On ne peut que féliciter et remercier les concepteurs et les auteurs de cette somme vraiment impressionnante, au titre judicieux. Car c’est bien d’aventure qu’il est question, en de multiples sens : aventure des mots qui parlent des villes en voyageant dans le temps d’une langue et l’histoire d’une société, en passant parfois d’une langue à l’autre, en faisant des allers et des retours ; aventure au long cours d’une entreprise éditoriale embarquant dans le même navire 160 chercheurs de différentes disciplines, travaillant sur huit langues et appartenant à un nombre bien plus important de pays ; aventure, enfin, du lecteur invité au voyage, convié à circuler entre les villes, entre les aires linguistiques, entre les mots, entre les époques.
Pour baliser ce voyage, ou plutôt ces innombrables voyages possibles, la signalétique et les repères abondent : les définitions des dictionnaires, les synonymes, les traductions, les renvois, etc. Néanmoins les chemins empruntables sont très divers : il y a quelques larges boulevards (ah ! le boulevard : cette voie qui tantôt conduit quelque part, tantôt au contraire nous fait tourner en rond et revenir à notre point de départ…) ; il y a beaucoup de petites rues sympathiques, multi-usages, surchargées de sens ; et il y a aussi des passages dérobés ouvrant sur des connexions discrètes, inattendues, mais qui n’en ont pas moins leur logique.
Ces voyages peuvent d’ailleurs être diversement vécus, tour à tour sur la mode du tourisme averti, ou de la flânerie urbaine délibérément non planifiée, ou encore du regard ethnographique qui cherche tout à la fois à réduire la distance avec le lointain, l’étranger, l’étrange, mais aussi inversement à s’étonner du familier, à se libérer de l’illusion de sa transparence.
Des mots et des gens
Les 264 entrées retenues dans l’ouvrage ne se réfèrent pas à des concepts abstraits ni à des processus (la ségrégation, l’étalement péri-urbain, la réhabilitation, la gentrification…). Ce sont des « mots de tous les jours », qui renvoient à des choses matérielles : une ville, un morceau de ville, une voie urbaine, une maison… Pour autant, ces mots et les représentations qu’ils véhiculent ne sont pas de simples redoublements, de purs décalques d’une réalité à la fois physique et sociale qui serait là « objectivement » : ils sont des formes de l’expérience de cette réalité. Ils sont aussi des moyens pour la changer, puisque l’action passe par le choix des mots pour désigner ce qui est et ce qui doit advenir : c’est dire que cette invitation au voyage s’adresse non seulement aux chercheurs et aux étudiants, mais beaucoup plus largement à tous les praticiens soucieux de s’informer sur l’histoire, la portée et les effets du vocabulaire qu’ils mobilisent. L’introduction s’explique clairement sur l’adhésion à cette perspective constructiviste qui inspire et imprègne la méthode d’enquête – car c’est bien d’une véritable enquête qu’il s’agit ici.
Or, s’il en est ainsi, c’est parce que, outre les choses et les mots, il y a aussi et surtout les gens, qui nomment, énoncent, classent, s’accordent ou s’opposent dans leurs façons de dire les choses et de dire le monde social. Au fil de ces quelque 1500 pages, les gens sont omniprésents. C’est là l’une des grandes originalités de l’entreprise : « ceci n’est pas un dictionnaire » (nous en sommes prévenus d’emblée par Christian Topalov), mais bien plutôt un « trésor » où tous les chercheurs en sciences sociales intéressés par les villes trouveront pleinement leur compte. Observer dans les usages, et donc à partir des usagers, les significations données aux mots : telle est bien l’ambition de l’ouvrage, qui devait d’ailleurs initialement s’appeler Le Trésor des mots de la ville. Prenant appui sur une impressionnante diversité de corpus, cette enquête sociale sur les mots se décline d’un article à l’autre avec le souci constant de référer le sens – ou les sens – d’un même mot à des configurations plus ou moins stabilisées de locuteurs, et ce à diverses échelles allant de l’ensemble d’une aire linguistique aux variations régionales et à des groupes ou des réseaux plus ou moins restreints, plus ou moins cohérents : entrepreneurs immobiliers, administrateurs, urbanistes, réformateurs, journalistes, écrivains, juristes… Saisir les usages en situation, c’est aussi faire droit à la variation des contextes d’énonciation qui éclaire la polysémie de nombreux termes, y compris pour un même locuteur.
Valorisation et déclassement
Tous ces locuteurs sont pris dans des enjeux et dans des processus sociaux. Les mots en sont de bons révélateurs mais, là encore, ils ne sont pas que le double langagier de ce qui se passe dans la « réalité », puisqu’ils peuvent faire partie intégrante de ces enjeux, être mobilisés comme catégories et instruments de l’action.
Tel est déjà le cas, bien évidemment, de toutes les entreprises de normalisation lexicale qui, par définition, prennent explicitement pour objet la terminologie elle-même. Aucune des langues, des contrées ni des époques prises en compte dans L’aventure des mots de la ville ne semble échapper à ces multiples tentatives de police des mots, parfois couronnées de succès, mais toujours sujettes à révision. Dissiper les ambiguïtés, promouvoir un vocabulaire unifié à l’échelle nationale (voire aujourd’hui internationale), favoriser par là même les savoirs et/ou les pouvoirs : les objectifs et les modalités d’intervention varient selon les acteurs impliqués (pouvoirs publics, juristes, techniciens, chercheurs, auteurs de dictionnaires...). Certes, l’ouvrage a pris le parti d’écarter les mots qui appartiennent uniquement aux langages techniques, administratifs ou savants. Mais de très nombreux exemples montrent bien que leurs frontières avec la langue courante sont poreuses : certains termes spécialisés en sont issus, d’autres finissent par s’y acclimater.
L’histoire des mots qui parlent de la ville est intimement liée à un autre processus de portée tout aussi générale, celui par lequel se façonnent, s’expriment et se redéfinissent au fil du temps les différences et les hiérarchies qui structurent les mondes urbains. Nommer des formes d’habitat, des types de quartiers, voire de villes, c’est bien souvent une façon de classer ceux qui y demeurent ou qui les fréquentent. Aussi n’est-il pas étonnant de constater, dans toutes les langues, avec quelle fréquence le destin des mots se trouve pris dans les logiques bien connues de la distinction sociale et de l’érosion progressive des signes distinctifs. C’est ainsi par exemple que le mot français appartement, dont la connotation initiale est nettement valorisante, voit son usage se généraliser à partir du XIXe siècle, et en vient à devenir en pratique synonyme de tout logement en immeuble collectif. En migrant dans d’autres langues, l’apartment états-unien tout comme l’apartamento brésilien connaissent la même banalisation, après avoir été des marqueurs de distinction. C’est une aventure très comparable qui nous est contée pour le mot pavillon, depuis l’annexe du château ou la demeure occasionnelle de la noblesse jusqu’à la figure péjorative des pavillons de banlieue et des médiocres « pavillonnaires » qui les peuplent.
Il s’agit là manifestement d’une tendance lourde, mais non point cependant d’une loi universelle : quelques mots connaissent un destin inverse. Par exemple, la résidence fait son apparition dans le français du XIIIe siècle en tant que catégorie neutre, administrative et juridique (le lieu de résidence du Prince, l’obligation de résidence des hauts serviteurs de l’État), puis voit s’adjoindre au cours du XXe siècle des connotations positives tant dans le langage courant que dans celui des professionnels de l’immobilier ou des chercheurs. L’auteur de la notice conclut sur la montée en puissance de cette « logique de distinction » qui, au cours des décennies 1950-1960, correspond à la fois à une demande sociale et à sa prise en compte par des promoteurs privés devenus de plus en plus soucieux de démarquer leurs programmes de l’image dévalorisée des grands ensembles d’habitat social. Mais on pourrait ajouter que l’aventure continue de nos jours, avec le mouvement actuel de « résidentialisation » de ces mêmes grands ensembles…
S’il est très largement attesté par les corpus et sans doute dominant, le chemin sémantique qui va du prestigieux au banal n’est donc pas pour autant le seul possible. Le chemin inverse existe aussi, on vient de le voir. Même les stigmates ordinairement associés à certains termes peuvent être retournés par ceux qui en sont victimes, ou par des tiers bienveillants, compatissants ou militants. Slum, faubourg, banlieue, arrabal, barrio, favela, et même parfois ghetto ou bidonville : autant d’illustrations de la complexité et de l’ambivalence des processus de valorisation/dévalorisation qui travaillent les mots.
Des hommes et des lieux
Pour chacune des langues étudiées, les auteurs ont sélectionné quelques dizaines d’entrées relevant de quatre grands thèmes : les catégories de villes, les divisions de la ville, les types d’habitat, les voies et espaces découverts. Ancrés dans des réalités matérielles qui semblent préexister à leur dénomination, les termes ainsi retenus ne s’y limitent nullement car ils renvoient tous, peu ou prou, à des usages, à des perceptions, à des jugements de valeur. Autrement dit, ces mots de tous les jours contiennent en puissance et expriment à leur façon la vaste question qui, en termes savants, s’énoncerait comme celle des rapports entre le social et le spatial. Historiquement, le sens matériel est en général le plus ancien : il constitue le foyer initial d’un halo de significations qui s’étoffe à la faveur de tout un jeu de métaphores et de métonymies parfois proliférantes. Ici encore, la règle comporte toutefois quelques exceptions : ainsi l’anglais neigbourhood a commencé par désigner les voisins, le voisinage – et notamment le « bon voisinage » –, avant les formes territoriales dans lesquelles s’inscrivent ces relations interpersonnelles.
Il est particulièrement intéressant d’examiner de près cette double face des mots de la ville, qui s’organise et évolue très diversement selon les langues, les époques, les sociétés, les termes, les contextes d’énonciation… Elle est omniprésente dans le parler ordinaire des citadins, dans les textes littéraires qui à l’occasion en jouent, dans les dictionnaires qui s’attachent à l’expliciter. Elle peut être mobilisée, aussi, au service d’enjeux de pouvoir, d’intervention urbanistique ou de réforme sociale. Ainsi, la notice consacrée à la variante états-unienne du neighborhood montre fort bien comment se sont opposées durablement deux définitions concurrentes correspondant à deux modalités d’action elles-mêmes portées par des groupes ou des réseaux d’acteurs distincts : d’un côté les réformateurs sociaux qui accordent la priorité aux personnes, et donc à la dimension sociale, relationnelle, qu’il s’agit de promouvoir ou de restaurer entre habitants d’une même unité de voisinage ; de l’autre côté, les professionnels de l’immobilier et du projet urbain qui accordent la priorité aux lieux, défendent un modèle particulier de planification physique rationnelle censé produire de l’harmonie sociale. Chacun des deux camps cherche à faire prévaloir son point de vue, et donc le « bon usage » du mot neighborhood.
De même, on mesure à quel point l’aventure des mots a partie liée avec tous les processus de traduction des « problèmes sociaux » en termes urbains, d’expression de la stigmatisation sociale dans le registre euphémisant de l’habitat et de l’espace : en témoignent, pour s’en tenir à la langue française, les avatars plus ou moins récents de la cité, de la banlieue, ou encore du quartier dont il n’est même plus nécessaire de préciser qu’il est « sensible » ou « en difficulté ».
Cette ample enquête sur les usages sociaux des mots de la ville met en évidence la forte polysémie de la plupart d’entre eux, leur malléabilité, leur extrême plasticité au cours du temps et au gré de leurs occurrences. C’est sans doute le mot maison – ou son équivalent dans toutes les autres langues étudiées – qui en fournit l’illustration la plus spectaculaire, en se jouant des oppositions entre le matériel et le social, le fonctionnel et l’affectif, l’individuel et le collectif, le groupe domestique et le lignage, le privé et le public, le clos et l’ouvert, le familial et l’institutionnel… Réservoir de sens multiples et parfois contradictoires qui peuvent être activés ou mis en veille selon les contextes ou les époques, le mot devient protéiforme au fil de ses aventures. Et le recours à l’étymologie n’est qu’un leurre, tant il est vrai que les traces du passé n’ont de sens et d’efficacité que mises au présent.
On en vient dès lors à se demander si les mots détiennent, si peu que ce soit, une capacité propre à structurer les représentations et donc les formes d’action dans et sur la ville. Cette question est de portée très générale et n’est évidemment pas spécifique aux mots de la ville. Mais elle a tout de même quelque chose à voir avec le domaine urbain si l’on raisonne par analogie. Dans quelle mesure peut-on considérer que les mots, quels qu’ils soient, sont, un peu comme les villes et les objets urbains, des sortes de formes matérielles produites et utilisées par des gens, mais qui, parce qu’ils sont déjà là, leur sont « extérieurs » et sont donc « dotés d’un pouvoir de coercition qui s’impose à eux », pour parler comme Durkheim ?
L’ouvrage propose sur ce point de nombreuses pistes de réflexion, dont les orientations varient selon que l’on considère l’histoire d’un mot pris isolément, ou au contraire la place qu’il occupe dans le système lexical propre à une langue à un moment donné. Quand on s’attache à suivre l’aventure d’un mot particulier, a fortiori quand il migre d’une langue à l’autre, c’est plutôt l’impression de grande instabilité des signifiés qui paraît l’emporter. Si l’on adopte en revanche un point de vue systémique, favorisé ici de surcroît par la comparaison entre plusieurs univers linguistiques, on voit mieux à l’œuvre les contraintes (au moins relatives) qui jalonnent le champ des usages possibles pour les différents locuteurs, parce que chaque mot prend place dans un réseau de mots connexes qui s’agence de façon très variable selon les langues.
Reprenons en guise d’illustration le petit exemple de la maison. L’équivalent anglais house est certes lui aussi fort polysémique, mais sa connotation intime et affective est beaucoup moins marquée que pour ses équivalents dans les autres langues, car l’anglophone dispose par ailleurs du mot home, qui capte à son profit une partie du halo de significations ordinairement associées à la maison. L’anglais dira « to be at home », « to go home », là où l’espagnol ou le portugais emploieront le terme casa. C’est un peu la même chose, pensera-t-on, pour le locuteur français, qui dira qu’il est ou qu’il retourne « chez lui » plus volontiers que « dans sa maison ». Pris dans sa forme substantive, le « chez-soi » du parler ordinaire ou des sociologues est un peu l’équivalent du home anglais. D’ailleurs, ni le home ni le chez-soi ne figurent parmi les entrées de l’ouvrage, précisément parce qu’ils sont spécialisés dans le pôle intime et affectif de la maison, hors de toute référence concrète à une structure bâtie. Sauf que… cette petite préposition « chez » est bel et bien dérivée du latin casa… Mais comme personne ne le sait, cela n’a finalement aucune importance, ce qui confirme le peu de pertinence des investigations étymologiques.
On l’aura compris, L’aventure des mots de la ville est un ouvrage passionnant, sans équivalent, et dont la richesse tient autant aux savoirs qu’il a rassemblés qu’aux perspectives qu’il offre.