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Une plongée dans les archives de l’architecte et militant Patrick Bouchain

Que racontent les archives d’un architecte ? À propos de la publication des archives de Patrick Bouchain, rassemblées et éditées par Abdelkader Damani, Victor Leroy s’interroge sur la portée de tels documents pour le public, les professionnels et pour l’histoire de l’architecture.

Recensé : Abdelkader Damani, Patrick Bouchain, l’architecture comme relation, Arles-Orléans, Actes Sud-FRAC Centre-Val de Loire, 2018, 287 p.

L’ouvrage s’inscrit dans une petite histoire d’archiviste. L’histoire d’une rencontre entre un conservateur et un architecte, dont naît la donation des documents personnels de Patrick Bouchain et de son agence Construire au FRAC (Fonds régional d’art contemporain Centre-Val de Loire). En 2017, une exposition monographique, à l’occasion de la première Biennale d’architecture d’Orléans, est ouverte ; en 2018, grâce à ce livre, les carnets précédemment exposés au public par la représentation de leur couverture – comme muets – se voient maintenant ouverts. Un échantillon partiel de ces documents est reproduit en fac-similé et accompagné d’un livret, des photos d’une quarantaine de maquettes de projet soigneusement présentées. L’ouvrage bénéficie d’une copublication entre le FRAC et Actes Sud [1] (éditeur régulier du travail de l’architecte), et est simplement intitulé : Patrick Bouchain, l’architecture comme relation.

Après avoir consulté mille six cents pages, nous présentons ici un ensemble de près de cent cinquante dessins qui, nous l’espérons, offriront au lecteur un accès à l’intimité des moments de la conception (Abdelkader Damani, p. 7).

Le fonds du FRAC est orienté, depuis le début des années 1990, vers l’inventaire d’utopies spéculatives, architecturales et urbaines, parfois réalisées, souvent restées sur le papier. Ce fonds est une trace des consciences passées et une alerte sur le monde à venir. Il documente, par exemple, les premières expérimentations d’architecture algorithmique [2], frénésie d’un temps où les « limites de la croissance » n’existaient pas encore. Il contient aussi de nombreux contrepoints, des engagements dessinés de Yona Friedman jusqu’aux déconstructions situées de Gordon Matta-Clark, et maintenant les archives de Construire.

Le propos liminaire du coéditeur de l’ouvrage, Abdelkader Damani – directeur du FRAC de la région Centre-Val de Loire depuis 2015 – raconte la rencontre avec Patrick Bouchain et les archives de son atelier d’architecture [3]. Il présente aussi la mission si particulière qui lui a été confiée : privilégier la diversité et rendre visibles les collections. Ici, l’utopie que porte le contenu des archives de l’architecte se voit souvent concrétisée par des projets d’architecture. Dès lors, les traces recueillies dans l’ouvrage d’Abdelkader Damani rendent comptent autant qu’elles prennent pleine part à la fabrique des projets. Ce livre a la capacité de nous faire osciller entre des territoires oniriques d’harmonie sociale (la liberté du croquis) et les outils qui permettent leur existence matérielle (le dessin, la maquette comme processus du projet d’architecture). L’ouvrage laisse paraître la volonté de fabriquer des « espaces heureux », espaces qui protègent, accueillent et permettent la relation à l’autre [4], mais aussi l’habileté de l’agence à accompagner techniquement leur concrétisation. Les projets oniriques et colorés présents dans les carnets de Patrick Bouchain deviennent des utopies concrètes, dans le sens que leur donne le philosophe allemand Ernst Bloch dans son œuvre, Le Principe Espérance (1976 [1954]) : l’utopie, une fois attachée à un savoir, une connaissance pratique, informée, devient alors un réel possible.

Les projets nomades ou furtifs lancés par l’architecte Patrick Bouchain aux confins du monde du théâtre et de celui de l’industrie dessinent un univers formel, constructif et fonctionnel singulier qui se déploie sur le territoire comme un chapelet de tentes, comme autant de possibles (Pierre Frey, p. 277).

Les outils plastiques de Construire sont révélateurs de projets qui se fabriquent comme autant de contes philosophiques

La grande diversité des documents graphiques laisse paraître les échelles traversées par les crayons de Patrick Bouchain : organigramme, coupe technique augmentée de pastel, dessin d’observation sur un coin, collage, herbier, citation, plan masse… En regardant certaines planches – celles sur fond noir représentant l’Académie Fratellini, construite en 2004 à Saint-Denis, par exemple, entre le feu du crayon de couleur et le collage de sources hétérogènes (figure 1) –, on pense au paysagiste Yves Brunier (1962-1991) qui a marqué de sa plastique et de son travail conceptuel de collage l’architecture et l’art du paysage dans les années 1990.

Figure 1. Académie Fratellini, Saint-Denis (1999-2004) – Plan de masse et perspective extérieure

© Patrick Bouchain/FRAC Centre-Val de Loire.
A. Damani, Patrick Bouchain, l’architecture comme relation, Arles-Orléans, Actes Sud-FRAC Centre-Val de Loire, 2018, documents 57 et 58, p. 77-78.

Ici, un dessin n’est pas seulement un dessin, c’est autant une annotation « pour mémoire » qu’une synthèse du projet. Chaque commande semble l’occasion d’une nouvelle petite histoire. Les annotations sont les menues traces qui disent beaucoup de l’état d’esprit et de l’engagement du dessinateur. Les architectures projetées sont toujours entourées de listes, comme une série de personnages convoqués dans une fable (figure 2) :

l’étoile – boîte à musique – cloche – rideau – coussin
le hangar – la grange – l’auberge – le garage – l’entrepôt
le chant du coq – la sirène du bateau

Figure 2. Le Channel, Calais (2003-2007) – Carnet 2003-04

© Patrick Bouchain/FRAC Centre-Val de Loire.
A. Damani, Patrick Bouchain, l’architecture comme relation, Arles-Orléans, Actes Sud-FRAC Centre-Val de Loire, 2018, documents 84 et 85, p. 100-101.

Ainsi commenté, chaque projet cherche un équilibre entre l’étrange et le familier. Les formes, toujours prises dans un élan, émergent de la synthèse de deux éléments : une attention à la contrainte technique, constructive (charpente, textile, fondement, tirant…) et un conte dont les architectures deviendront les décors. On pense aux nombreux projets de scènes de spectacle, comme le flamboyant Dragon volant vêtue de jaune et de noir à Rosny-sous-Bois – chapiteau qui héberge l’une des écoles nationales des arts du cirque. Les maquettes (par exemple figure 3) sont présentées par de précises photos du photographe François Lauginie, sous plusieurs angles et dans un livret à part des documents graphiques, comme une collection sur papier glacé, affirmant plus encore la grande autonomie de ce médium. Les maquettes sont révélatrices de l’attention portée à la structure, à la mise en œuvre ; elles sont pour la plupart très détaillées, souvent écorchées, révélant les différentes couches des bâtiments. Elles sont aussi augmentées d’une représentation fidèle des matériaux (brillance d’une toile, teinte d’une couverture, orientation d’un bardage). Les réductions conservent aussi les degrés de liberté nécessaires à la mise en œuvre finale ; si elles sont précises, elles ne sont pas pour autant figées. On décèle dans ces séries de photographies les capacités communicatives élargies au plus grand nombre de ces objets réduits.

Figure 3. Académie Fratellini, Saint-Denis (1999-2004) – Maquette d’étude

© Patrick Bouchain/FRAC Centre-Val de Loire.
A. Damani, Patrick Bouchain, l’architecture comme relation, Arles-Orléans, Actes Sud-FRAC Centre-Val de Loire, 2018, p. 196-197.

Nous retiendrons la trace de deux penseurs qui marquent de leur influence l’œuvre et les écrits de l’architecte dans le livre. D’abord une série de notations manuscrites présentée en introduction de l’ouvrage, sous l’égide de la philosophie de Gilles Deleuze : la présence sous-jacente des minorités, des questions autour de l’exclusion – au sens de l’éloignement de la polis [5] – thèmes que développe le philosophe aux côtés de Félix Guattari ; la volonté de produire des architectures non déterministes, voire inachevées [6], pour être celles qui accueillent « le devenir révolutionnaire des individus », citation de Gilles Deleuze et Félix Guattari, manuscrite [7]. Espaces indéterminés et devenir-révolutionnaire étant des illustrations littéraires que peuvent représenter les programmes culturels aux contours flous auxquels les dessins tentent de donner forme.

En second, comme nous le révèle le titre de l’ouvrage choisi par Abdelkader Damani, c’est à l’écrivain antillais Édouard Glissant que les archives de l’architecte sont reliées. L’architecture comme relation est une architecture qui laisse place à l’altérité et à la différence. C’est aussi le pendant construit de la créolisation du monde (Glissant 1990) ; une architecture qui se joue des référents nationaux pour devenir sans frontières : grange, tipi, tente, nid, cabane, bateau, comme autant de refuges originaires des civilisations planétaires. En puisant dans des archétypes universellement partageables et partagés, l’architecture de Patrick Bouchain, ici traversée via la publication, se révèle un incroyable réservoir de mondialité.

Les projets et la force d’y croire

L’ouvrage rend compte du travail de Patrick Bouchain et son agence, de leur capacité à concevoir et à faire, avec l’existant et des matériaux hétérogènes, faire avec peu de moyens mais beaucoup d’intelligence collective. C’est la force de croire qu’impossible n’est pas audible quand les intentions, les envies, les énergies sont présentes. Si le projet semble déjà-là, l’architecte qui « fait avec » ne se fait pas pour autant l’arrangeur discret d’une toile de fond. La force de croire, c’est la force du projet, de la belle histoire, du dessin qui fait mouche, du trait qui paraît fragile, mais qui résume tout. Le projet suffisamment convaincant – bien qu’à peine esquissé – pour fédérer habitants, constructeurs, commanditaires et politiques publiques. Ainsi, en dessin et en maquette, on retrouve l’incroyable projet collaboratif de rénovation du quartier Stephenson, à Tourcoing (2008-2012), porté par un collectif d’habitants opposé à la démolition originellement prévue de leurs habitations. Un projet qui s’attache notamment à rénover un îlot de maisons ouvrières, en singularisant chacune des interventions, mais également à accompagner, dans le montage financier et juridique, bailleurs et habitants sur le temps long, redéfinissant ainsi les termes de propriété, d’usage et d’usure (Della Casa 2012). Le livre et les archives ne contiennent que les outils plastiques privilégiés de Patrick Bouchain. S’il manquait quelque chose à la publication de ces archives, ce serait les processus à l’œuvre dans une « architecture comme relation », peut-être la méthode (celle de la permanence architecturale), la parole, l’oralité des contes, dialogues et tractations infinies qui se cachent derrière chacun de ces projets.

De quoi cette accumulation graphique ici reproduite est-elle la trace  ? En traversant cinq décennies de pratique et une grande diversité de commandes, ces traces dessinent une œuvre – au-delà des aventures collectives – marquée fortement de l’esprit de son architecte. Il y a une cohérence sous-jacente à toutes ces esquisses, quelque chose de difficilement qualifiable, mais reconnaissable. Patrick Bouchain, architecte-conteur, architecte-bricoleur, possède un univers cohérent renforcé par la perpétuation sur l’ensemble d’une carrière des mêmes outils de travail.

Pouvons-nous dire, au-delà des qualités de l’ouvrage, ce qu’il nous manque et qu’il nous faudra compléter ailleurs ? Il y a la frustration que produit la nécessaire partialité d’une publication d’inventaire, celle toutefois suffisante pour nous pousser à approfondir. Ici, ce sont des visages qui nous font défaut, ceux qui entourent, construisent et vivent déjà dans ces maquettes et dessins. Il nous manque le hors-champs, si important dans le travail de Patrick Bouchain : les commanditaires et les sphères politiques [8] traversées par ses travaux graphiques, mais aussi des moments, des ouvriers, des anecdotes, des écarts entre les dessins et les réalisations, tous ces espaces de liberté qui font « apparaître le SENSIBLE, le FRAGILE et le NON-VOULU », comme l’écrit en majuscules dans ses carnets Patrick Bouchain (p. 15).

Tout cela nous laisse peut-être entrevoir l’écart fécond entre l’ouvrage et l’œuvre. L’écart entre l’ensemble des moyens déployés à la réalisation d’un projet – depuis les premiers croquis – et le résultat final : le bâtiment et les vies qu’il abrite.

Bibliographie

  • Bouchain, P. 2006. Construire autrement ? Comment faire ?, Arles : Actes Sud.
  • Bouchain, P. Julienne, L. et Tajchman, A. 2012. Histoire de construire, Arles : Actes Sud.
  • Bouchain, P. et Lang, J. 2016. Le Pouvoir de faire, Arles : Actes Sud.
  • Bloch, E. 1976 [1954]. Le Principe d’Espérance, Paris : Gallimard, t. 1.
  • Deleuze, G. Pourparlers (1972-1990), Paris : Les Éditions de minuit, 2003.
  • Deleuze, G. et Guattari, F. Capitalisme et schizophrénie. Vol. 2 : Mille plateaux, Paris : Les Éditions de Minuit, 1980.
  • Della Casa, F. 2012. « L’îlot Stephenson à Tourcoing. La réhabilitation en coproduction de 24 maisons », Espazium.
  • Glissant, É. 1990. Poétique de la relation, Paris : Gallimard.
  • Glissant, É. 1997. Traité du Tout-Monde, Paris : Gallimard.
  • Grossman, V. 2016. « Patrick Bouchain : construire avec le politique », AMC, n° 225.

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Pour citer cet article :

Victor Leroy, « Une plongée dans les archives de l’architecte et militant Patrick Bouchain », Métropolitiques, 6 avril 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Une-plongee-dans-les-archives-de-l-architecte-et-militant-Patrick-Bouchain.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1904

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