Dossier : Les nouvelles politiques du logement
En matière de logement, le choix avait été fait, lors de l’acte I de la décentralisation en 1982, de ne pas décentraliser. Il obéissait à la fois à des raisons économiques (l’État souhaitait conserver ce levier essentiel de régulation) et politiques (le logement social est un outil de la solidarité nationale). La réalité de marchés locaux évoluant toutefois de manière de plus en plus contrastée selon les « bassins d’habitat », la volonté d’élus précurseurs (Rennes [1], Nancy) a rapidement entraîné une dynamique de « territorialisation » des politiques locales d’habitat. Ainsi, les Programmes locaux de l’habitat (PLH) instaurés en 1983 se multiplient à l’initiative des intercommunalités et l’État donne des marges de manœuvre à ses services déconcentrés et leur permet de contractualiser les financements sur la base des PLH. Depuis 30 ans se développe donc une politique parfois qualifiée de « déconcentralisation » [2] : un double mouvement de déconcentration et de contractualisation de l’État avec les collectivités locales, principalement les intercommunalités.
En 2004, avec l’acte II de la décentralisation, les intercommunalités issues de la loi Chevènement, et subsidiairement les départements ont obtenu le droit de se faire déléguer la gestion des aides à la pierre (programmation des logements sociaux et subventions à l’habitat privé). Cette réforme a permis de franchir un nouveau cap, beaucoup de collectivités ont désormais atteint un « palier de maturité » [3]. Elles mènent une analyse fine des territoires, articulent leurs politiques d’habitat à la planification et à l’élaboration des documents d’urbanisme, lesquelles couvrent l’ensemble du champ du logement, mettent en place des dispositifs d’aides adaptés aux besoins, concluent des partenariats locaux, etc. D’autres, toutefois, restent à la traîne, y compris dans des marchés tendus, et la spécificité de l’Île-de-France n’a toujours pas de solution qui fasse consensus.
Les progrès réalisés sont par ailleurs menacés. L’État a réduit à rien ses interventions sous forme de subventions tout en donnant l’impression de vouloir tout régenter [4], au risque d’inciter des collectivités à se désengager à leur tour. Il pousse à la constitution de grands groupes privés de logement social qui aspireront forcément à s’affranchir des politiques locales, voire militeront pour s’extraire des contraintes du logement social. Surtout la crise du logement s’aggrave (difficultés d’accès au logement, augmentation de l’effort qui lui est consacré par les ménages modestes et creusement des inégalités sociales et générationnelles). Enfin, les contradictions inévitables entre les objectifs de droit au logement et de mixité sociale [5] deviennent de plus en plus aigües : elles ne peuvent être régulées que dans un cadre démocratique au niveau du bassin d’habitat. Le besoin de service public, au sens d’une organisation collective pour le bien commun, n’a jamais été aussi criant : il appelle une réponse à la fois nationale et décentralisée.
Pour des autorités organisatrices décentralisées
Un acte III de la décentralisation est indispensable pour sortir du « milieu du gué ». Il faut clarifier les rôles de l’État et des autorités locales, remettre de la cohérence entre les responsabilités confiées à ces autorités et les pouvoirs mis à leur disposition, afin que ces responsabilités soient à la fois tenables et effectivement exercées. Il s’agit de permettre ainsi l’émergence de véritables autorités organisatrices de l’habitat.
Le contexte institutionnel y est favorable : l’achèvement de la carte intercommunale prévu pour le 1er juin 2013 et l’élection prévue par la loi des conseillers communautaires dans le cadre de l’élection municipale au suffrage universel direct légitiment un peu plus l’intercommunalité. On y ajoutera volontiers le droit de vote à accorder enfin aux étrangers pour les élections locales. Une réforme du département serait aussi souhaitable, qui en ferait le fédérateur des intercommunalités, renforçant sa légitimité d’acteur de l’aménagement du territoire, plutôt que l’instauration du conseiller territorial qui va « cantonaliser » les régions. Les autorités organisatrices deviendraient alors les villes (métropoles, communautés urbaines et communautés d’agglomération), les départements sur le reste de leur territoire et, en Île-de-France, la Région.
Un socle national
La loi aurait à fixer le « cahier des charges politique » du service d’intérêt général, définissant le socle républicain de la politique du logement (notamment le droit au logement et la mixité sociale). Parce qu’intercommunalité n’est pas supracommunalité, la loi renforcerait des mécanismes comme celui de la loi SRU en faveur de la mixité sociale, quitte à ce que l’autorité organisatrice puisse y déroger, compte tenu du contexte local, par une majorité renforcée de son organe délibérant. Seraient maintenus au niveau national, avec des garanties évitant toute défausse, les moyens de financement essentiels sur lesquels doivent pouvoir compter les autorités organisatrices : circuit de financement privilégié du livret A, TVA à taux réduit pour le logement social, aides personnelles au logement en tant qu’outil vital de la solidarité nationale. Serait également à mettre en place un dispositif de péréquation financière entre les territoires, en fonction des ressources qui seraient décentralisées et de l’intensité des problèmes rencontrés : un deuxième programme national de rénovation urbaine, recentré dans cet esprit, y contribuerait.
Des responsabilités claires
Les autorités organisatrices auraient la responsabilité politique d’organiser la production par l’ensemble des opérateurs y intervenant (bailleurs sociaux ou privés, promoteurs, coopératives d’habitants…) d’une offre locative suffisante, durable, de qualité, à prix abordable, et bien répartie sur leur territoire. Plus largement, elles permettraient la production des logements neufs, quel que soit leur statut, nécessaires à la satisfaction des besoins.
Elles se verraient obligatoirement confier, dans des conditions et au terme de délais qui nécessiteront un débat, la responsabilité juridique du droit au logement opposable (DALO). Par cohérence, la responsabilité de la politique d’hébergement serait transférée au département, avec obligation de délégation conventionnelle si les intercommunalités le demandent.
Des ressources propres
Pour maintenir, voire renforcer l’autonomie fiscale des autorités locales, une ressource propre doit être décentralisée. Deux voies doivent être explorées. La plus ambitieuse consisterait à décentraliser l’imposition des revenus fonciers, qui ne seraient plus imposés au titre de l’impôt sur le revenu mais taxés à un taux forfaitaire ou progressif en fonction du loyer au m², voté par l’autorité organisatrice. Le produit de cette imposition était en 2008 de l’ordre de 2,8 milliards d’euros. L’intérêt d’une telle recette est qu’elle serait d’autant plus abondante que le marché serait tendu (la part du locatif privé est alors plus forte et les loyers plus chers) et donc les besoins d’intervention importants. Une option plus modeste consisterait à restaurer, au profit des autorités organisatrices, la « contribution sur les revenus locatifs », due jusqu’en 2006 par les bailleurs privés personnes physiques.
La question du « 1% logement » mérite aussi d’être reposée après la véritable démission des partenaires sociaux face à l’État quand il a mis fin unilatéralement en 2008 à douze années de politique contractuelle au bilan injustement critiqué [6]. La « participation des employeurs » collectée dans une région pourrait être mutualisée entre les autorités organisatrices sous l’égide de la Région, avec des conditions d’emploi des fonds concertées avec les représentants des partenaires sociaux au Conseil économique, social et environnemental régional.
Des outils de régulation…
La responsabilité des plans locaux d’urbanisme (PLU) doit devenir intercommunale. Pour peser sur les prix du foncier, ceux-ci doivent recourir systématiquement à la possibilité d’y délimiter des secteurs de mixité sociale [7] : des pourcentages des nouveaux programmes de logements y sont obligatoirement affectés au locatif social mais aussi, le cas échéant, à l’accession sociale à prix maîtrisés ou, pourquoi pas, à l’habitat participatif [8]. Il en est de même de la maîtrise de la fiscalité foncière, y compris l’imposition des plus-values qui doit être décentralisée, ne plus être dégressive avec le temps (ce qui incite les propriétaires à la rétention foncière), mais au contraire devenir progressive, pour que les terrains constructibles soient effectivement mis sur le marché selon le calendrier prévu au PLU.
Les autorités organisatrices doivent négocier et signer les « conventions d’utilité sociale » avec les bailleurs sociaux, qui formalisent leur quasi-délégation de service public et fixent notamment le « cahier des charges de gestion sociale » [9]. du patrimoine existant. Elles doivent conforter un secteur locatif privé conventionné complétant le parc social, en fixant des objectifs par secteur géographique et en modulant avantages fiscaux ou subventions éventuelles en fonction de la contrepartie sociale acceptée par le bailleur. Pour pallier rapidement l’inégale répartition des logements sociaux et l’exonération de facto de certains secteurs géographiques de la réponse aux besoins du DALO, elles doivent définir un « schéma territorial du logement très social » avec des objectifs par secteur et des dispositifs visant à capter une partie significative des logements privés qui se libèrent (comme Louez solidaire ou Solibail).
Parce que certains marchés ne sont pas seulement tendus mais congestionnés, les autorités organisatrices seraient autorisées à y prendre des mesures d’exception pour freiner les tensions inflationnistes : encadrement des loyers à la relocation, encadrement de la transformation de résidences principales en résidences secondaires, surtaxation des logements vacants, voire taxation des plus-values sur les résidences principales pour alimenter un fonds d’aide aux accédants récents à la propriété qui seront en difficulté lors du retour inéluctable des prix à des niveaux moins déconnectés des revenus réels des habitants ordinaires.
Une transition nécessaire
La perspective à moyen terme ici esquissée nécessite, compte tenu de l’inégal niveau de maturation des politiques locales d’habitat, une transition. Les collectivités les plus avancées doivent si elles le souhaitent devenir dès maintenant de véritables autorités organisatrices, grâce à une procédure d’« appel de compétences ». Les autres doivent se voir fixer un délai de cinq à dix ans maximum au terme duquel les compétences leur seraient transférées. On peut imaginer aussi de laisser le choix de refuser la prise de compétences, auquel cas devrait être expressément prévue pour l’État un pouvoir de substitution sur tout ou partie des compétences actuellement décentralisées. Le principe de subsidiarité qui fonde les vues exposées ici fonctionne en effet dans les deux sens…