhension sociologique, mais on peut regretter qu’elles ne disent rien du travail de coopération, qu’on imagine pourtant crucial et substantiel, entre le sociologue et la dessinatrice.

Cette remarque n’entache cependant pas l’intérêt de l’ouvrage et le plaisir du lecteur. Se battre contre les murs remplit son objectif : donner à voir et par là, à comprendre, les paradoxes sur lesquels repose le traitement pénal de mineurs, perçus à la fois comme vulnérables mais possiblement dangereux, suscitant un mélange d’empathie et de méfiance. Des jeunes enjoints, malgré leurs « carences », à devenir « autonomes » dans une société qui a du mal à leur faire une place.

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Pour citer cet article :

Camille Lancelevée, « Derrière les murs d’un centre de « réhabilitation » pour mineurs », Métropolitiques, 17 octobre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Derriere-les-murs-d-un-centre-de-rehabilitation-pour-mineurs.html

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