Depuis 2002 et l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP – Adalet ve Kalkinma Partisi), plusieurs projets de développement et de transformation urbaine sont entrepris dans le pays, restructurant en profondeur la morphologie sociale, politique et culturelle des villes en Turquie. Ces projets, qui constituent un tournant dans l’histoire des politiques urbaines du pays, sont caractérisés par un mélange de néolibéralisme et d’autoritarisme, au service d’une politique répressive à l’égard des minorités et de l’instauration d’un ordre urbain conservateur.
Une rupture dans l’histoire urbaine turque
La période actuelle marque une rupture dans l’histoire récente de l’urbanisation en Turquie. Trois grande phases peuvent être distinguées. La première correspond à l’urbanisation massive amorcée dès les années 1950, caractérisée par un taux élevé de migration rurale (Öncü 1988) et par la faiblesse des politiques publiques en matière de logement, engendrant la multiplication des initiatives individuelles de construction d’habitats informels appelés gecekondus [1]. Ces derniers ont été longtemps tolérés par les pouvoirs publics, parce qu’ils leur évitaient d’investir dans des logements collectifs et assuraient une masse électorale aux municipalités qui fermaient les yeux sur leur construction (Lelandais 2014).
Pendant la deuxième phase (1980‑1990), certains gecekondus sont démolis pour être remplacés par des résidences modernes, dans lesquelles les propriétaires des logements détruits se voient offrir des appartements, améliorant ainsi leur niveau de vie. On assiste ainsi à une transformation progressive de ces quartiers par cette nouvelle forme de logements. Avec l’introduction de règles économiques néolibérales dans les années 1980 sous le pouvoir du Parti de la mère-patrie (ANAP – droite libérale), des consortiums immobiliers font leur apparition sur le marché du logement et s’intéressent aux zones de gecekondu comme des sites potentiellement rentables. Avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, les gouvernements n’engagent pas de programme massif de régénération de ces zones, craignant les réactions de la population et une défaite électorale. Ce point de vue évolue après deux événements majeurs en Turquie : le grand tremblement de terre de 1999 dans la mer de Marmara près d’Istanbul, qui cause la mort de 16 000 personnes et la destruction de 20 000 bâtiments ; ainsi que la crise financière de 2001 qui provoque une rupture économique et politique considérable (conduisant notamment à l’éviction du parlement des partis politiques en place), et débouchant sur la victoire de l’AKP.
L’arrivé au pouvoir du parti de Recep Tayyip Erdoğan, en 2002, inaugure la troisième phase. Poursuivant les orientations économiques néolibérales imposées par le Fonds monétaire international (FMI), l’AKP adapte ce programme pour instaurer une stabilité économique par deux moyens. Le premier est le soutien aux entreprises islamiques proches du parti afin de consolider son bloc de pouvoir en associant des classes et groupes capitalistes de l’Anatolie à sa cause (Yankaya-Péan 2013). Le seconde est la promotion de projets de planification et de développement urbain en accélérant l’industrie de la construction, qui a déjà été renforcée au cours des années 1990 par l’émergence des consortiums immobiliers et la privatisation d’un certain nombre de constructions publiques urbaines (Enlil 2011). Le secteur est désigné par le gouvernement comme une solution pour relancer l’économie du pays et stimuler la croissance (Yalçintan et Çavuşoğlu 2013), mais aussi pour assurer la montée d’une nouvelle classe capitaliste proche de son idéologie et de ses objectifs politiques (Gürek 2008). Sous l’effet des forces du marché et de la recherche de compétitivité, s’opère ainsi une profonde transformation de la Turquie et surtout d’Istanbul, dont la morphologie tend à perdre de son caractère unique pour se rapprocher de modèles internationaux (Keyder 2005 ; Tugal 2009 ; Lovering et Türkmen 2011). Les politiques urbaines actuelles sont ainsi marquées par un mélange entre l’adoption d’un modèle d’urbanisme néolibéral et la valorisation du conservatisme dans l’espace public.
Un régime urbain néolibéral et autoritaire
Dans le cadre de cet urbanisme néolibéral, l’institution publique de construction de logements collectifs (TOKI) [2] est devenue l’autorité centrale dans la détermination des zones de construction et de vente notamment les terrains du trésor public [3]. Le TOKI est devenu l’instrument par excellence pour la création de profit grâce au développement de projets dans des zones à haute valeur foncière et pour l’augmentation de la rente foncière grâce au développement des projets immobiliers sous-traités aux entreprises privées de construction [4] (Gürek 2008 ; Çavuşoğlu et Strutz 2014). L’ensemble des dirigeants de ces entreprises figure dans le cercle proche du président de la République en Turquie [5].
Dans ce régime urbain, le processus de prise de décision et de réalisation des projets urbains est en général fermé aux discussions démocratiques délibératives incluant les habitants. Axé sur la sécurité, il se caractérise par une logique autoritaire et un fonctionnement top-down. En général, les habitants apprennent très tardivement les projets les concernant. Ils ne sont jamais invités à participer à sa conception et n’ont pas la possibilité de négocier ou de transférer leurs demandes en termes de besoins de logement et de vie quotidienne s’ils ne s’organisent pas autour d’une association ou d’une plate-forme contre le projet. C’est par exemple le cas à Sulukule, à Istanbul, où une importante communauté rom a été déplacée de force, sans avoir le choix du lieu de relogement, en raison d’un projet de transformation urbaine ; ou encore à Dikmen, à Ankara, où l’ensemble d’un quartier de gecekondu a été inclus dans un même type de projet, sans consultation des habitants [6].
Une conception conservatrice de l’espace urbain
La restructuration néolibérale et autoritaire de l’espace urbain s’accompagne d’une politique de transformation des espaces publics à visée conservatrice, comme on peut l’observer dans plusieurs villes. La construction des mosquées dans les lieux stratégiques de la ville comme Taksim et Çamlıca [7], la restriction de la consommation d’alcool dans certains espaces publics – boire de l’alcool dans un restaurant ou dans l’espace public est ainsi désormais interdit dans des villes comme Rize, Isparta, Afyonkarahisar ou Kayseri –, la domination progressive des conceptions architecturales de style ottoman-seldjoukide, en particulier des bâtiments publics, mettent en évidence non seulement une transformation symbolique, mais aussi une rupture des pratiques spatiales sous la domination de l’AKP. Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, en assurant la promotion économique et symbolique d’une classe sociale émergente, l’AKP a réussi à produire de nouveaux espaces publics dirigés par des règles d’orientation islamique, au service de cette bourgeoisie nouvelle. L’un des exemples les plus frappants est la création de nouveaux lieux de vacance en front de mer ou dans des stations thermales proposant un mode de vie islamique de standing. Dans les hôtels proposés, des piscines et des plages uniquement pour femme sont conçues et l’alcool n’est pas servi. Ce type d’établissement, dont le développement est soutenu par le pouvoir, s’est multiplié : on en compte aujourd’hui plus de trente, contre seulement deux dans les années 1990 [8].
Cette évolution conservatrice et autoritaire est également observable dans le projet de piétonnisation de la place Taksim et de construction d’un centre commercial sous la forme de la réplique d’une ancienne caserne militaire à la place du parc Gezi, qui avait conduit en juin 2013 aux manifestations du parc Gezi. Dans la conception et la mise en œuvre du projet, le gouvernement n’a pas tenu compte de la volonté des riverains et a réprimé violemment les manifestations publiques.
Parc Gezi, Istanbul, le 2juin 2013 © Gülçin Erdi Lelandais.
Le conflit autour du parc Gezi est une des illustrations de la lutte d’appropriation de l’espace entre des acteurs antagonistes (Lelandais 2016). Sa destruction a été considérée comme une nouvelle tentative d’imposer « l’espace conçu » (Lefebvre 1974) selon des règles définies par des acteurs publics. L’importance symbolique de la place Taksim sur laquelle le parc débouche a contribué à accentuer cette lutte d’appropriation. Pour toutes les sensibilités politiques du pays, cette place revêt en effet un sens particulier : pour la classe ouvrière et les syndicats, c’est le lieu par excellence des manifestations du 1er mai et elle figure surtout dans la mémoire socio-politique des mouvements ouvriers en raison du massacre du 33 ouvriers lors du rassemblement du 1er mai 1977, connu comme « dimanche ensanglantée » ; pour les kémalistes, la place est le premier projet d’urbanisation conçue par Henri Proust sous la direction d’Atatürk ; et pour les islamistes, elle évoque un mauvais souvenir puisque le parc a été construit sur le site d’une caserne militaire détruite par le régime kémaliste après avoir hébergé une rébellion islamiste. Si les deux premiers souhaitent le maintien en l’état de la place, les derniers veulent effacer la mémoire de la période républicaine de cette place emblématique.
Place Taksim, Istanbul, 29 octobre 2015 © Gülçin Erdi Lelandais.
En outre, une autre caractéristique unique de ce lieu est la présence de l’église orthodoxe dont l’édifice domine la place Taksim. Le projet de faire renaître l’ancienne caserne ottomane détruite par les républicains et de construire une mosquée juste en face de l’église est structuré par de puissants enjeux symboliques. Le pouvoir politique conservateur vise à réorganiser l’espace et la vie quotidienne selon ses propres normes en prenant le contrôle sur les espaces publics des groupes sociaux déclarés comme « ennemis » en raison de leurs valeurs, normes et modes de vie (séculiers, kémalistes, militants de gauche libéraux, Roms, Kurdes, Arméniens, LGBT, etc.).
Expulsions, démolitions et criminalisation des minorités
La transformation urbaine en Turquie peut ainsi être considérée comme l’outil principal des politiques néolibérales du gouvernement afin de générer la rente foncière, marchandiser de nouveaux espaces et restructurer l’espace urbain. Cela apparaît de façon particulièrement frappante dans la gestion urbaine des quartiers populaires et des minorités. Dans les gecekondus du centre-ville, localisés sur des terrains précieux des métropoles [9], le TOKI intervient en démolissant l’habitat informel, au profit de projets immobiliers inaccessibles à la population présente sur place, qui se retrouve expulsée dans d’autres zones de logement social, situées en général en périphérie de la ville, dans des quartiers souvent privés de transport public, d’école, d’hôpital et des infrastructures basiques telle que les routes, supermarchés, etc. Aujourd’hui, on estime ainsi à plus de 150 000 le nombre d’habitants déplacés seulement à Istanbul. Dans le cadre du projet de normalisation du paysage social urbain, les quartiers gecekondus à Istanbul ont été les premières cibles du TOKI (Adanali 2011). Ce type de politique est par ailleurs intimement lié à des stratégies nouvelles et agressives de maintien de l’ordre et de surveillance des groupes et espaces particuliers, ainsi qu’à la criminalisation de la pauvreté et à l’utilisation accrue du système pénal (Dikeç 2009). Pour la première fois, l’adoption du nouveau Code pénal en 2004 (loi n° 5237) fait ainsi de la construction d’un gecekondu une infraction pénale, passible de cinq ans de prison. De ce fait, des démolitions de gecekondu, auparavant rares à Istanbul, se sont multipliées d’une manière spectaculaire. Au cours de la période entre 2004 et 2008, 11 543 logements y ont été démolis, un record depuis l’apparition des gecekondus dans les années 1950 (Kuyucu et Ünsal 2010, p. 1484).
Afin de faciliter les démolitions et les déplacements de population, la transformation urbaine vise les habitants pauvres et l’économie informelle tout en procédant à un maintien renforcé de l’ordre via notamment la privatisation de la sécurité. Cette politique est légitimée par la (ré)émergence d’un discours souvent racialisé et criminalisant sur les pauvres, où l’intervention dans les quartiers populaires est associée par la désignation de classes dangereuses urbaines. Le discours de l’ancien président du TOKI, Erdoğan Bayraktar, illustre cette logique :
« Aujourd’hui, la transformation urbaine figure parmi les deux-trois problèmes les plus importants de la Turquie. Mais la Turquie ne peut pas parler du développement sans résoudre le problème des gecekondus. On sait que la source des problèmes de santé, d’illettrisme, de drogue, de terrorisme et de défiance envers l’État se trouve dans les zones de bidonvilles. La Turquie doit se débarrasser à tout prix des bâtiments illégaux et peu résistants contre les séismes. » [10]
Afin de légitimer les projets de transformation urbaine dans l’opinion publique, le discours des décideurs vise ainsi à lier les quartiers informels ou insalubres du centre-ville à la criminalité et à désigner leurs habitants comme des délinquants potentiels et des ennemis de la nation. Pour le projet de transformation du quartier Ayazma où la majorité des habitants sont des Kurdes, la municipalité Küçükçekmece affirme par exemple qu’« il est essentiel de réaménager certains endroits dans la ville – qui sont problématiques, insalubres, socialement corrompus, des lieux de crime et manquant de qualité urbaine et de sécurité humaine – comme des lieux sains et vivables » (Küçükçekmece Belediyesi 2007, p. 6). Elle utilise ainsi « la rhétorique publique basée sur des préjugés racistes selon laquelle être kurde est assimilé à la déloyauté, au primitivisme quasi féodal, aux comportements anti-sociaux généralisés et à la criminalité » (Lovering et Türkmen 2011, p. 84). Dans un contexte de contrôle autoritaire des médias, ces discours et leur couverture médiatique pro-gouvernementale produisent une certaine efficacité, accroissant la réticence des résidents d’Ayazma à afficher publiquement leur opposition au projet (ibid.).
À la fois néolibérales, traditionalistes et autoritaires, les politiques urbaines en Turquie sont symptomatiques d’un système politique engagé depuis quelques années dans une direction autoritaire. Les dernières évolutions politiques, notamment l’emprisonnement de journalistes mais aussi d’universitaires ayant signé une pétition pour réclamer le rétablissement de la paix au sud-est du pays où la population est majoritairement kurde, les attaques systématiques envers les médias d’opposition ainsi que l’intolérance à l’égard de la moindre mobilisation sociale – y compris environnementale comme c’était le cas à Artvin Cerattepe [11] – sont des signes extrêmement inquiétants pour l’avenir de la démocratie et de la participation politique en Turquie.
Bibliographie
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- Akça I., Bekmen A. et Özden B. A. 2014. Turkey Reframed. Constituting Neoliberal Hegemony, Londres : Pluto Press.
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