Accéder directement au contenu
Commentaires

Gratuité des transports collectifs. De l’expérience sociale à l’alternative politique ?

Mêlant récit et réflexions, une élue et un philosophe analysent la politique de gratuité des transports publics mise en œuvre depuis 2009 à Aubagne. Couronnée par un véritable succès populaire, cette expérience ouvre la voie à une réflexion stimulante sur la faisabilité des politiques alternatives au tout-marchand à l’échelle des agglomérations.

Recensé : Giovannangeli, M. et Sagot-Duvauroux, J.-L. 2012. Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité : une expérience sociale à Aubagne, Vauvert : Au diable Vauvert.

La gratuité des transports collectifs (TC) semble être un sujet tabou dans la société et dans les sciences sociales [1]. Pourtant, une vingtaine d’agglomérations françaises ont franchi le pas ces dernières années. Analysant l’expérience menée à Aubagne depuis 2009, le passionnant ouvrage Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité montre que ce silence cache une gêne des décideurs, des chercheurs et des citoyens, en grande partie liée à une incapacité de « penser l’alternative ». En effet, les deux auteurs, l’élue communiste d’Aubagne Magali Giovannangeli et le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux, proposent une analyse rigoureuse de la gratuité qui se transforme, au cours de l’ouvrage, en un véritable plaidoyer politique. À Aubagne, la gratuité aurait engendré une politisation des citoyens et un nouveau sentiment de liberté, tout en permettant de construire une alternative concrète à la sphère marchande. Mêlant analyse argumentée et prise de position dans le débat public, l’ouvrage apparaît comme une belle réussite de la collaboration entre un chercheur et une élue.

Une expérience sociale de transformation de l’« espace public »

L’analyse de l’expérience s’appuie d’abord sur des chiffres, qui visent à répondre aux arguments économiques des nombreux « opposants hostiles » (p. 26) à une telle mesure : la mise en place de la gratuité à Aubagne sur les onze lignes d’autobus [2] de cette agglomération de 100 000 habitants s’est traduite par : une augmentation de 142 % de la fréquentation du réseau entre 2009 et 2012 ; une diminution de 10 % des déplacements automobiles pendant la même période ; un taux de satisfaction du service de 99 % ; une dépense publique par déplacement passant de 3,93 € en 2008 à 2,04 € en 2011, le tout sans aucune augmentation d’impôts pour les habitants. De cette façon, la gratuité se présente comme une réponse efficace aux problèmes des déplacements des personnes et de la pollution aux gaz d’échappement.

Mais c’est surtout l’analyse des effets sur la population qui devrait emporter la conviction du lecteur. L’effacement des barrières sociales, l’apaisement des tensions, la reconnaissance vis-à-vis du travail des conducteurs et la fin des contrôles sont autant de changements qui ont transformé le rapport des usagers au transport. D’après les auteurs, le bus est désormais devenu, au même titre que les trottoirs et les autres lieux de la gratuité, un « espace public » au sens large, que s’approprient de « nouveaux citoyens des transports publics » (p. 120). L’hypothèse, inspirée par les réflexions du philosophe Alexis de Tocqueville (1981), est bien que la gratuité est un vecteur de liberté. À ce titre, le deuxième chapitre de l’ouvrage, qui réinscrit cette hypothèse dans une perspective historique, est particulièrement éclairant. En effet, l’école, les bibliothèques municipales, les espaces publics sont gratuits et chacun de ces lieux procure une forme de liberté aux individus.

L’appropriation sociale est-elle la clef du succès ? Cette hypothèse soulevée par les auteurs peut être discutée au regard des travaux récents portant sur les politiques de mobilité innovante. Elle est, par exemple, un incontestable facteur de réussite dans la première expérience française de vélos en libre-service, à La Rochelle en 1976 (Huré 2012). À Aubagne, des ateliers de réflexion ont été spontanément organisés par les citoyens ou impulsés par la communauté d’agglomération pour accompagner les nouvelles pratiques. Au-delà de cette reconquête de l’espace public, la gratuité se veut également vecteur de politisation des citoyens, en contribuant à faire « prendre conscience » que les politiques de déplacement sont un des principaux enjeux politiques du XXIe siècle (p. 124‑126). Enfin, selon les auteurs, la gratuité s’inscrit « à contre-courant, clairement alternative au tout-marchand » (p. 35).

La question de l’alternative politique

L’alternative à la sphère marchande proposée par les auteurs est avant tout d’ordre politique. « Pourquoi la gratuité et plus généralement les propositions alternatives au libéralisme prennent-elles si peu de place et de visibilité dans les programmes de la gauche ? » (p. 208) demande l’élue PCF, qui, à travers cette expérience, interroge aussi son identité politique. Elle s’insurge notamment contre la rigidité idéologique des partis traditionnels, qui préfèrent réguler les prix des transports avec des tarifs sociaux plutôt que de promouvoir la gratuité. Dans cette introspection, l’élue comme le philosophe, ayant rendu sa carte du PCF vingt ans plus tôt, semblent opérer un glissement idéologique et mobilisent les idées du Mouvement pour la décroissance (p. 142). Les auteurs ne cachent pas que le titre de l’ouvrage est d’ailleurs emprunté à celui d’un livre de Paul Ariès, figure intellectuelle de ce mouvement, Liberté, égalité, gratuité (Ariès 2011).

Ainsi, cette réflexion permet de s’interroger sur les basculements idéologiques contemporains, au moment où tous les débats semblent se cristalliser autour du mot « crise », notamment dans la pensée politique. Sans les citer, les théories d’Ivan Illich sur la convivialité (Illich 1973a) et la contre-productivité des systèmes de transports industrialisés (Illich 1973b), au fondement de l’écologie politique, sont réactualisées : si l’objectif est de faire diminuer la place de l’automobile, il convient de mobiliser des outils incitatifs et non contraignants, offrant des espaces de liberté et de convivialité (p. 138-143). L’ouvrage peut donc aussi se lire comme un plaidoyer pour transformer la gauche française et promouvoir l’alternative plutôt que l’alternance [3]. Mais il s’agit aussi sans doute de diffuser cette expérience en France, car Aubagne souhaite jouer un rôle moteur dans le réseau des villes ayant mises en œuvre la gratuité des transports, en attendant l’adoption de cette mesure par une capitale européenne (Tallinn en 2013).

Une véritable lutte contre le marché ?

La gratuité des transports contribue-t-elle réellement à affaiblir la sphère marchande ? Si elle s’attaque à une valeur fondamentale du capitalisme, l’échange marchand, l’expérience reste organisée dans le cadre du marché. Comme le concède les auteurs, « on ne remplace pas une entreprise qui dispose des matériels, des savoir-faire et qui assure un service essentiel pour la population » (p. 69) : la gestion est restée l’affaire de la société Veolia. Par ailleurs, le financement public de la gratuité est assuré par l’augmentation du versement transport [4] des entreprises, ce qui n’est pas possible dans toutes les agglomérations, notamment celles ayant atteint le plafond d’imposition. Enfin, si les coûts de la billettique ont disparu, ceux de l’investissement pour améliorer le cadencement des lignes ont engendré une augmentation de 20 % du coût total. Au cours des négociations, Veolia a imposé un système de comptage et récupère 0,40 € par voyageur en guise d’intéressement.

Dès lors, la gratuité des transports ne pourrait-elle pas, au contraire, renforcer le marché en donnant une nouvelle légitimité et une image positive aux entreprises de services urbains ? Cette question renvoie plus profondément à la capacité des institutions publiques à organiser le marché (Hall et Soskice 2001), notamment au plan de l’offre. Ainsi, les auteurs pensent que la gratuité est un moyen de s’opposer aux politiques de tarification intégrée [5] des grandes agglomérations. Fraction de l’unité urbaine de Marseille (au sens de l’Insee), Aubagne a refusé d’intégrer la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (MPM) afin de créer sa propre intercommunalité, la communauté d’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile. Or, le partenariat avec Veolia apporte une ressource supplémentaire non négligeable dans cette quête d’indépendance. MPM voit ainsi d’un mauvais œil l’expérience de sa voisine, car elle empêche l’harmonisation de la tarification, sauf à rendre tout le réseau communautaire gratuit.

En outre, la convention a été attaquée par le préfet des Bouches-du-Rhône sur une question technique liée à la rémunération des entreprises dans le cadre d’une délégation de service public. Selon les auteurs, cette procédure était éminemment politique, cristallisant l’affrontement entre l’État représenté par Nicolas Sarkozy et une municipalité de gauche (chapitre 5 : « Aubagne vs Sarko », p. 81-96). Toutefois, cette résistance à la tarification intégrée peut également s’inscrire dans une lutte contre l’accroissement des monopoles privés sur des territoires toujours plus étendus. À Paris, la tarification unique des transports [6], gérée par des opérateurs privés, a précédé la création du Grand Paris. Certains auteurs parlent alors « d’intercommunalité à l’envers » (Baraud-Serfaty 2011) : la construction du marché précède celle des institutions politiques.

Il existe donc un véritable enjeu politique dans le choix entre la gratuité et les systèmes de tarification intégrée. La concurrence entre ces deux dispositifs concerne l’organisation des territoires et des pouvoirs dans un contexte de réflexion sur les pôles métropolitains. La gratuité peut ainsi devenir un instrument de résistance des villes moyennes face aux tentatives de domination politique et territoriale des grandes agglomérations. En instaurant la tarification intégrée, ces dernières s’appuient sur les acteurs économiques pour organiser le territoire et les pouvoirs politiques. Pourquoi Aubagne ne le ferait-elle pas avec la gratuité ? Penser l’alternative en sciences sociales, c’est ouvrir des perspectives nouvelles pour comprendre l’organisation de nos sociétés contemporaines [7], dont l’élue et le philosophe proposent une stimulante lecture.

Bibliographie

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

En savoir plus

Pour citer cet article :

Maxime Huré, « Gratuité des transports collectifs. De l’expérience sociale à l’alternative politique ? », Métropolitiques, 16 novembre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Gratuite-des-transports-collectifs.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires