Dans un contexte de métropolisation, les villes sont créatrices d’images, de valeurs et d’idéologies. Celles-ci peuvent alors être concrètes, à travers la réalisation d’aménagements urbains, ou immatérielles, avec la création d’une ambiance urbaine. Cette recherche d’une image de marque, d’un « branding », s’inscrit dans un néo-localisme (Goetz et Clarke 1993) selon lequel les élites locales mettent en place des politiques valorisant les spécificités de chaque territoire pouvant, dans certains cas, faire office de « modèles ».
Ces modèles urbains désignent ici les caractéristiques substantielles (notamment les formes urbaines) mais aussi procédurales qui peuvent alors servir de référence dans des situations de reproduction ou d’adaptation d’une ville à une autre (Peyroux 2014). La notion de « policy transfer » (Dolowitz et Marsh 2000) renvoie ainsi à un processus par lequel le savoir, ou les connaissances sur les politiques et les arrangements administratifs et institutionnels utilisés dans un système politique donné (passé ou présent), sont utilisés pour développer des politiques et des arrangements dans un autre contexte. Les échanges s’appuient sur différentes communautés d’esprit, de pratiques ou d’expertises (Peck et Theodore 2010 ; Stone 2004). Dans le contexte de métropolisation, ces transferts de modèles se focalisent essentiellement sur les villes. Elles sont les nœuds stratégiques de connaissances et d’échanges, avant les États (McCann et Ward 2011).
Dans un contexte d’immigration importante, Vancouver connaît une situation spécifique en étant à la fois un récepteur et un émetteur de ces circulations internationales de références urbaines. Cette contribution [1] a pour objectif d’une part d’identifier les caractéristiques des politiques urbaines de Vancouver, notamment ses origines asiatiques, et d’autre part d’interroger la fonction de modèle à travers la notion de Vancouverism. De plus, il s’agit de pointer les agents de la diffusion du Vancouverism en Amérique du Nord, puis dans le reste du monde, et enfin d’en présenter les limites.
« Hongcouver » : l’influence de l’immigration asiatique à Vancouver
Vancouver a connu une croissance rapide rythmée par différentes vagues de migrations internationales. L’influence asiatique se lit aussi dans l’espace urbain. Le quartier chinois, un des trois plus importants du continent, est également presque aussi vieux que la ville elle-même.
Selon le recensement de 2011, dans le district régional du Grand Vancouver, la proportion des immigrants est de 50,5 % (32,9 % de Canadiens à la naissance et 16,7 % de résidents non-permanents) et la part des « minorités visibles » [2] est de 62,1 %. L’Asie domine le paysage ethnique avec notamment 41,4 % des immigrants qui viennent de Chine et 10,6 % de Corée du Sud. Plus spécifiquement, les Hongkongais dominent la communauté chinoise et participent à la transformation de la vie socio-culturelle de Vancouver (Chang 2000). Quatre événements sont venus encourager l’émigration hongkongaise vers le Canada, avec une intensification dans les années 1990 : tout d’abord, l’entrée des Gardes rouges à Macao en 1966, qui ouvre une période d’instabilité affectant la colonie britannique au moment de la révolution culturelle chinoise ; la signature du traité sino-britannique en 1984, qui prévoit les conditions de la rétrocession ; le printemps de Pékin en 1989, qui laisse craindre de futures répressions après le retour de la souveraineté chinoise ; et enfin la rétrocession à la Chine en 1997, qui s’effectue dans un contexte de crise financière puis immobilière. Ces vagues d’immigration nourrissent régulièrement le cycle de croissance de la ville et permettent même de faire évoluer la forme urbaine en important de nouvelles références architecturales.
Du désir de densité à l’importation de nouvelles références
Après la Seconde Guerre mondiale, des projets visant à densifier le centre-ville sont présentés. Arthur Erickson [3], dans son essai Projet 56, avait même élaboré un croquis urbain très complet qui proposait une ville verticale avec des immeubles de grande hauteur. Les discussions ne se traduisent pas concrètement dans la planification urbaine et la construction de tours dans les années 1960 et 1970 ne répond pas à une vision particulière. Dans les faits, à l’image de la plupart des villes nord-américaines, l’essentiel de la croissance de l’agglomération s’effectue surtout par du desserrement urbain et le centre-ville manque de dynamisme.
Finalement, en 1991, la municipalité de Vancouver souhaite renforcer l’attractivité de son centre-ville et vise une densification de celui-ci en concordance avec les débats de l’époque en Amérique du Nord qui commencent à prendre en compte les impératifs du développement urbain durable et condamne les effets pervers de l’étalement urbain. La municipalité change ses règlements et zonages d’urbanisme et donne la possibilité aux promoteurs d’accroître la densité des nouvelles constructions à usage résidentiel. Ils ont ainsi la possibilité de construire des copropriétés en grande hauteur sur des emplacements auparavant réservés à l’emploi. Les grands projets immobiliers font aussi l’objet de débats publics où des possibilités de dérogation peuvent être offertes en échange de la réalisation de logements sociaux ou d’équipements publics. Des instances de concertation pérennes, les design review boards, servent de forums de négociation de ces normes et leurs conclusions s’imposent ensuite aux constructeurs dans les secteurs où ils sont obligatoires.
Source : (cc) Evan Leeson, 2009/Flickr.
La transformation d’anciens espaces industrialo-portuaires ayant accueilli l’exposition universelle de 1986 devient alors le lieu d’expérimentation de ces nouveaux principes. Un terrain de 97 hectares le long de False Creek est vendu à l’homme d’affaires d’origine hongkongaise Li Ka Shing. Celui-ci a principalement bâti son empire sur l’immobilier et est à la tête de la 11e fortune mondiale et première hongkongaise. Avec sa société Concord Pacific, il utilise des capitaux en provenance d’Asie mais importe aussi des styles architecturaux et urbains (Hubregtse 2008) qui sont marqués par la densité.
Source : (cc) Evan Leeson, 2009/flickr.
Source : (cc) Mark Faviell, 2013/Flickr.
En effet, l’urbanisme hongkongais (Ng 2008 ; Douay 2010) est marqué par l’exiguïté de son territoire, la présence d’espaces naturels protégés et finalement des espaces bâtis très denses sur seulement 20 % du territoire. Cela se traduit par la réalisation d’un urbanisme de grande hauteur avec l’érection de tours (Shelton et Karakiewicz 2010). Celles-ci sont d’abord plutôt sociales en raison d’une politique de construction de logements sociaux et intermédiaires qui se développe, dès les années 1950, puis s’intensifie avec la réalisation de villes nouvelles. Plus récemment, en suivant une tendance que l’on observe en Amérique du Nord comme en Asie, les condominiums, ces ensembles résidentiels privés haut de gamme marqués par une multifonctionnalité associant logements et équipements, se multiplient.
Le groupe immobilier de Li Ka Shing a donc été partie prenante de la multiplication de ces immeubles haut de gamme. Les différentes tours ont une allure fine permettant une utilisation maximale des droits à construire et se partagent ainsi les vues sur la baie grâce à l’adoption de cette forme élancée. Les réalisations de Concord Pacific à Vancouver vont donc s’appuyer sur l’expertise développée à Hong Kong afin de tirer partie au maximum des nouvelles possibilités offertes par le changement du règlement municipal d’urbanisme.
Vancouverism : définition d’un modèle urbain par hybridation
Alors que les références des élus et techniciens de la municipalité renvoient au contexte nord-américain et notamment à New York, qui offre la figure symbolique du centre-ville dense et vibrant, la société de Li Ka Shing va importer de nouvelles références et participer à l’hybridation du nouveau modèle d’urbanisme qui est alors en cours de définition. Dans un processus d’apprentissage collectif, il ne s’agit pas de simples transferts mais plutôt d’une redéfinition et construction d’un modèle d’urbanisme par hybridation entre des influences américaines et asiatiques.
Cette configuration urbaine va être théorisée, principalement par Trevor Boddy (2003, 2004), au travers de l’expression « Vancouverism », qui est souvent résumée comme une addition de New York et de Hong Kong. D’une part, les immeubles du New York du XIXe siècle faits de brownstone [4], comme à Harlem ou Brooklyn, donnent l’inspiration pour des podiums qui permettent de garder les dimensions traditionnelles de l’emprise au sol des îlots vancouvérois, tout en les densifiant (généralement avec quatre ou cinq étages) afin d’offrir des espaces publics plus vibrants, à l’image de la rue new-yorkaise. Et d’autre part, le Hong Kong contemporain est utilisé pour la figure des tours fines et élancées. L’addition du podium new-yorkais et de la tour hongkongaise correspond bien à un processus collectif d’apprentissage par hybridation (Boddy 2013) de références afin de (re)définir le modèle urbain de Vancouver. Les nouvelles tours de 30 à 40 étages sont donc essentiellement résidentielles mais ont la particularité d’être moins écrasantes pour le piéton car elles sont posées sur des podiums de deux à quatre étages qui accueillent des logements et/ou des commerces. Elles épousent les formes des îlots traditionnels du centre-ville, préservent des espaces publics animés, organisés autour de la rue, et offrent ainsi une diversité de fonctions et d’usages. Concrètement, la double décennie de transformation du centre-ville de Vancouver s’exprime par une multitude d’hybrides architecturaux avec l’intégration d’habitations à haute densité, de services publics de qualité et d’un engagement pour la viabilité.
Le Vancouverism ne correspond pas uniquement au prototype de ces nouvelles tours à forte densité mais renvoie à une ouverture sur l’environnement avec la préservation des lignes de visibilité qui permettent d’apercevoir la mer ou les montagnes alentour, une reconquête du front de mer par l’aménagement d’une grande quantité d’espaces publics, tout en favorisant la mixité des usages. Tous ces changements ont eu pour résultat de diversifier les fonctions urbaines, de diminuer la circulation et les temps de déplacements et surtout de redonner vie au centre-ville.
Source : (cc) Glotman Simpson, 2010/Flickr.
Quelques limites peuvent apparaître à ces incroyables transformations. Les grandes tours sont essentiellement résidentielles ; de ce fait, sur les 83 hectares de nouvelles réalisations approuvées pour le centre-ville au cours de la dernière décennie, 90 % accueillent des appartements en copropriété. Aujourd’hui, face à la montée des prix immobiliers, le centre-ville se vide de ses bureaux et se transforme en une ville-dortoir réservée aux catégories sociales les plus favorisées. Vancouver a perdu un tiers de ses emplois dans les sièges sociaux entre 1999 et 2005 (Brown et Beckstead 2006). Cette « de-downtownification » (dépérissement du centre-ville que l’on observe, par exemple, à Detroit) entraîne la construction de nombreuses infrastructures de transports afin de permettre aux habitants du centre-ville de se rendre en banlieue pour y travailler. Les flux sortants du centre-ville deviennent bien supérieurs aux flux entrants chaque matin. L’envolée des prix de l’immobilier entraîne une spécialisation résidentielle au détriment de la diversité fonctionnelle.
Circulation globale du modèle
La circulation du Vancouverism correspond à un processus social et collectif qui s’appuie sur des échanges entre différents groupes (Peck et Theodore 2010). La définition puis la circulation du Vancouverism doit beaucoup aux réseaux professionnels de l’immobilier. Concord Pacific profite de son expérience en reproduisant les mêmes langages architecturaux et urbains, de Hong Kong vers Vancouver et maintenant à Toronto. De plus, les réseaux professionnels de l’urbanisme, avec les élites politiques et techniques locales, mettent en avant leurs pratiques et participent à leurs diffusions. Ce rôle d’agents de transfert se matérialise lors d’événements professionnels comme le World Urban Forum de l’ONU, qui s’est tenu à Vancouver en 2006, ou lors du London Festival of Architecture de 2008, où le gouvernement du Canada a choisi de mettre en avant le concept du Vancouverism comme la bonne pratique architecturale et urbaine du pays. La promotion de Vancouver comme un modèle urbain correspond à une stratégie de marketing urbain qui circule au sein de différents groupes. Sans que cela soit forcément développé par les mêmes promoteurs que ceux de Vancouver, le Vancouverism est devenu une référence en matière de design urbain qui est mobilisé pour inspirer des réalisations à San Francisco ou encore à Dubaï avec la nouvelle marina.
Réalisation : Nicolas Douay.
Finalement, même si la circulation du Vancouverism peut parfois s’appuyer sur des reproductions quasi identiques de projets immobiliers développés par le même groupe, la diffusion du modèle urbain s’effectue plutôt par morceaux dans le cadre de discours sélectifs, d’idées partielles ou encore de synthèses. En d’autres termes, la circulation du Vancouverism s’apparente à un processus d’apprentissage collectif entre plusieurs agents émetteurs et plusieurs agents récepteurs qui participent ainsi à la définition des modèles contemporains de l’urbanisme durable.
Bibliographie
- Boddy, T. 2003. « Vancouverism and its Discontents : Feature Review of Dream City by Lance Berelowitz and Vancouver Walking by Meredith Quartermain », Vancouver Review Magazine, juin.
- Boddy, T. 2004. « New Urbanism : The Vancouver Model », Places, vol. 16, n° 2.
- Boddy, T. 2013. « From Vancouverism to hybrid city », conférence AAAB, Barcelone, 9 avril.
- Brown, M. et Beckstead, D. 2006. « Head Office Employment in Canada, 1999–2005 », Canadian Economic Observer, juillet, Ottawa : Statistics Canada.
- Chang, A. 2000. « Vancouver, pied-à-terre ou nouvelle patrie des Hongkongais en Amérique du Nord ? » in Le Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 25 octobre, Paris : Institut Pierre Renouvin.
- Dolowitz, D. et Marsh, D. 2000. « Learning from abroad : the role of policy transfer in contemporary policy-making », Governance, vol. 13, n° 1, p. 5‑24.
- Douay, N. 2010. « La remise en cause du modèle d’urbanisme hongkongais par l’émergence d’une approche collaborative de la planification », Perspectives chinoises, n° 2010/1, p. 109‑123, Hong Kong : Centre d’études français sur la Chine contemporaine.
- Goetz, E. et Clarke, S. 1993. The New Localism, Londres : Sage.
- Hubregtse, M. 2008. Vancouver’s Hong Kong-Style Supermodern Aesthetic : The Architecture and Public Art of the Concord Pacific Place Urban Mega-Project, mémoire de master, University of Victoria.
- McCann, E. et Ward, K. 2011. Mobile Urbanism : City Policymaking in the Global Age, Minneapolis : University of Minnesota Press.
- Ng, M. K. 2008. « From Government to Governance ? Politics of Planning in the First Decade of the Hong Kong Special Administrative Region », Planning Theory and Practice, vol. 9, n° 2, p. 165‑185.
- Peck, J. et Theodore, N. 2010. « Mobilizing Policy : Models, Methods, and Mutations », Geoforum, n° 41, p. 169‑174.
- Peyroux, É. 2014. « Circulation des modèles urbains, développement économique et géopolitique : la stratégie des relations internationales de Johannesburg », présentation au séminaire « Circulation des modèles urbains » du Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), 10 février 2013.
- Shelton, B. et Karakiewicz, J. 2010. The Making of Hong Kong : From Vertical to Volumetric, Londres : Routledge.
- Stone, D. 2004. « Transfer agents and global networks in the “transnationalization” of policy », Journal of European Public Policy, vol. 11, n° 3, p. 545‑566.