Dans La théorie du rachat (2001), Thierry Rebour pose l’hypothèse que l’étalement urbain qui a saisi la plupart des villes du monde occidental depuis les années 1970 est le symptôme de l’entrée des économies du monde développé dans un cycle de rendements décroissants. C’est dans ce contexte que doit être posée la question des franges des grandes villes : la périurbanisation ne doit pas se poursuivre. La stabilisation des frontières entre villes et campagnes, qui est une des conditions de la fin de la périurbanisation, vise aussi à préserver les terres agricoles situées à proximité des villes qui sont, le plus souvent, parmi les meilleures du monde. Mais pour organiser une nouvelle figure de ville au voisinage de ces terres, il est impératif de poser la question de la valeur profonde dont elles sont investies.
Quelle agriculture pour une stabilisation des franges urbaines en Île-de-France ?
Les structures agricoles ont largement évolué. Ainsi en Île-de-France, pour rester compétitives et grâce en particulier aux aides de la PAC (Politique agricole commune), les grandes cultures couvrent désormais 80 % de la SAU (surface agricole utile) et concernent quatre exploitations sur cinq. Elles comprennent des céréales (67 %), telles que le blé (43 %), l’orge (12 %), et le maïs (6,5 %), les oléagineux (10 %), des protéagineux (8%) et des betteraves industrielles (7 %). À l’inverse, on assiste à un déclin des cultures spéciales, composées de légumes frais (1,5 % de la SAU), de cultures florales (0,1 %) et des vergers à cause du contexte de concurrence, des difficultés pour trouver de la main d’œuvre et enfin en raison des inconvénients liés à leur situation dans le tissu urbain. Les exploitations spécialisées dans le maraîchage, l’horticulture, et l’arboriculture, disposant de moins de 5 ha, représentent 20 % de l’ensemble et cultivent à peine 1 % de la SAU régionale. Cette dichotomie est la caractéristique essentielle de l’agriculture francilienne.
On observe également une forte diminution du nombre des exploitations (moins 940 depuis 2000, sur 6 210 recensées par la Direction régionale et interdépartementale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt d’Île-de-France). Seuls 21 % des exploitants de la Région pratiquent la vente directe à la ferme ou au marché, avec une tendance à la baisse depuis 2000.
D’autres modèles pourraient pourtant être explorés : sur la côte Ouest des USA, l’agriculture est au contact immédiat de la ville de San Francisco et elle pourvoit à hauteur de 50 % aux besoins de l’agglomération ; en Allemagne, la porosité entre terres agricoles et villes est plus équilibrée qu’en France.
Penser l’entre-ville
Pour agir concrètement, il serait intéressant de reformuler la question du Grand Paris à la lumière des propositions de Thomas Sieverts (2004) concernant ce qu’il appelle « l’entre-ville ». Il s’agit d’articuler les logiques sociales et économiques de grande échelle au quotidien, par une appropriation de l’environnement proche, telle qu’elle a pu par exemple être expérimentée sur l’Emscher Park (travail sur des projets, sur une culture de la coopération, sur la mobilisation des forces vives et la création artistique, le développement d’instruments de participation...).
Pour l’Île-de-France, le premier pas est de faire la part du devenir des cultures qui sont dans la compétition mondiale et de celles qui pourraient profiter de la présence d’un marché de proximité de… 11 millions de consommateurs.
De nombreuses pistes sont explorées par les agriculteurs, les agronomes et les urbanistes. Parmi celles-ci :
côté grandes cultures : il est impératif d’imaginer des modes d’exploitation agricole écologiquement intensifs. À Villarceaux, dans l’Oise, une ferme expérimentale développe ce type de démarche sur 400 ha. C’est une échelle difficile à traiter, avec des surfaces bien supérieures à celle utilisées en général pour les AMAP. La démarche consiste notamment, selon Baptiste Sanson (agronome gérant l’écocentre de Villarceaux), à découper les grandes étendues des cultures antérieures par des chemins de terre enherbés ou plantés, qui reconstituent la diversité du milieu, laissent nidifier les prédateurs de parasites et ouvrent l’espace agricole à la promenade piétonne. Ce projet n’est pas sans rappeler les propositions de Lewis Mumford (1895-1990) pour lequel les villes devaient se construire non seulement dans le dialogue avec la campagne, mais aussi en retrouvant le plaisir de marcher, notamment dans des corridors enherbés permettant aux urbains de se promener dans les cultures proches des villes ;
côté agriculture urbaine : les besoins de revenus peuvent se conjuguer avec la mise en œuvre de circuits courts et le développement de nouvelles formes de production agricole dans « l’entre-ville ». Des jardins ouvriers peuvent devenir la base de projets d’habitats durables. C’est toute une programmatique qui est à dérouler de façon à la rendre opérationnelle. Pour prévenir un étalement déstructuré, il importe que les urbains (80 % de la population) défendent la pérennité des usages agricoles et que, symétriquement, les ruraux ne nient pas l’urbanité d’une agglomération appelée à s’intensifier dans des territoires auparavant périurbains. L’expérience du « Triangle vert », initiée par l’élu et paysagiste Thierry Laverne, montre comment les urbains, qui profitent de la complémentarité apportée par l’agriculture urbaine, sont les premiers à défendre les liaisons vertes et bleues, les corridors biologiques, et comment ils sont attachés à une production locale relancée par des associations d’insertion, via des jardins ouvriers.
Des lieux en attente de projets
Les lisières de l’agglomération sont en attente de projets. Les meilleures terres s’y trouvent à proximité d’une population de plus en plus précaire, rejetée en troisième couronne par le coût du logement et le marché de l’emploi métropolitain. Elles doivent être aménagées au service des jeunes et des nouveaux entrants, rejetés à l’extérieur de l’espace compétitif central. Le « collier de l’agglomération » qui, selon le géographe Hervé Gazel (2010), est une zone de transition entre ville et campagne d’une profondeur de 10 à 25 km, pourrait accueillir de nouveaux espaces de solidarité. Il représente 20 % de la surface totale de la Région et est structuré par une ligne invisible (la limite INSEE de l’aire urbaine), qui représente un linéaire de l’ordre de 13 800 km, dont 8 000 km au contact des espaces agricoles et 5 450 km au contact des espaces boisés, comme l’indiquent Charles Antoine de Ferrières et plusieurs publications de l’IAU (Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région Île-de-France). La lisière dessine une figure telle un ruban de Moebius, dont les bords internes et externes sont parfois agglomérés et parfois ruraux.
Les fonctions des lisières sont désormais stratégiques à l’échelle régionale. Les traiter implique d’imaginer un changement d’échelle, susceptible de faire entrer dans l’urbain des figures de territoires qui devront rester définitivement agricoles. Cette reconversion est la nouvelle frontière de l’innovation métropolitaine.