Fondée en 1736, Saint-Pierre, sous-préfecture de 75 000 habitants, s’organise autour de son centre-ville, sur une trame urbaine en damier limitée à l’est par la rivière d’Abord. Sur l’autre rive s’étend le quartier de Terre Sainte, décrit dans les guides touristiques comme authentique, atypique et surnommé le village de pêcheurs. Son histoire se mêle à celle de Saint-Pierre tout en conservant son originalité et son indépendance. Le quartier a peu à peu hérité d’une typologie et de pratiques sociales uniques sur l’île. Architecte arrivé il y a cinq ans à la Réunion, j’ai décidé de m’y installer. Je vois maintenant sa mutation au quotidien. Je peux retourner la carte postale et constater que ce quartier populaire évolue très rapidement. Pourra-t-il intégrer toutes ces transformations sans y perdre son âme ? Que faire ? Réglementer, muséifier ? Ou laisser faire ?
- Photo 1 : Terre Sainte, La Réunion (cc) Laurent Boucher
Terre Sainte, un quartier construit au fil du temps
- Photo 2 : Vue depuis la jetée © Nicolas Peyrebonne
L’origine de l’appellation du quartier est incertaine. Les sources orales se contredisent. La première hypothèse stipule qu’elle proviendrait du malgache « Terasisidran » ou « Marine téransindr », qui signifie « l’autre bord ». Ces toponymies étant fréquentes à la Réunion, il s’agirait tout simplement du quartier situé sur la rive gauche de la rivière d’Abord. La seconde version veut que ce nom vienne de la présence d’un arbuste épineux, le bois de sinte. Enfin, dernière supposition, il évoquerait une bataille sanglante entre une milice et des esclaves marrons [1]. Pour conjurer le mauvais sort, le nom de Terre Sainte lui aurait été donné. Reste qu’à l’origine c’était une étendue de savane. Au XVIIIe siècle apparaît l’activité de chargement du café sur la rivière d’Abord. Les anciennes marines s’installent ensuite dans la première moitié du XIXe. Ce n’est que dans la seconde partie du siècle, avec la construction du port de Saint-Pierre et l’implantation de ses carrières, que la population se fixe. Elle est composée de créoles, de petits blancs [2] et de malbars [3]. Les habitants vivent alors d’une économie de subsistance tournée vers la mer, le paysage s’apparente alors à celui d’un vaste jardin.
- Photo 3 : Bois sous tôle © Nicolas Peyrebonne
Peu à peu, les descendants se partagent les terrains et construisent d’autres cases en dehors de toute planification. Les paillottes se transforment progressivement en bois sous tôles [4], puis en cases en dur. Parallèlement apparaissent les délimitations des terrains, d’abord des haies végétales ou esquines de bois de lait, puis, dans les années 1970, les premiers murs maçonnés visant à protéger l’intimité.
- Photo 4 : Venelles © Nicolas Peyrebonne
Terre Sainte a ainsi généré au fil des nouvelles constructions et des agrandissements une très forte densité au sol, un enchevêtrement inextricable de cases de faible hauteur. Le quartier est irrigué par un système de venelles piétonnes, des sentiers, des allées, des ruelles et des impasses qui s’insinuent entre les constructions. L’automobile ne peut y accéder, elle est venue trop tard, alors que le quartier était constitué. Elle reste cantonnée aux rues déjà étroites, axes partagés par les habitants sur leur pas de porte, les enfants qui en font leur terrain de jeu et les deux roues. Le règlement d’urbanisme a intégré cette particularité, autorisant un recul sur alignement de 1,90 m au lieu de 3 m dans la zone, en tolérant la non réalisation de stationnements sur la parcelle. L’image de Terre Sainte relève ainsi du pittoresque et la proximité incite à saluer l’inconnu que l’on croise dans la rue. Mais cette vision idyllique est très récente. En effet, le quartier a longtemps souffert d’une mauvaise réputation. La précarité des constructions, les bagarres entre bandes du quartier et l’insalubrité (latrines communes, pas d’eau courante il y a encore trente ans) lui ont conféré une image négative. Ce sentiment trouvait également sa source dans les a priori des gens extérieurs, du fait de la pauvreté de la population du quartier et de l’apparence labyrinthique des lieux. Aujourd’hui encore, les marmailles [5] ayant grandi à Terre Sainte se partagent entre ceux qui ne le quitteraient pour rien au monde et ceux dont le sentiment d’ascension sociale passe par une installation hors du quartier. Les gramounes [6], eux, sont restés. Ils perpétuent l’esprit de Terre Sainte et se réunissent paisiblement à l’ombre des banians.
Une mutation qui s’accélère
- Photo 5 : Nouvelle maison © Nicolas Peyrebonne
Nombre d’habitants ont quitté Terre Sainte par manque de travail, l’activité de la pêche périclitant au fil des ans. Une nouvelle population issue de l’immigration Mahoraise et Comorienne est venue occuper les anciennes cases. Parallèlement, une autre génération de classe moyenne (souvent zoreys [7]) a été séduite par le style de vie et par la proximité immédiate du centre-ville. La pression foncière, déjà très forte sur l’île est exacerbée sur ce petit territoire. Les successions impliquant souvent plus de dix héritiers provoquent la vente du terrain familial chassant régulièrement les habitants originels.
- Photo 6 : Maison typique © Nicolas Peyrebonne
La défiscalisation des investissements immobiliers [8] a fait naître des bâtiments ignorant l’échelle et le caractère de Terre Sainte, modèles standard tropicalisés d’une architecture répondant au seul souci financier et revêtant les oripeaux de la créolité. La suppression de cette niche fiscale permettra peut-être de préserver les terrains en voie de mutation, mais la machine est lancée. L’exemple de l’ancien bar de pêcheurs « chez Margareth » est significatif : il s’est mué en café/librairie/salle d’exposition, mais la cohabitation difficile entre les différentes franges de population a entraîné sa fermeture. Une boutique de mode y a pris place, anomalie finalement bien digérée, presque naturelle.
- Photo 7 : Nouvelles opérations immobilières © Nicolas Peyrebonne
Ainsi, ces dernières années, la cohérence sociale et architecturale s’est étiolée. Les ruptures d’échelle parfois violentes ainsi que des collages architecturaux révèlent un changement, une rupture dans une histoire lente et intégrée. Des modes d’habiter s’entrechoquent et peuvent faire naître un fossé entre les habitants historiques, les bobos, les habitants des dernières vagues d’immigration et les nouveaux locataires des promotions immobilières.
Laisser Terre Sainte se transformer sans planifier, sans protéger, comme on l’a fait jusqu’à présent, pourrait lui ôter son caractère. Muséifier une culture encore jeune, un quartier encore vivant, réglementer ou même singer une architecture vernaculaire n’aboutirait cependant qu’à momifier et à nier son inévitable transformation. Entre les deux, un mince point d’équilibre doit être recherché.