Trente ans exactement séparent le premier épisode de La petite maison dans la prairie (1974) du lancement de la série Deadwood (2004) [1]. Au-delà du code cinématographique du western, qu’elles réécrivent toutes les deux, et d’un identique contexte de la conquête de l’Ouest dans les années 1870, tout ou presque les sépare. Walnut Grove, le village dans la prairie du Minnesota et Deadwood, le camp des Black Hills, témoignent de deux visions du territoire et, plus généralement, de l’Amérique, l’une rurale, l’autre urbaine. Ces deux séries sont ainsi de fantastiques prismes pour observer les modes d’installation de la civilisation américaine dans son nouveau territoire.
- Figure 1 : La petite maison dans la prairie. Image du générique.
- Figure 2 : Annonce de la série Deadwood sur la chaîne HBO.
Dans La petite maison dans la prairie, la terre est perçue comme un milieu avec lequel l’homme fait corps et qu’il ménage pour sa survie [2]. À Deadwood, la terre est une ressource dont on aménage l’exploitation pour s’enrichir. Le mode d’urbanisation et les acteurs de la croissance urbaine sont par là même très différents. Dans la prairie, l’acteur central est l’agriculteur et sa famille. L’unité d’exploitation économique est la ferme et la multiplication modérée des cellules produit un hameau qui devient ultérieurement un village. Le fermier vit en quasi-autarcie, il n’a guère besoin que d’un drugstore, d’un révérend et d’un médecin. Dans les Black Hills [3], au contraire, les acteurs centraux sont les chercheurs d’or dont la multiplication exponentielle amène à la création artificielle d’un camp, unité d’exploitation minière qui produit une ville en moins d’un an par la nécessaire spécialisation des tâches. Autour de la rue centrale, la main street des westerns, s’agrègent toutes les fonctions urbaines d’une ville en formation : les drugstores qui vendent tout ce dont les orpailleurs ont besoin, les saloons, les hôtels et maisons closes, le cabinet médical et même le journal [4].
- Figure 3 : La famille Ingalls, La petite maison dans la prairie.
- Figure 4 : L’animation de Main Street, Deadwood.
Famille contre individu
Ces deux modes d’urbanisation sont de nature sociale radicalement différente. Dans le village de Charles Ingalls (Michael Landon), les hommes sont égaux et homogènes. Il s’agit d’une communauté où la seule cellule sociale qui compte est la famille. Dans le camp de Seth Bullock (Timothy Olyphant), la famille n’est jamais la norme et l’exogamie est une règle impérieuse pour la survie et la croissance du corps urbain… ne serait-ce que parce que l’on manque de femmes. L’éventail du choix n’est guère satisfaisant au début de la série entre la femme maniérée du fils de bonne famille new-yorkaise (Molly Parker), une Calamity Jane particulièrement imbuvable (Robin Weigert) et des filles de petite vertu plus ou moins en bout de course. L’arrivée de prostituées plus « urbaines » est d’ailleurs rapidement vue d’un bon œil. « L’air de la ville rend libre » [5] et nombre de personnes qui seraient jugées hors norme dans la prairie gagnent à Deadwood droit de cité. La prostituée peut avoir pignon sur rue, tout comme le Juif ou le Chinois. Chacun y exerce à sa manière une fonction nécessaire au système urbain. On est libre pour autant que l’on respecte les règles de l’urbanité que chacun contribue à édicter en se privant volontairement d’une part de sa liberté. C’est le contrat urbain par opposition à la contrainte rurale qui soumet le fermier à la loi de la communauté et à la loi divine [6]. Les Indiens restent les seuls absents de la ville, qui accueille et affranchit tout le monde, sauf ceux qui étaient déjà là sur le territoire américain.
- Figure 5 : Élections à Deadwood. Saison 3, épisode 12.
Tradition contre progrès
La dernière opposition flagrante entre les deux modes d’urbanisation relève du rapport au temps. La prairie représente la fin d’un voyage par la découverte de la terre promise. On fait souche, et pour longtemps, si bien que La petite maison flotte dans une sorte d’achronie et dans la langueur des histoires. Les années passent semblables les unes aux autres et la croissance du village semble arrêtée [7]. Pour qui voudrait s’étendre ne resterait plus que la solution d’aller fonder plus loin une autre communauté en suivant le front pionnier. Dans Deadwood, ce qui frappe c’est, au contraire, le rythme des épisodes et du changement urbain. Le camp n’est pas encore consolidé qu’il est déjà une ville. Le progrès fait son apparition à chaque épisode et de manière inéluctable, parfois même au désarroi de ses habitants comme le tenancier Al Swearengen (Ian McShane) lorsqu’il s’inquiète de la venue du télégraphe et des hommes du gouverneur. La ville moderne échappe à ceux qui l’ont créée.
Adieu, Indiens et cow-boys
Si les deux séries peuvent se revendiquer du western par leur thème de la conquête de l’Ouest américain, et l’absence de représentation des Indiens, force est de constater qu’elles ne font pas la part belle aux héros traditionnels que sont le cow-boy et l’aventurier.
La prairie du Minnesota et son mode d’exploitation familiale n’accordent pas de place au traditionnel garçon vacher qui vit en groupe d’hommes célibataires au service d’un ranch pratiquant le pâturage extensif. Le maniement du fouet cède le pas à celui de la charrue. Le camp de Deadwood attire plus naturellement cow-boy et aventurier. Comme la ville fait la part belle à l’initiative individuelle et affranchit l’homme, elle apparaît toute faite pour eux. Elle les attire d’ailleurs, mais comme la flamme attire le papillon : « Wild Bill » Hickok, Wyatt Earp, Calamity Jane y passent tour à tour… pour y trépasser parfois !
Reprendre la route, s’adapter ou disparaître. Le choix est maigre pour les cow-boys. Certains réussissent comme le marshal Seth Bullock ou Charlie Utter (Dayton Callie), qui met en place le premier service postal à cheval. D’autres trouvent refuge dans l’alcool, les filles et le jeu et l’histoire se termine mal car la ville se suffit à elle-même : elle n’a plus besoin du héros rédempteur et solitaire des westerns classiques. Ce thème de l’inadaptabilité du cow-boy à la ville et à la modernité est, sous une apparence novatrice, un des plus vieux thèmes du western. Dès 1917, dans Bucking Broadway, un moyen métrage muet retrouvé récemment (cf. revue Cinéma, n° 8, automne 2004), John Ford annonce déjà que la ville moderne et ses hommes vont tout enlever au cow-boy.
Deadwood est la revanche des « seconds couteaux » du western : la prostituée, le tenancier de saloon, l’étranger. C’est le territoire urbain qui fait l’homme libre et non plus l’espace libre du territoire qui fait l’homme. Si à Deadwood on peut rencontrer son camarade de vice autant que son camarade de talent, le personnage principal reste la ville [8].