Selon les époques et donc les regards, une œuvre d’art n’est pas vue et interprétée de la même façon. Une peinture de paysage pourra être appréciée pour son esthétisme, commentée pour sa composition, analysée selon les motifs et les symboles, voire les messages qu’elle porte. Le contexte de sa production n’est pas étranger à son sens : sociologues, historiens de l’art mais aussi géographes et anthropologues contribuent à montrer que toute œuvre s’inscrit dans un moment historique, artistique, politique.
Or, à trop vouloir lier l’œuvre à ces dimensions culturelles, sociales ou politiques, pouvant influencer l’artiste, n’est-ce pas perdre de vue la compréhension de ce qui est représenté strictement dans le tableau ? L’interprétation savante des œuvres d’art ne relèverait-elle pas d’un ethnocentrisme culturel qui ferait avant tout de l’œuvre le produit d’un auteur et indirectement d’un groupe humain, dont la compréhension serait indispensable pour envisager toute critique d’art ?
Un regard biocentré
C’est en faisant le pari d’une autre approche, d’un regard biocentré sur la peinture de paysages naturels, qu’Estelle Zhong Mengual nous convie dans son livre. Faire fi de cet ethnocentrisme qui vise à tout interpréter selon un « contexte » culturel revient à exercer son œil à partir de toutes les autres traces du vivant. Ces traces sont aussi genrées. Selon elle, un « modèle du paysage » (p. 99), construit depuis des siècles, a orienté notre regard vers les formes générales du paysage et sa composition d’ensemble, en négligeant ce qui peut sembler être des détails ou des décors. Orientons le regard sur les vivants apparaissant au premier plan ou dans les recoins de la toile ! Ce regard artistique peut aussi nous inciter à mieux voir le vivant dans le monde qui nous entoure.
Des chercheurs se sont déjà intéressés à ces détails, comme les historiens d’art Daniel Arasse (2003) – qui a mis en lumière l’escargot dans L’Annonciation de Francesco Del Cossa (1470) –, ou Timothy Brook. Dans Le Chapeau de Vermeer (2010), ce dernier retrace le commerce des fourrures au XVIIe siècle en déroulant sa démonstration à partir du simple chapeau en castor que porte l’officier (précisément dans L’Officier et la jeune fille riant, Frick Collection, New York, vers 1658).
Le livre s’inscrit dans la lignée d’ouvrages récents venant interroger ce concept de « vivant », souvent dans une démarche engagée, comme dans Manières d’être vivant (2020) de Baptiste Morizot, qui entend s’affranchir de la binarité nature/culture (Morizot 2021). Dans Apprendre à voir, l’auteure va plus loin car elle s’appuie sur le constat d’une « absence du vivant dans l’histoire de l’art » (p. 26) pour donner à voir ce vivant dans les peintures. Celui-ci peut prendre la forme de plantes, d’oiseaux ou d’insectes. L’auteure fait aussi des liens entre éléments du vivant, comme entre un pollinisateur et une plante (équivalent d’une « scène galante », p. 190). On pourrait passer à côté de cette relation alors qu’elle traduit une interdépendance écologique forte !
La peinture existe et fait donc sens écologiquement, à la fois selon ce qui est représenté et ce qui est hors cadre. En effet, une espèce végétale est peinte parce qu’elle pourrait véritablement s’épanouir dans ce milieu et parce que des artistes avaient les connaissances nécessaires pour rendre sa vie, dans la toile, possible écologiquement (c’est l’« état du voir d’une époque », dont parle l’auteure p. 27). Il s’agit donc d’un « autre régime de lisibilité de la nature en peinture » (p. 39). Par exemple, lorsque l’auteure parle des femmes rédigeant des écrits naturalistes, elle ouvre la question de la relation au vivant qu’entretenaient ces autres auteures (p. 75). Au XIXe siècle, plusieurs femmes écrivent mais restent dans l’ombre. Frances Theodora Parsons va aller à la « rencontre » des fleurs en les nommant, « sésame qui ouvre la possibilité d’une relation » (p. 78). L’hypothèse suivie par Estelle Zhong Mengual est que la connaissance des corps des plantes implique « de transformer leur corps assigné, de se libérer d’un schéma corporel atrophié – les corps des plantes émancipent les corps des femmes » (p. 118). L’endurance, la liberté de mouvement et la tenue vestimentaire s’affranchissent des carcans dictés par les hommes pour mieux aller à la rencontre des plantes, comme les fougères.
Histoire naturaliste/écologiste de l’art
Cette démarche, Estelle Zhong Mengual la nomme « histoire environnementale de l’art » (p. 26). Or, l’histoire environnementale inclut nécessairement les humains, c’est un postulat défendu depuis William Cronon (2016). Il s’agirait donc davantage d’une histoire naturaliste de l’art, cherchant à répondre à la question suivante : « dans quelle mesure cette transformation de l’attention, nourrie par les outils des humanités environnementales et des sciences du vivant contemporaines, peut-elle enrichir la description et l’interprétation de la peinture de paysage, et mettre en lumière des aspects de celle-ci que nous n’aurions pas été en mesure de percevoir auparavant ? » (p. 35). C’est presque une histoire écologique de l’art (p. 172), puisque l’auteure s’intéresse aux interactions entre les organismes vivants dans la peinture, contrairement à l’histoire environnementale qui s’intéresse aux interactions entre les hommes et leurs milieux de vie. Jusqu’à présent, cette histoire naturaliste de l’art n’était guère abordée. Que nous apporte-t-elle ? Comment renouvelle-t-elle notre compréhension des tableaux ?
L’exemple le plus frappant du livre est peut-être la description et l’analyse d’une œuvre d’Albert Bierstadt, A Storm in the Rocky Mountains, Mt Rosalie (figure 1), conservée au Brooklyn Museum de New York. Telle une enquêtrice, Estelle Zhong Mengual réunit des indices pour démontrer que tous les vivants sont bien à leur place dans ce paysage, et que rien n’est dû au hasard. Déconstruisant certaines interprétations, elle explique que le rapace volant dans le ciel n’est pas un aigle symbole de la nation américaine. Il s’agit plutôt d’un vautour, mais surtout, l’oiseau a été peint « pour lui-même » (p. 139) et non pour appuyer un quelconque message identitaire. En écho aux analyses de la peinture hollandaise par Svetlana Alpers (1990), l’auteure d’Apprendre à voir montre pourquoi l’artiste, proche des milieux scientifiques, a peint l’oiseau qui profite d’une ascendance thermique bien localisée au large d’une paroi rocheuse. Interprétation externaliste et internaliste se combinent au profit de cette nouvelle lecture.
Albert Bierstadt, A Storm in the Rocky Mountains, Mt Rosalie, 1866, huile sur toile, 250,5 x 401,6 cm (!). Dans cette œuvre d’art, l’oiseau n’est pas là par hasard, tout comme les arbres déracinés sur le versant.
Ainsi, l’une des propositions tranchées de l’auteure est bien de se démarquer d’une interprétation symbolique et donc ethnocentrée : « Je ne prétends pas qu’il n’existe pas de sens symbolique humain […] mais plutôt que je n’ai pas besoin de cette hypothèse pour donner sens à celui-ci » (p. 160). C’est le cœur de la démonstration : le vivant peut être analysé pour lui-même. On pense à Hegel, qui disait que l’art devait dépasser la nature. Or la copie aurait du bon !
Le champ de la political ecology historique [1] (Mathevet et al. 2015) aurait cependant pu être convoqué, car tout rapport au vivant s’ancre dans un rapport de prédation sur l’environnement, qui a été organisé au cours des siècles par les gouvernements dominants. Le vivant est aussi le produit d’une certaine gouvernementalité des milieux. C’est ce que montre Fehrat Taylan, en demandant, dans la conclusion de Mésopolitique (2018) : « Pourquoi au lieu d’élaborer une rationalité visant à protéger les milieux humains et non humains des effets destructeurs du capitalisme et du productivisme les savants modernes ont plutôt composé une rationalité mésopolitique visant à gouverner les hommes par l’aménagement de leurs milieux ? [2] » Des éléments de réponse auraient-ils pu être apportés en scrutant les vivants des tableaux ? Les vivants peints ne sont-ils pas le produit d’une mésopolitique ? Ou, à l’inverse, peindre le vivant, n’est-ce pas tenter de montrer d’autres relations entre les hommes et l’environnement plutôt que des relations domptées par une empreinte politique ?
Hors des sentiers battus
Plus audacieusement, via cette revisite de la peinture, Estelle Zhong Mengual tisse des liens (« des filiations », p. 169) entre des artistes de périodes différentes, comme Patinir et Bierstadt, qui permettent d’habiter la nature. Les deux peintres abolissent des discontinuités : géographiques pour le premier, avec ses peintures chorographiques « comme dans le recueil de cartes, se retrouve la même tendance à l’encyclopédie, et le même souci de faire de cette encyclopédie une expérience visuelle » (Besse 2000, p. 46) ; symboliques pour le second (entre paysage sublime et pastoral). Le propos pourrait être précisé et développé : cette histoire naturaliste de l’art serait à discuter en incluant des productions artistiques non occidentales, comme le propose Philippe Descola (2021). L’auteure ouvre la voie du regard autochtone (p. 172), mais reste sur le fil.
L’auteure livre des réflexions plus personnelles sur le vivant qui l’entoure. Le livre est parsemé de fragments autobiographiques qui viennent décrire telle ou telle espèce environnante. Cette astuce d’écriture, presque scénaristique, n’est pas inutile : elle ancre le lecteur dans un quotidien non humain. Encore faut-il en avoir les moyens… Dans ces passages, la nature décrite est belle, apaisante (« depuis quelques jours les rouges-gorges ont repris leur chant », p. 46 ; « L’hiver dernier, nous avons posé avec des amis plusieurs nichoirs autour de notre maison », p. 216). Le point de vue du vivant serait bien différent si ces passages étaient envisagés depuis un rez-de-chaussée d’immeuble sans horizon, dépourvu d’accès à l’expressivité du vivant.
In fine, le livre ne constitue pas une démonstration linéaire. Il s’agit plutôt de différents textes juxtaposés en chapitres. Si l’argumentation globale n’en pâtit pas, plus d’échos auraient pu être créés pour montrer que la diversité des vivants étudiés compose un écosystème. Le vivant, dans l’ouvrage, s’appréhende par strates, par petites touches qui sont parfois de simples détails dans les œuvres, et il est dommage de ne pouvoir envisager un regard conclusif plus surplombant. Le point de vue d’une plante, au sein d’un biome peint, est-il le même dans un écosystème ? Comment intégrer ce point de vue dans un monde connecté ?
« Ceci n’est pas une pipe », inscrivait Magritte sur sa célèbre toile ! Avec ce livre, on pourrait inscrire « cela est une plante » sur une œuvre. Tout comme on pourrait s’interroger sur le bois utilisé, l’histoire du tabac, la forme de la pipe… de même un regard plus affuté sur le vivant dans ses singularités propres est plus qu’enthousiasmant.
Bibliographie
- Alpers, S. 1990. L’Art de dépeindre, Paris : Gallimard.
- Arasse, D. 2003. On n’y voit rien. Descriptions, Paris : Gallimard.
- Besse, J.-M. 2000. Voir la terre. Six essais sur le paysage et la géographie, Arles : Actes Sud.
- Brook, T. 2010. Le Chapeau de Vermeer, Paris : Payot.
- Cronon, W. 2016. Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Bellevaux : Éditions Dehors.
- Descola, P. 2021. Les Formes du visible, Paris : Éditions du Seuil.
- Flécheux, C. 2009. L’Horizon. Des traités de perspective au land art, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Mathevet, R., N. L. Peluso, A. Couespel et P. Robbins. 2015. « Using historical political ecology to understand the present : Water, reeds, and biodiversity in the Camargue Biosphere Reserve, southern France », Ecology and Society, vol. 20, n° 4.
- Morizot, B. 2020. Manières d’être vivant, Arles : Actes Sud.
- Morizot, B. 2021. « Le “vivant” n’est pas un slogan, c’est une carte pour s’orienter », entretien, Médias Citoyens Diois.
- Taylan, F. 2018. Mésopolitique. Connaître, théoriser et gouverner les milieux de vie (1750-1900), Paris : Éditions de la Sorbonne.