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Débats

Les urbanistes territoriaux revendiquent une troisième voie entre grands corps de l’État et professionnels libéraux

Véronique Biau réagit à la tribune de Jean-Philippe Gallardo et du Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) en montrant comment les difficultés d’accès à la fonction publique territoriale révèlent les tensions propres à la profession d’urbaniste.

L’inquiétude des jeunes urbanistes regroupés au sein du Collectif National des Jeunes Urbanistes face à ce qui apparaît comme une discrimination à l’encontre des diplômés de l’enseignement universitaire est tout à fait légitime. Ce collectif met en effet en cause tant la manière dont les décrets concernant le concours d’ingénieur de la fonction publique territoriale ont été rédigés que l’application que le CNFPT en a faite en 2009. Sans doute les personnes qui ont participé ou assisté à ces décisions en connaissent-elles plus précisément la logique ; mais on peut avancer, à la lumière des travaux récents sur les professionnels de l’urbanisme (Verpraet, 2005 ; Claude, 2006), l’hypothèse suivante. Dans les efforts substantiels que le groupe des urbanistes a fournis au cours de ces vingt dernières années pour s’organiser par-delà sa diversité et faire reconnaître un ensemble de compétences qui lui est propre [1] , deux figures de référence sont restées très, et peut-être trop, prégnantes : celle des grands corps de l’État , incarnée par les Ingénieurs des Ponts et Chaussées, les Ingénieurs des Travaux Publics de l’État et, dans une moindre mesure, par les Architectes-Urbanistes de l’État d’une part ; celle des professions libérales, architectes et à titre secondaire géomètres, d’autre part.

Notre hypothèse serait alors que le statut des urbanistes dans les collectivités locales pâtit de la mise en tension de l’identité professionnelle des urbanistes dans cette bipolarité, qui minore l’exercice en collectivité locale, alors même que monte l’évidence que c’est bien à ce niveau que l’essentiel se joue.

Fonctions publiques, corps et filières

Le statut général de la fonction publique d’État , élaboré en 1946, a été complété dans les années 1980, pour accompagner la décentralisation, par celui de la fonction publique territoriale . Mais cette dernière s’est située d’emblée en infériorité par rapport à la première (Lorrain, 1989) : la sélection ne se fait pas sur les mêmes diplômes ; les métiers n’étant pas rigoureusement les mêmes, les « communaux » ne peuvent pas obtenir l’équivalence de statut ; à fonction équivalente, les rémunérations ne peuvent pas être supérieures dans les collectivités locales, etc. Il en découle que la fonction publique territoriale reste beaucoup plus hétérogène, surtout dans ses sommets, que les corps d’ingénieurs, et même que celui des administrateurs civils, pourtant moins puissant au ministère de l’Équipement puis de l’Écologie que dans la plupart des autres ministères. Interviennent ensuite les formes du recrutement, à savoir les deux filières d’accès, administrative et technique. Les urbanistes de formation universitaire ne sont pas pris en compte dans la filière administrative, ils le sont mal dans la filière technique, et cela depuis fort longtemps. Que l’on pense au concours de recrutement exceptionnel d’ingénieurs « TPE [2] Ville » à la fin des années 80, destiné à enrichir les services de l’État et de la politique de la ville en particulier de sociologues, géographes, économistes, juristes, etc. Fraîchement accueilli dans divers milieux, il ne s’est produit qu’une fois. De la même manière, lors de la fusion des corps d’Urbanistes de l’État (rattachés au ministère de l’Equipement) et d’Architectes des Bâtiments de France (relevant du ministère de la Culture), a été débattue la question du sort des contractuels de l’État , chargés d’études et de mission diplômés de l’Université et exerçant sur des questions urbaines ; eux non plus n’ont pas été intégrés dans ces fusions qui visaient pourtant à rassembler des profils professionnels proches pour en faciliter la gestion. Sans doute y aurait-il à approfondir la définition de ce qui est qualifié de « technique » dans les filières ainsi dénommées...

Une référence récurrente aux professions libérales

Par ailleurs, les efforts de cohésion des urbanistes ont fortement recouru à une trajectoire de professionnalisation référée aux professions libérales (Biau, Tapie, 2009). On pense par exemple aux débats qui ont entouré en 2005-2006 la réalisation du référentiel « métiers-compétences » élaboré par l’OPQU (Office Professionnel de Qualification des Urbanistes) pour étayer le processus de qualification encore naissant (www.opqu.org). Les différentes « familles » professionnelles y ont intensément participé, saisissant l’occasion d’une réflexion sur l’identité professionnelle commune aux urbanistes en même temps que celle d’une revalorisation de leur métier et de leur statut social. Mais le modèle de l’exercice libéral a souvent prévalu : on l’a vu dans la délimitation entre un profil d’urbaniste généraliste et des profils à définir ultérieurement d’urbanistes spécialistes. C’était aussi la difficulté à concilier le processus de qualification d’individus tout en ayant conscience de la prégnance des collectifs au sein desquels ils exercent. Un dernier exemple pourrait être celui des questions qui se sont posées sur la responsabilité pénale de l’urbaniste, la traçabilité de ses décisions, ou encore l’articulation entre la qualification, la protection du titre d’urbaniste et l’esquisse d’une revendication à la protection d’un certain nombre de fonctions et/ou de marchés au profit d’urbanistes détenteurs de la qualification OPQU. Dans tous ces débats, la référence aux médecins et aux architectes était omniprésente, en termes de responsabilité, de structuration de la profession, de statut dans la société aussi. On a pu constater, en outre, que plus des deux tiers des 268 candidats à la qualification OPQU à l’époque étaient passés, à un moment ou à un autre de leur carrière, par une pratique dans un bureau d’études privé.

Ainsi voit-on apparaître les failles qui fragilisent les urbanistes de formation universitaire face aux statuts de la fonction publique territoriale : une difficulté à faire reconnaître une expertise individuelle par rapport à celle d’un collectif, une technicité qui ne relève peut-être pas de la définition qui en est traditionnellement donnée dans les grands corps techniques de l’État , une identité professionnelle attirée par le modèle des professions libérales. Autant de lignes de réflexion pour les urbanistes.

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Références

  • Biau, Véronique et Tapie, Guy (dir.). 2009. La fabrication de la ville ; métiers et organisations. Marseille : Parenthèses. En particulier chapitre 5 : Véronique Biau, « Les urbanistes en quête d’identité : qualification et modèles professionnels », pp. 73-85.
  • Claude, Viviane. 2006. Faire la ville ; les métiers de la ville au XXème siècle. Marseille : Parenthèses.
  • Lorrain, Dominique. 1989. "670 000 professionnels de l’urbain. La fonction communale, les élus et la réforme urbaine", Annales de la Recherche Urbaine n°44-45, p.127-138.
  • Verpraet, Gilles. 2005. Les professionnels de l’urbanisme ; socio-histoire des systèmes professionnels de l’urbanisme, Paris : Economica-Anthropos.

Pour en savoir plus

"Le métier d’urbaniste ; domaines d’activité, fonctions et compétences", Cahier détaché n°3 du Moniteur des Travaux Publics et du Bâtiment n°5379 du 29 décembre 2006. 39 p.

Pour citer cet article :

Véronique Biau, « Les urbanistes territoriaux revendiquent une troisième voie entre grands corps de l’État et professionnels libéraux  », Métropolitiques, 2 février 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Les-urbanistes-territoriaux-revendiquent-une-troisieme-voie-entre-grands-corps.html

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