Métropolitiques a été créée il y a sept ans afin de favoriser la diffusion et la confrontation des savoirs et des savoir-faire sur la ville et les territoires, à l’interface entre travaux académiques et expériences professionnelles, politiques et associatives. Le succès de la revue témoigne de l’intérêt croissant de la société civile pour les questions urbaines et de la nécessité d’organiser des espaces de débat sur les politiques qui y sont attachées.
Métropolitiques est une revue animée bénévolement par des chercheurs et des enseignants-chercheurs issus de la plupart des disciplines des études urbaines (histoire, géographie, sociologie, aménagement urbain, science politique, philosophie, économie). Cet engagement quotidien est la condition tant du modèle économique de la revue que de son indépendance et de son exigence éditoriales.
Ce modèle se trouve directement menacé par les coups de boutoir portés depuis une dizaine d’années au système universitaire en France, dont les réformes en cours constituent le volet le plus récent. Le nouveau système d’admission en licence dit Parcoursup, instauré par la Loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants promulguée le 8 mars dernier, s’inscrit en effet dans l’architecture plus vaste des transformations que les gouvernements successifs, quelle que soit leur étiquette politique, imposent à l’université française depuis le milieu des années 2000 [1].
En effet, les personnels de l’université – enseignants-chercheurs, personnels administratifs et techniques – sont pris en tenaille par des injonctions contradictoires. D’un côté, les discours volontaristes relatifs à l’excellence et à la compétitivité, étroitement associés à la rhétorique de l’autonomie des universités, ont légitimé le désengagement de l’État et la mise en concurrence systématique entre établissements, entre formations et entre enseignants-chercheurs, segmentant et hiérarchisant encore plus un système d’enseignement supérieur à plusieurs vitesses. D’un autre côté, les impératifs de rigueur budgétaire pressent l’université de faire mieux avec moins.
Nous subissons quotidiennement et très concrètement les conséquences de ces politiques. La première d’entre elles est la dégradation inédite des conditions dans lesquelles nous exerçons notre métier. En effet, notre charge de travail ne cesse de croître : à l’augmentation du travail d’enseignement, liée à la baisse du taux d’encadrement, s’ajoutent en effet des tâches administratives qui incombaient autrefois à des personnels dont c’était la fonction. Cette charge a augmenté de manière proportionnelle à la diminution relative de notre salaire qui, rappelons-le, dépasse à peine 1 700 euros pour un maître de conférences en début de carrière après un doctorat et huit ans d’études a minima – soit l’un des plus faibles au regard des salaires des universitaires dans l’ensemble des pays de l’OCDE –, au prix d’une dévalorisation sociale croissante du métier d’enseignant-chercheur.
La deuxième conséquence de cette politique concerne tous ceux qui restent au pas de la porte de l’université. Ainsi, nous assistons à une multiplication des contrats de travail précaires pour l’enseignement, mais aussi pour les tâches administratives et techniques ; à une réduction drastique du nombre de postes ouverts aux concours (– 7 000 emplois dans l’enseignement supérieur et la recherche depuis 2009) ; à l’avènement d’une gestion managériale et déshumanisée des effectifs et des carrières. Alors que nous souffrons d’un manque criant de moyens d’encadrement, nombreux sont les jeunes enseignants-chercheurs de talent qui ne peuvent être recrutés à l’université : il est fréquent que pour un unique poste de maître de conférences, 80 à 100 candidat·e·s déposent un dossier. Partout où nous enseignons, une part importante et croissante des cours est assurée par des enseignants vacataires, qui touchent des salaires misérables et à qui il n’est pas décemment possible de demander de participer, au-delà de leurs cours, aux nombreuses tâches annexes pourtant indispensables au fonctionnement de l’université.
La troisième conséquence est la difficulté croissante, confinant à la gageure, de remplir nos missions auprès des étudiants, c’est-à-dire les bacheliers qui choisissent de poursuivre des études supérieures sans passer par les formations les plus sélectives, dont sont issues en revanche la très grande majorité des élites politiques françaises. Cette situation est sans équivalent en Europe et n’est pas sans rapport avec le caractère parfois ubuesque des décisions prises ou avec l’impossibilité de poser la question, pourtant cruciale, de l’inégalité de moyens entre ces filières. En effet, on demande à l’université d’accueillir, de former et de préparer à la vie professionnelle un nombre toujours croissant de jeunes adultes, sensiblement moins dotés scolairement et d’origine sociale plus modeste que les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles ou des IUT, par exemple, tout en lui accordant toujours moins de moyens. En moyenne, on accorde aux étudiants des licences universitaires moins de 20 heures d’enseignement hebdomadaire, contre 34 heures pour un élève de classe préparatoire et 26 heures pour un étudiant en IUT. Certains des enseignants-chercheurs qui animent la revue Métropolitiques sont ainsi confrontés à des taux d’encadrement correspondant à un enseignant titulaire pour 100 étudiant·e·s. Dans ces conditions, chacun comprendra que les discours actuels du gouvernement sur la remédiation et la réussite sont perçus comme une véritable provocation dans les milieux académiques.
Cette évolution s’accompagne d’une dissociation croissante entre les activités d’enseignement et de recherche, qui passe notamment par une séparation informelle mais de plus en plus nette entre établissements pratiquant plutôt les unes ou plutôt les autres. Celle-ci est la fois cause et conséquence d’une dévalorisation, inédite et sans doute assez spécifique à notre pays, de la mission d’enseignement, alors même que l’on semble attendre de l’école qu’elle résolve la plupart des problèmes sociaux. Ce phénomène a aussi partie liée avec une disqualification de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales, aux yeux d’une partie de la société et de la classe politique.
Il ne s’agit pas ici de mener des combats d’arrière-garde. Nous sommes bien conscients que l’université reste, en France, un monde mal connu et parfois mal perçu, dont le fonctionnement peut être modernisé et parfois simplifié – et non alourdi par de nouvelles procédures inutiles et chronophages. Nous sommes tout autant conscients de la chance que nous avons d’exercer ce métier, qui procure des satisfactions incomparables. Par conséquent, les enjeux des réformes passées et en cours dépassent largement la simple mobilisation catégorielle, aussi fondée soit-elle. Les transformations de l’université et de la recherche publique concernent l’avenir de notre jeunesse, et donc l’avenir de notre société tout entière.
À court terme, en demandant à des collègues déjà surchargés de travail administratif de gérer, traiter, classer des milliers de candidatures, avec les aberrations et injustices maintes fois documentées, on contribue à les éloigner encore un peu plus de l’un des deux piliers du métier d’enseignant-chercheur : la production rigoureuse et désintéressée de connaissances et leur transmission. Des projets comme Métropolitiques, destinés à la libre diffusion de ces connaissances au-delà du monde académique, en seront directement affectés.
À moyen terme, en refusant systématiquement d’adosser les réformes à une égalisation des moyens consacrés aux étudiants de notre pays, on contribue au renforcement des inégalités sociales, à la reproduction des élites et au découragement d’une large partie de la jeunesse.
À long terme, en prenant le risque de modifier en profondeur nos métiers, nos missions et nos publics, on s’éloignera de plus en plus de l’idée même d’université comme lieu de production et de diffusion d’une culture humaniste, scientifique et accessible à tous. Une culture dont Métropolitiques se veut, avec modestie et ambition à la fois, l’une des expressions et l’un des vecteurs.