Les publicités pour le complexe d’Hiranandani Parks Oragadam-Chennai, à 40 km de Chennai, en Inde, montrent des immeubles à colonnades blanc cassé dont les grands portiques et les toits de tuiles bleues se détachent sur un fond de verdure inhabitée. Sur le site du promoteur, une vidéo vante le « large » réseau routier de ce « méga-complexe », sa population « d’expats », sa beauté naturelle ainsi que ses nombreuses commodités, dont un parcours de golf et un terrain de cricket. Ce complexe fait partie d’une longue liste de projets de ce type lancés en Inde – prévoyant la construction de plusieurs millions de nouveaux logements – faisant suite à la vague de transactions foncières et immobilières qui, depuis le début des années 2000, accélère la marche de l’urbanisation et transforme des millions d’hectares de terrain en projets résidentiels, industriels et d’infrastructure [1].
Cette publicité met l’accent sur la valeur d’usage de ces logements pour leurs potentiels habitants. Pour autant, cette représentation des usages s’entremêle avec des considérations sur la valeur financière de la propriété, promesse de retours futurs pour les investisseurs. En envisageant les bâtiments à la fois comme des lieux de vie et comme des « ensembles d’événements définis par les mouvements de capitaux qui y entrent et en sortent » (Weber 2015, p. 41), les immeubles des projets comme ceux d’Hiranandani Parks révèlent la volatilité des flux de capitaux qui forgent l’urbanisation actuelle en Inde. Mais la difficulté à transformer abstraitement les terrains et les bâtiments en produits financiers est telle que ce chantier, lancé en 2007, n’a toujours pas été achevé.
Ces délais révèlent la fragilité et la variabilité de la financiarisation. À partir du secteur du logement, Manuel Aalbers, chercheur à l’université de Louvain, avance l’idée que la financiarisation est un processus « hétérogène » (variegated) – « propice aux contradictions et aux tensions », au caractère « contingent, fragmenté, incomplet et non uniforme » – du fait de la diversité des politiques et des marchés au niveau mondial (Aalbers 2017, p. 244). Je suis également de cet avis. En conceptualisant la financiarisation comme une « concrétisation pratique » (Ouma 2016, p. 83), soit un ensemble de projets socio-politiques contingents visant à faire de l’environnement bâti une ressource financière, nous pouvons voir comment ces projets diffèrent nécessairement les uns des autres. Ils diffèrent en fonction du lieu, et fluctuent dans le temps quand les acteurs financiers rencontrent – et tentent d’abstraire – les particularités et les usages locaux.
L’exercice de la comparaison met ces différences en exergue. Par exemple, les recherches sur les investissements des fonds de capital-investissement (private equity) dans l’immobilier locatif à New York montrent également la nature « fragile » (Fields 2017, p. 600) et « instable » des processus de financiarisation (Teresa 2016, p. 466). Dès 2005, ces fonds se sont rués sur les logements à loyer modéré, qu’ils voyaient comme un « actif sous-performant » à exploiter. Mais leurs tentatives de traiter ces logements comme un pur actif financier se sont traduites par le harcèlement et l’expulsion de nombreux locataires, par des hausses de loyers, et de la négligence dans l’entretien des bâtiments. Alors que les crédits sur ces actifs financiers dits « en détresse » changeaient de mains, les locataires vivaient dans des conditions difficiles et dangereuses. Selon Fields, « l’écart entre la valeur d’échange d’actifs financiers adossés au logement et la valeur d’usage du logement lui-même expose les travailleurs pauvres à des violences », tout en ouvrant à ces locataires de nouvelles voies de mobilisation militante (Fields 2017, p. 597). Si les spéculations des acteurs financiers sont fondées sur une séparation entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, celle-ci est néanmoins illusoire, une contradiction productrice de conflit (Christophers 2010).
L’étude de cas qui suit, centrée sur le projet Hiranandani Parks, suggère que cette contradiction centrale entre la valeur d’usage et la valeur financière produit des conflits au sein même des acteurs de la financiarisation, et non pas seulement entre les acteurs financiers et les locataires. Ces acteurs financiers doivent résoudre le problème de transformer des parcelles uniques et immobiles en actifs financiers abstraits et homogènes, autrement dit de « créer de la liquidité à partir de la fixité spatiale » (Gotham 2009). Afin de faire du foncier et des bâtiments des actifs fongibles au niveau international, il faut les « désencastrer » (Callon 1998) et les réencastrer dans de nouveaux régimes de propriété (Li 2014) et de nouvelles infrastructures d’échange (MacKenzie 2006). Comme je l’ai déjà soutenu par ailleurs, ce travail se fait souvent par le biais de chaînes d’intermédiaires qui, ensemble, transforment le foncier en objet susceptible d’investissement (Searle 2018). Cependant, les contradictions qui se développent au sein de ces chaînes peuvent mettre en péril les profits qu’elles sont pourtant conçues pour générer.
Volatilité et conflit en Inde
En Inde, le secteur immobilier a été libéralisé au début des années 2000, ouvrant la propriété foncière du pays aux investissements étrangers dans un contexte de quasi-absence de mécanisme de titrisation des crédits et de rareté historique des sources de capitaux immobiliers. Les réglementations stipulaient que les investisseurs étrangers ne pouvaient acheter ni foncier ni bâti préexistant, mais devaient investir dans des projets de construction d’une certaine taille et dotés d’un certain montant de capitalisation. Du fait de la variété des schémas de propriété foncière (Ghertner 2015) et des coalitions politiques locales, ainsi que d’un cadre réglementaire mouvant, ce processus s’est avéré complexe et souvent improvisé. Les investisseurs, en quête d’opportunités risquées mais à fort retour sur investissement, ont cherché à accéder à ces projets par le biais de partenariats avec des promoteurs indiens pouvant réunir des terrains, modifier les plans d’occupations des sols et superviser la construction. Afin de financer d’ambitieux plans de développement, les promoteurs indiens ont également cherché à être cotés en bourse au Bombay Stock Exchange ou à l’Alternative Investment Market (AIM) du London Stock Exchange. Entre 2006 et 2008, les investissements étrangers ont représenté un afflux de 15 milliards de dollars US pour le secteur (Grant 2019).
Les promoteurs indiens ont joué un rôle crucial d’intermédiaire pour les capitaux mondiaux. Et pourtant, comme le montre mon travail de terrain ethnographique mené dans le secteur entre 2006 et 2008, les relations entre investisseurs et promoteurs étaient parcourues de frictions (Searle 2016). Ils débattaient de la valeur à tirer du fait de continuer à réunir des terrains ou de commencer à construire, ou de vendre les bâtiments finis plutôt que de les louer. Ils débattaient aussi des budgets des chantiers, de la meilleure manière de mener un projet immobilier ou d’attirer des locataires commerciaux prestigieux. Certains accords sont passés à la trappe car les investisseurs étrangers ne voyaient pas les promoteurs indiens comme des associés « transparents » ni crédibles, et car ces derniers ne voyaient pas l’intérêt de céder le contrôle de leurs entreprises à des acteurs extérieurs.
Ces frictions, la crise mondiale du crédit de 2008 tout comme la contraction de la croissance en Inde ont contribué à la fuite des capitaux étrangers au début des années 2010 et à la stagnation des marchés de l’immobilier résidentiel depuis. Alors que les capitaux étrangers représentaient 10 % des investissements dans l’immobilier en Inde en 2008, cette part est retombée à 0,6 % en 2013, quand les fonds étrangers tentaient de se dépêtrer de leurs investissements dans le sillage de la crise financière mondiale (KPMG et NAREDCO 2014). Des trente-cinq fonds étrangers qui avaient investi dans l’immobilier Indien entre 2005 et 2007, « seuls quatre ou cinq restaient » en 2012 (Anand 2012). Certains des projets de construction que les investisseurs étrangers avaient abandonnés – aucune donnée précise n’est disponible – ont finalement été livrés, plusieurs années après leur date d’inauguration promise. À mesure que l’économie faiblissait, que la demande immobilière stagnait et que la roupie se dépréciait face au dollar, les promoteurs se sont retrouvés au cœur de scandales et écrasés par leurs dettes. Les banques et investisseurs du pays qui, ensemble, avaient prêté 70 milliards de dollars US au secteur, se sont retirés, laissant les promoteurs dans l’incapacité de livrer leurs projets. À ce jour, et bien que les acteurs financiers aient trouvé de nouvelles manières d’investir, en particulier dans l’immobilier commercial (Grant 2019), il reste en Inde un demi-million d’appartements dont la construction a été interrompue.
Abstraire les terres
Revenons ici sur le cas d’un échec d’investissement étranger. Bien que les données manquent pour se prononcer sur la représentativité de ce cas, les archives judiciaires et d’autres documents révèlent des conflits internes entre investisseurs et promoteurs, tels qu’il est difficile d’en trouver dans d’autres cas – et que la publicité dithyrambique du projet ne laissait en aucun cas entrevoir. Ce cas est intéressant car il illustre comment les conflits qui s’y font jour accentuent les contradictions inhérentes à la financiarisation, contradictions que les acteurs financiers doivent gérer afin de transformer l’immobilier en finance.
En 2006, Hiranandani Group, l’éminente entreprise de Bombay fondée par les frères Niranjan et Surendra Hiranandani en 1978, introduisait en bourse le fonds d’investissement immobilier Hirco, collectant 496 millions d’euros. C’est l’entrée la plus spectaculaire qu’ait connue l’AIM cette année-là. Les Hiranandani [2], principaux protagonistes de la fondation d’Hirco, ont créé des chaînes d’intermédiaires pour connecter des projets immobiliers indiens à des investisseurs du monde entier par le biais du fonds (certains clients privés d’HSBC, ainsi que Standard Life, se trouvaient parmi les investisseurs initiaux [Jha 2014]). Ils ont embauché des banquiers et des comptables de Londres, ainsi que des juristes de Londres, Philadelphie, de l’Île de Man et de Mumbai pour concevoir la structure du fonds et les orienter dans la cotation sur l’AIM. De plus, ils ont embauché un cabinet de communication basé aux États-Unis et des cabinets internationaux de consultants en immobilier pour les intégrer à leur chaîne d’intermédiaires. En estimant les terrains agrégés et vendus au fonds par les Hiranandani, en publiant ces estimations dans des rapports annuels et en faisant circuler des articles de presse flatteurs, ces entreprises ont permis de transformer discursivement ce foncier en flux d’actifs futurs dans lesquels les investisseurs étrangers pourraient investir par le biais d’Hirco.
En 2007, le fonds Hirco investit 350 millions de livres « pour acheter [238 hectares] de terrain à Pavel [Navi Mumbai] et [148 hectares] de terrain à Chennai à des entités contrôlées par les Hiranandani » (Hirco plc. 2013, p. 4). Hirco investit en achetant des actions dans une entreprise basée à l’Île Maurice, possédant des entreprises détenant elles-mêmes les terrains (Hirco plc 2013, p. 4 ; Jha 2014). Cette structure en étages (figure 1) constituait une chaîne de sociétés intermédiaires permettant de faire abstraction des spécificités de parcelles fixes, localisées en Inde, les convertissant ainsi de fait en actions échangeables dans des entreprises étrangères et sur l’AIM. Cette abstraction est un trait caractéristique de la financiarisation, par laquelle « les droits de propriété sur des biens qui sont concrètement porteurs de valeur sont représentés de plus en plus par des actifs fictifs, donnant ainsi naissance à une sphère économique autonome au sein de laquelle s’échangent des usufruits purement conceptuels » (Pereira 2017, p. 606).
Figure 1. Structure organisationnelle d’Hirco
Source : Hirco plc (2006).
Une financiarisation fragile
Cependant, dans ce cas, la « sphère économique autonome » ne s’est jamais vraiment émancipée, ni des contradictions produites par la structure du fonds, ni des difficultés concrètes de bâtir en Inde. Malgré le succès de son entrée en bourse, Hirco a rencontré des difficultés au lendemain de la crise de 2008. En 2009, le fonds spéculatif Laxey Partner, qui possède un peu plus de 10 % d’Hirco, a demandé un changement de direction. Après un bilan négatif en 2010, Priya Hiranandani-Vandarevala et deux autres membres du conseil d’administration ont démissionné, et Niranjan Hirandani a cédé ses fonctions de président en décembre de la même année. Trois ans plus tard, le fonds s’effondre. En février 2013, les cadres supérieurs d’Hirco intentent un procès à Niranjan Hiranandani et Priya Hiranandani-Vandarevala à l’Île de Man, les accusant d’avoir « tenté de s’enrichir aux dépens d’Hirco et de ses investisseurs » en les spoliant des millions qu’ils avaient investis dans les projets de Panvel et de Chennai (Hirco plc. 2013, p. 8).
Bien que des appartements aient été vendus, les travaux de Panvel et de Chennai ont de fait très peu avancé. Le projet de l’Hirco Palace Garden de Chennai (rebaptisé Hiranandani Parks Oragadam-Chennai en 2016), qui devait inclure « 1700 appartements, un hôtel cinq étoiles et un parcours de golf à neuf trous » (Kamath 2014) a été lancé en 2007, avec une livraison prévue pour juin 2010. En 2014, seuls 496 logements avaient été livrés (Nandy 2014). Le projet du complexe résidentiel de Navi Mumbai était conçu pour loger 5 000 personnes, mais en 2014 les appartements de la première phase de travaux n’en étaient qu’à « divers stades d’avancement » (Nandy 2014). Les sociétés du projet bénéficiaient de crédits auprès de banques indiennes mais, quand elles ont fait défaut sur ces prêts, ces banques ont saisi leurs biens immobiliers, que Hiranandani Group a pu racheter à prix réduit (Jha 2014 ; Hirco plc. 2013, p. 5 ; Kamath 2014 ; Nandy 2014). Face à ces pertes, Hirco a engagé une procédure d’arbitrage avec les Hiranandani à Singapour ainsi que des démarches juridiques aux États-Unis (Hirco plc. 2013, p. 8). En septembre 2013, le conseil d’administration d’Hirco a ramené ses investissements à zéro et suspendu la cotation de ses actions, pour les retirer du marché cinq mois plus tard. En 2016, l’arbitrage de Singapour était favorable aux Hiranandani, qui ont obtenu des « déclarations de non-responsabilité » pour les pertes du fonds (Bharucha 2016 ; DLA Piper 2016).
Ce cas laisse entrevoir les frictions internes à la financiarisation [3]. Les plaintes d’Hirco révèlent le travail coûteux et risqué qui était nécessaire pour agglomérer des terrains en Inde et les transformer en titres financiers. En effet, le document d’offre d’Hirco insiste sur ce point : l’une des « forces clés » du fonds est son « accès exclusif à un débouché à un pipeline de projets à court terme de complexes et d’opportunités de développement concomitantes liées aux Zones Économiques Spéciales dans des métropoles primaires et secondaires de premier plan en Inde » (Hirco plc. 2006, p. 12). Cet accès passait par les Hiranandani : le fonds devait investir dans « certains projets de construction en Inde autorisés aux IDE [investissements directs à l’étranger], fournis par Niranjan Hiranandani, Kamal Hiranandani et d’autres entités qu’ils contrôlent » (Hirco plc. 2006, p. 11).
Les cadres d’Hirco déclareront plus tard que les Hiranandani n’avaient en fait pas réussi à réunir des parcelles de terrain attenantes à Panvel. Selon Hirco :
Les terrains de Panvel n’étaient qu’un assortiment épars de parcelles irrégulières et détachées les unes des autres. Nombre d’entre elles étaient enclavées et n’avaient pas accès à la route. Certaines contenaient d’autres parcelles, plus petites, qui appartenaient à des tiers (Hirco Holdings Limited 2015, p. 54).
Ces terrains étaient problématiques en termes d’aménagement, tout comme les escarpements qui recouvraient « presque un tiers de l’ensemble des terrains de Panvel » et que des réglementations environnementales protégeaient. Hirco accuse aussi les Hiranandani de ne pas posséder de droits clairs sur ces terrains : sur les 113 hectares destinés à l’aménagement résidentiel à Panvel, ils n’auraient effectivement détenu que 13 acres, acquis quand Hirco y avait investi en 2007 (Hirco Holdings Limited 2015, p. 63-70).
Les autorisations de construction étaient un autre écueil. Le projet de Chennai nécessitait des permissions environnementales, l’autorisation de construire un gratte-ciel dans une zone rurale et d’élargir une route passant dans une forêt protégée, et un classement en Zone économique spéciale. Cependant, les investisseurs d’Hirco ont accusé les Hiranandani de ne pas être parvenus à obtenir les autorisations gouvernementales nécessaires à l’aménagement, réduisant ces parcelles à des terrains inexploitables du point de vue immobilier, dont on ne peut tirer de futurs revenus à travers la vente et la location.
Ces problèmes renvoient aux défis que présente, en Inde, tout projet de transformation du foncier en actif liquide. L’obtention de terrains est compliquée par des arrangements fonciers locaux complexes et variés, de petites parcelles réparties entre des membres éloignés de familles étendues, l’absence d’assurance sur les titres fonciers et la nécessité de travailler avec tout un éventail d’institutions pour obtenir des permis et des autorisations. Et pourtant, ce sont justement ces risques qui ont fait de l’immobilier indien un investissement potentiellement lucratif et donc très recherché.
Comme l’a montré Nikita Sud (2014), pour réunir des terrains et obtenir des autorisations du gouvernement, il faut forger des relations avec des intermédiaires locaux : courtiers, escrocs, cadres de partis politiques, caïds, propriétaires fonciers et d’autres encore – c’est-à-dire qu’il faut prolonger la chaîne d’intermédiaires au niveau local autant qu’à l’international. Les accusations d’Hirco montrent toute la difficulté de cette tâche, et donc l’importance vitale du rôle d’intermédiaire comme les Hiranandani, entre ce genre d’acteurs locaux et les investisseurs étrangers.
Si les chaînes d’intermédiaires permettaient à des investisseurs, qui n’avaient jamais mis les pieds en Inde, de vendre et d’acheter des parts dans des projets indiens, elles présentaient aussi des risques résultant des contradictions qui se présentent lorsque l’on réunit des acteurs dont les intérêts et les connaissances divergent. La transformation du projet en titres financiers, son abstraction, a été obtenue sans supervision, les investisseurs comptant sur les intermédiaires rassemblés par les Hiranandani. Au moment de retirer leurs capitaux, ils ont découvert qu’à défaut de construction des bâtiments, le terrain était loin d’être « liquide » et échangeable, mais bien saisi dans des relations locales échappant aussi bien à leur entendement qu’à leur contrôle.
Les investisseurs ont acheté et vendu des parts dans des projets de construction indiens en faisant transiter leur argent par un échafaudage de sociétés. Mais cette même structure financière peut aussi servir à nier toute responsabilité. Quand les cadres de Hirco ont reproché aux Hiranandani le manque de rendement du fonds, ceux-ci ont rétorqué qu’ils ne contrôlaient aucunement les entreprises de construction et n’étaient « pas impliqués dans les opérations quotidiennes du projet », qu’ils avaient « sous-louées » à des prestataires censés mener les travaux concrets sur les sites de Chennai et de Panvel (Kamath 2014).
Le cas Hirco donne à voir le travail qui sous-tend la création d’actifs liquides à partir de biens foncièrement illiquides et le commerce des promesses de retour financiers à partir de logements concrets ; c’est là le travail sous-jacent pour de nombreux complexes d’habitations, parcs de bureaux et gratte-ciel en Inde. Tandis que les acteurs financiers cheminent dans les contextes locaux et tentent de s’en abstraire, la financiarisation varie inéluctablement selon le lieu – en termes d’actifs, d’acteurs et de mécanismes – ce qui la rend inégale, contingente et toujours faillible. Pour reprendre la comparaison proposée en introduction, nous voyons qu’à l’instar des investisseurs des fonds de capital-investissement misant sur l’immobilier locatif à New York, les attentes des investisseurs du fonds Hirco en termes de croissance se sont avérées irréalistes, « mettant la valeur des immeubles en question et perturbant ainsi le capital financier » (Teresa 2016, p. 466). Cependant, cette étude de cas met en exergue les contradictions entre acteurs de la financiarisation – plutôt qu’entre financiers et locataires – que soulèvent ces tentatives d’abstraction du foncier.
De plus, les présupposés sur lesquels s’appuyaient les investisseurs d’Hirco n’ont pas été « perturbés » par des événements échappant au contrôle de quiconque ; il se pourrait plutôt qu’ils aient été activement sabotés par leur partenaire indien, qui avait habilement construit et manipulé les réseaux nécessaires pour abstraire les terrains en actifs financiers. Comme les immeubles-en-tant-qu’actifs n’étaient pas préexistants, contrairement aux immeubles à loyer modéré de New York, il fallait les bâtir à partir de rien, ce qui augmente les délais, le nombre d’intermédiaires en jeu et le risque. Ce cas montre que la financiarisation est « pleine de contradictions et de tensions » (Aalbers 2017, p. 244) car elle n’est jamais vraiment indépendante des actifs sous-jacents, avec leurs particularités et leur existence concrète (ou, dans ce cas, leur inexistence), ni des réseaux d’intermédiaires assemblant des acteurs dont les intérêts et les expertises divergent dans une entreprise contradictoire faite de luttes pour le pouvoir et le contrôle. L’avenir nous dira si ces contradictions peuvent être exploitées par des élus, des militants, ou d’autres, afin de résister à la financiarisation ou d’influencer les espaces urbains que les acteurs financiers contribuent à produire.
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