Les chantiers, d’ordinaire interdits au public pour des raisons de sécurité, sont associés aux nuisances (bruits, poussière, passage de camions) et cachés à la vue des passants par des palissades pour des temps souvent longs. Isolés de la ville par des barrières, ils sont ainsi des lieux relégués, visuellement et spatialement mais aussi socialement. Ce sont les lieux d’un travail dévalorisé (les « basses œuvres ») (Jounin 2008) : travail précaire, fragmenté à l’extrême par la division des tâches et rendu invisible dans le processus de fabrication de la cité. Alors que les chantiers se multiplient et que leur durée s’allonge, l’acceptabilité sociale des travaux devient un enjeu des relations des élus municipaux à la population, car les nuisances qui lui sont infligées sont de moins en moins bien supportées. Parallèlement, la promotion des projets urbains et l’importance croissante des questions d’urbanisme dans le débat public suscitent un intérêt nouveau pour le chantier de la part des concepteurs comme de la maîtrise d’ouvrage publique.
Ainsi, plusieurs dispositifs sont mis en œuvre pour rendre visible et ouvrir le chantier au public. Une approche minimale consiste, pour les projets longs et attendus comme les projets urbains de grande ampleur, de donner à voir ce qui s’y passe. Des belvédères surplombant les sites en travaux sont installés et rendus accessibles au public, que l’on informe des différentes phases du chantier, par exemple pour la rénovation des Halles à Paris. Des fenêtres peuvent être aussi ouvertes dans les palissades. Des visites de chantier à destination du grand public sont organisées avant la réalisation du second œuvre, une fois tout le béton coulé, dans les bâtiments des ZAC [1] parisiennes actuelles (immeubles de logement de la ZAC Clichy–Batignolles, entrepôt Macdonald réhabilité dans l’opération Paris Nord-Est, par exemple). Une démarche plus radicale vise à ouvrir le chantier à la participation active du public. Des collectifs d’architectes ou d’artistes mènent des expérimentations dans le cadre de chantiers d’espaces publics, de bâtiments ou même de ZAC, en questionnant les processus de la fabrique urbaine.
Faire entrer le public dans la fabrication de la ville
Le Collectif Etc, association fondée par des jeunes architectes [2], ouvre ses chantiers d’espaces publics aux habitants en organisant des ateliers (menuiserie, jardinage) permettant de participer aux travaux et des événements publics tels que des débats ou des repas partagés, dans l’idée de promouvoir des espaces réalisés en coproduction par les habitants et les services techniques de la ville. Le pOlau (Pôle des arts urbains) est un pôle d’expérimentation et de recherche sur les arts et la ville créé en 2007. Installé avec la Compagnie Off, compagnie des arts de la rue, dans une friche à Saint-Pierre-des-Corps, dans l’agglomération de Tours, il a confié le chantier de la rénovation des bâtiments industriels au constructeur Patrick Bouchain. Celui-ci veut, dans ses projets, comme le Lieu unique à Nantes [3], faire du chantier un « acte culturel », en l’ouvrant dès le début des travaux à des visites, des conférences, des concerts. Son idée maîtresse est d’aménager la baraque de chantier pour favoriser les interactions entre les ouvriers et les utilisateurs du lieu, maintenus dans leurs locaux le temps du chantier (Trelcat et Colard 2010). Ainsi, ce chantier à Saint-Pierre-des-Corps, baptisé le Point Haut, toujours en cours (inauguration prévue en avril 2015), est ouvert au public et a donné lieu à des visites hebdomadaires et à des conférences sur les questions urbaines et architecturales ainsi qu’à des événements festifs. La ZAC du Plateau à Ivry-sur-Seine, où est construite une extension du ministère des Finances, est accompagnée d’un projet artistique et culturel de l’artiste Stefan Shankland. Ce projet, Trans305, en référence à la route nationale 305 – qui longe la ZAC et est elle-même requalifiée pour accueillir une ligne de bus en site propre – a pris la forme d’un atelier. Une structure modulable, qui peut se déplacer, est intégrée au chantier. Elle accueille des résidences d’artistes et des ateliers participatifs dédiés, par exemple, à la construction d’une maquette ou à la réalisation d’un parcours d’exposition ouvert au public [4]. À quelques kilomètres d’Ivry, au nord de Paris, dans la ZAC de l’éco-quartier fluvial de L’Île-Saint-Denis, une association d’architectes, Bellastock, a créé sur des friches industrielles, le long de l’autoroute A86, un atelier – Actlab – consacré au réemploi des matériaux sur le chantier. Des bénévoles y interviennent pour y travailler au stockage ou au recyclage.
Questionner la fabrication de la ville
L’originalité de toutes ces démarches consiste à proposer conjointement des expériences d’ateliers participatifs ouverts à des publics différenciés (élèves des écoles, adolescents, seniors) et des événements festifs (concerts, repas partagés) ou de débats (conférence, colloques, soirées-débats) afin de faire participer le public au chantier et d’instituer un lieu d’échange. Elles lient des projets de micro-transformations de l’espace public à une réflexion plus large sur la participation des habitants aux processus urbains.
L’ouverture du chantier à des activités passe aussi par la transformation physique du chantier et notamment de son enveloppe, la palissade. Le Collectif Etc, pour ses très petits chantiers de construction de mobilier, supprime les barrières. Pour le Trans305, à Ivry, la palissade est considérée comme un objet artistique à part entière [5] : des panneaux de 12 couleurs, différentes des trois couleurs utilisées habituellement par la ville, sont disposées aléatoirement par l’entreprise selon la consigne de l’artiste. À L’Île-Saint-Denis, Bellastock, avec l’aide d’étudiants, remodèle la partie de la palissade située près de son atelier temporaire : les panneaux de métal sont coupés et réarrangés pour briser la linéarité de la barrière et lui donner un aspect ludique.
Questionner la transformation des déchets
Ces différents projets ont un volet plus ou moins important de récupération des matériaux de chantier servant à créer des prototypes de mobilier urbain. Dans le projet Trans305, l’atelier « Marbre d’ici », mené de 2008 à 2012, avait pour objectif de transformer les gravats. Dans la convention qui lie l’artiste à la ville a été établi que l’entreprise de démolition préserverait un mètre cube de chaque bâtiment détruit. Les gravats ont été entreposés dans 40 gabions d’un mètre cube, chacun composant la façade du premier atelier constitué de containers et de planches récupérées. Un tractopelle a concassé les matériaux récoltés permettant la création du premier prototype de « marbre d’ici ». Coulé en public en 2012, ce nouveau matériau a été intégré à l’espace public, sur l’emplacement de l’atelier éphémère. Cette expérimentation vise ainsi à s’interroger sur les traces matérielles des bâtiments disparus en impliquant en particulier les enfants de l’école primaire voisine. L’association Bellastock mène une expérience semblable à L’Île-Saint-Denis avec « Actlab ». Les prototypes sont des pavés réalisés à partir de blocs de béton, ou des lampadaires à partir de plastiques de récupération. Un atelier avec des étudiants est aussi mené pour fabriquer du mobilier urbain à partir de matériaux récupérés. Ce projet est financé par l’ADEME [6] dans le programme « Déchets du BTP ».
Toutes ces expérimentations reposent sur la fabrication de prototypes, en employant des bénévoles pour récupérer les matériaux, mais aussi en travaillant avec les entreprises pour trier les gravats issus de la démolition afin de permettre leur récupération. Ces expériences incitent à une réflexion plus large sur la gestion des déchets, qui n’est toutefois pas intégrée véritablement dans la filière économique du chantier (que ce soit pour l’évacuation des gravats ou de l’achat des matériaux) car il s’agit de faibles quantités. Elles associent étroitement les entreprises, car celles-ci doivent modifier leurs pratiques pour permettre ces actions.
Les interventions sur le chantier permettent de nouvelles formes d’implication des habitants, qui participent à la réalisation d’espaces publics (jardins partagés, placettes…) ou à des ateliers en lien avec la production urbaine (mobilier urbain, recyclage de matériaux…). Cet urbanisme temporaire, le temps du chantier, transforme les pratiques de fabrication de la ville. Au-delà des expériences singulières liées à des individualités, ces pratiques sont-elles appelées à se généraliser ? Les prototypes réalisés à partir des matériaux récupérés sur le chantier ont-ils vocation à créer des filières industrielles de réemploi [7] ? Ces expérimentations isolées, en modifiant les relations entre les acteurs, sont-elles amenées à changer les processus de conception urbaine ? Des nouvelles modalités de l’organisation du travail peuvent-elles redonner sens et dignité aux tâches des travailleurs les plus précaires ? Dans un contexte de dégradation de l’environnement et de paupérisation d’une partie importante de la population, associer les habitants et repenser les relations et l’organisation du travail constituent un enjeu majeur de l’urbanisme aujourd’hui.
Bibliographie
- Jounin, N. 2008. Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris : La Découverte.
- Trelcat, S. et Colard, J.‑M. 2010. « Ouvert au public. Entretien avec Patrick Bouchain », Ligeia, dossiers sur l’art, n° 101‑104.