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Débats

Au-delà de la relocalisation de l’industrie : la ville productive

Les appels à la réindustrialisation en France et en Europe ne manquent pas. Mais dans quels territoires implanter ces industries ? Pour Gilles Crague et Nadine Levratto, il est indispensable de changer nos regards sur la ville productive pour que cette réindustrialisation soit à la hauteur des défis de la transition écologique.

Au-delà de la crise sanitaire, économique et sociale majeure qu’elle a engendrée, la pandémie de Covid-19 a agi comme un puissant révélateur des risques associés à la mondialisation et des conséquences du mouvement de dérégulation de l’économie. La mise à l’arrêt d’établissements industriels dès le début de l’année 2020, deux mois avant le début du confinement, l’impossibilité de produire des masques pour approvisionner les hôpitaux et la perte de contrôle d’une partie de la production de médicaments, ont braqué les projecteurs sur des problèmes connus. De nombreux rapports réalisés à cette occasion [1] formulent des recommandations qui reposent principalement sur des réorganisations logistiques et la constitution de stocks afin d’optimiser et sécuriser les flux de marchandises.

Or, alternativement à cette solution qui consiste finalement à renforcer le modèle existant sans en changer les fondements, une autre possibilité existe. Elle exige de dépasser la contradiction apparente entre la dépendance socio-économique du pays à certaines productions qui appelle des émissions de gaz à effets de serre en hausse, notamment en raison du transport, et les impératifs écologiques qui exigent au contraire de les réduire. Engager cette réflexion à partir d’un cadre territorialisé tel que la ville productive permet à la fois de construire un modèle économique renouvelé, à l’intersection de l’économie politique et de l’économie géographique, et d’envisager sa concrétisation dans des espaces d’application institutionnellement construits.

Cet article propose de réviser les fondements de la politique industrielle et de les arrimer solidement aux politiques territoriales d’une part, et de transition écologique de l’autre.

L’industrie post-Covid relocalisée mais toujours globalisée

« Nous avons besoin de davantage d’accords de libre-échange » ; cette citation extraite d’un discours de Phil Hogan, commissaire européen au Commerce, à l’occasion d’une interview donnée en pleine épidémie de Covid-19, début mai 2020, rappelle, s’il en était encore besoin que les appels aux relocalisations et à la protection de l’industrie risquent d’être aussi peu entendus dans le monde post-Covid-19 qu’ils ne l’étaient avant la crise sanitaire.

Les espoirs suscités par les prises de position de représentants du gouvernement français appelant à la protection des secteurs stratégiques, à l’octroi d’aides aux entreprises et, quoique plus rarement, à la possibilité de renationalisations temporaires auront été de courte durée. En effet, le concept d’« autonomie stratégique » utilisé par les responsables de l’Union européenne ne vise qu’à modifier à la marge l’organisation actuelle du système de production. Selon Thierry Breton, « il ne s’agit pas de tourner le dos au libre-échange, mais de nous assurer que nous ne dépendons pas des autres dans certains domaines critiques, tels que le secteur pharmaceutique ou celui des matières premières [2] ». Des incitations adaptées, des aides publiques pour les activités intérieures en danger et un léger contrôle des investissements étrangers dessinent ainsi les nouveaux contours d’une politique industrielle qui ressemble à s’y méprendre à la précédente, la contrainte du déficit budgétaire en moins et le plan de relance en plus.

Ces orientations risquent cependant de se heurter aux stratégies des entreprises, au premier rang desquelles les grands groupes nationaux et internationaux [3] qui représentent une part importante de l’emploi et de la valeur ajoutée, ainsi que l’essentiel de la R&D (recherche et développement) et du chiffre d’affaires à l’exportation. Les fermetures de sites intervenues (Gargill, Bridgestone, l’usine papetière UPM Chapelle Darblay, Rolls Royce, etc.) correspondent à des opérations de recentrage des grands groupes sur des cœurs de métiers qui, par ricochet, vont nécessiter davantage d’interrelations entre entreprises et, par conséquent, un recours accru au transport et à la logistique. Les stratégies des grands groupes d’entreprises en recherche constante de sources additionnelles de rentabilité financière reposent en grande partie sur les logiques d’optimisation des processus. L’allongement des chaînes globales de valeur et la localisation des segments là où les coûts de production sont les plus faibles sont l’aboutissement logique de cette recherche constante d’économies et de profits additionnels.

Or, cette organisation à l’origine de temps de transports accrus et d’un moindre niveau d’exigences environnementales va souvent à l’encontre des discours politiques appelant à une plus grande maîtrise de l’appareil de production. Outre un meilleur contrôle des approvisionnements, le maintien d’une industrie en Europe et la relocalisation d’activités de production seraient d’autant plus bénéfiques qu’en réduisant les quantités de carbone importé, ils contribueraient aussi à l’impératif de transition écologique et énergétique. L’enjeu est donc surtout de changer les modes de production et de consommation pour préparer un futur modelé par la raréfaction des ressources (énergie et matières premières) et la disparition de champs entiers d’activités (transport aérien en baisse durable, électrification de la mobilité, etc.).

L’atteinte d’un objectif commun de meilleure maîtrise de la production et d’une plus haute qualité environnementale appelle une approche systémique et institutionnelle relevant d’une démarche d’économie politique. La notion de ville productive peut en constituer l’un des piliers par le croisement d’une approche territoriale et institutionnelle. L’expression « ville productive » peut être prise comme la possibilité d’une nouvelle configuration géo-politico-économique. En ce sens elle dépasse la seule question de la relocalisation en ouvrant les questionnements sur les fondamentaux de la production qui mêlent rationalité technico-économique et facteurs institutionnels. Comment rapprocher la production d’objets, du quotidien notamment, des marchés sur lesquels elle est écoulée dans une logique de circuits courts ? Comment tirer parti de l’effondrement de l’activité de certains secteurs, pour préparer des opérations de reconversion industrielles fondées sur la prise en compte des ressources et des effets sur l’environnement ? Replacer la production au cœur des villes peut répondre à ces défis.

Produire en ville, une nouvelle économie politique

Nous proposons d’esquisser ci-dessous quatre piliers fondateurs d’une nouvelle économie politique de la ville productive.

On peut d’abord rappeler que l’industrie a une dimension spatiale et que celle-ci ne saurait se réduire au seul espace de l’usine. Entre l’usine et les chaînes de valeur globales, il y a l’ensemble des interactions productives que tisse l’industrie avec son écosystème local. Il n’est donc pas surprenant, mais assez largement méconnu, que la carte de l’industrie française corresponde à la carte de ses villes (figure 1). Les métropoles et villes moyennes accueillent 70 % des emplois industriels (40 % pour les seules métropoles). La plupart des territoires d’industrie appartiennent à des aires urbaines de grande dimension et bénéficient d’un effet local qui ne doit rien à leur profil sectoriel (Carré et al., 2019).

Figure 1. Part de l’emploi salarié dans l’industrie en pourcentage

Source : Insee, Connaissance locale de l’appareil productif (CLAP), 31 décembre 2015, dernières données disponibles.
Note : Répartition en quintiles par aire urbaine.

Le second pilier porte sur la définition de ce que l’on peut entendre par « relocalisation » lorsqu’on imagine le futur de l’industrie française. La carte ci-dessus signale que, malgré de sévères restructurations durant les dernières décennies, le territoire national n’est en rien un désert industriel. Maintenir les établissements industriels existants constitue l’autre face d’un objectif élargi de relocalisation (Mouhoud 2017). Cela s’accompagne le plus souvent d’une transformation de l’activité, qui peut parfois s’accompagner d’un déplacement du site de production sans pour autant quitter la ville d’origine, comme Faurecia à Flers dans l’Orne (Crague 2019).

Le troisième pilier d’un projet de ville productive renouvelé a trait aux enjeux de réduction de l’empreinte matérielle des modes de consommation et de production. La dernière décennie a connu un train important d’évolutions réglementaires, en France [4] et en Europe [5] afin de concrétiser une nouvelle « économie circulaire ». Celle-ci est marquée par deux caractéristiques (Aurez et Lévy 2013) : même si c’est l’empreinte matérielle globale qu’il s’agit de réduire, ce sont les déchets qui sont au centre de l’attention ; même si tous les acteurs socio-économiques sont concernés, les villes et les collectivités territoriales, autorités publiques compétentes dans ce champ, sont amenées à jouer un rôle central. Un nouvel enjeu industriel se fait ainsi jour, autour de la transformation-valorisation de ces nouvelles « matières premières secondaires » que sont les déchets, au sein des villes, devenues « mines urbaines ».

Le quatrième pilier porte plus largement sur le rapport entre l’industrie et la société. Car, en effet, l’industrie est bien sûr une affaire économique, mais plus largement une affaire de société. Il s’agit donc de revaloriser l’image sociale de l’industrie considérée par les familles, même ouvrières (Beaud et Pialoux 2012), comme un secteur sans avenir. La revalorisation de l’industrie aura nécessairement une dimension urbaine. Réhabiliter l’industrie suppose à la fois de lui refaire une place au sein d’espaces urbains fortement convoités, mais aussi de ménager une cohabitation nouvelle entre la fonction productive et les autres fonctions urbaines. Ces enjeux interpellent de fait les professionnels qui ont en charge de concevoir les espaces urbains, architectes et urbanistes : leur mobilisation sera au cœur de l’avènement de la ville productive. De nouvelles pratiques dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme ont d’ailleurs émergé au cours de la dernière décennie. On peut citer ici à titre d’exemple la création de l’atelier d’architecture et d’urbanisme SYVIL, dont le projet de ville productive est la raison d’être.

La ville productive : un nouveau modèle d’éco-développement industriel

Alors que les principaux lieux de consommation se concentrent dans les aires urbaines, l’engagement dans la transition écologique pour stopper ou maîtriser le bouleversement climatique exige de comptabiliser les flux directs et liés au transport et de dresser leur bilan carbone et matières pour mieux identifier les gisements d’économies à réaliser. La substitution de biens locaux à des biens importés et la mise en place d’une économie circulaire, qui sont au cœur d’une politique industrielle écologique, sont donc le pendant obligatoire d’une politique de la ville durable. De fait, la réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030 nécessite un changement de modèle productif pour limiter les émissions dues au transport de marchandises, qui restent aujourd’hui en dehors du champ d’application des politiques de taxation du carbone. Rapprocher l’industrie des villes est l’une des voies les plus prometteuses à explorer par sa capacité à répondre simultanément au besoin de sécurisation des approvisionnements et de réduction de la pollution. Ainsi, déjà liée aux villes par la consommation et une grande partie de la production, l’industrie le sera peut-être encore davantage dans le futur, en raison de l’impératif de transition écologique.

Bibliographie

  • Aurez, V. et Lévy, J.-C. 2013. Économie circulaire, écologie et reconstruction industrielle ?, Paris : Éditions CNCD.
  • Beaud, S. et Pialoux, M. 2012. Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris : La Découverte.
  • Carré, D., Levratto, N. et Frocrain, P. 2019. L’Étonnante disparité des territoires industriels. Comprendre la performance et le déclin, Paris : La Fabrique de l’industrie.
  • Crague, G. 2019. « Maintenir l’industrie dans une ville moyenne. L’opération CIRIAM/Normand’Innov à Flers », in G. Crague (dir.), Faire la ville avec l’industrie, Paris : Presses de l’École nationale des ponts et chaussées.
  • Mouhoud, E. M. 2017. Mondialisation et délocalisation des entreprises, Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article :

Gilles Crague & Nadine Levratto, « Au-delà de la relocalisation de l’industrie : la ville productive », Métropolitiques, 10 janvier 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Au-dela-de-la-relocalisation-de-l-industrie-la-ville-productive.html

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