Depuis la fin des années 1990, les cafés chichas – cafés où l’on peut fumer le narguilé – se sont multipliés en France ainsi que dans les grandes villes occidentales [1]. En 2008, l’interdiction totale de fumer dans les lieux publics a, dans un premier temps, freiné cet essor. Plus d’un tiers des cafés a dû fermer, quelques uns ont trouvé les moyens de s’adapter à cette législation restrictive (en aménageant notamment des fumoirs [2]) et d’autres ont continué leur activité en toute illégalité. D’aucuns prédisaient alors la mort des cafés chichas en France. Pourtant, grâce à un changement de fonction et de clientèle, l’ouverture de nouveaux cafés a repris. Initialement conçus comme des lieux exotiques, fréquentés surtout par des jeunes – enfants d’immigrés ou non – en quête d’authenticité et de convivialité, ils deviennent de plus en plus de nouveaux lieux de sociabilité pour les jeunes Français d’origine maghrébine. Ces jeunes des classes moyennes, issus des banlieues populaires, qui fréquentent régulièrement les cafés chichas des quartiers centraux, y trouvent un lieu d’insertion dans la ville, qui leur permet d’échapper à l’image du ghetto dans laquelle la société française semble vouloir les enfermer.
Du café oriental au chicha lounge
Figure 1. Chez Magdi, café égyptien à Ménilmontant
- © Delphine Pagès-El Karoui, 2007
Les premiers cafés ont été ouverts dans les années 1990, le plus souvent par des migrants moyen-orientaux (Égyptiens, Irakiens). Assez rapidement, le modèle du café égyptien s’est imposé, jouant sur l’image très positive de l’Égypte en France, en proposant à l’aide d’un décor intimiste une impression conviviale d’être ailleurs (banquettes, tables basses en marqueterie, chapelets accrochés au mur au milieu de représentations d’antiquités pharaoniques ou de scènes orientalistes, cf. fig. 1) et en parvenant à un mélange des genres en termes de clientèle : étudiants et touristes sans lien avec le monde arabe, migrants arabes arrivés de fraîche date et Français, enfants d’immigrés… Parti du cinquième arrondissement de Paris au milieu des années 1990, le modèle, repris par des jeunes entrepreneurs français d’origine maghrébine, se diffuse dans toute la France à partir des années 2000, majoritairement dans les grandes villes universitaires, mais aussi dans des villes plus petites comme Millau, Lons-le-Saunier ou Vesoul (cf. fig. 2). Cependant, plus des deux-tiers des cafés chichas sont concentrés en région parisienne, avec une implantation intra-muros très nette (90 % des cafés d’Île-de-France) et l’apparition de regroupements dans certains quartiers (place de Clichy, rue Mouffetard, Oberkampf). La géographie des cafés chichas ne coïncide donc pas avec celle des lieux de résidence des populations immigrées (cf. fig. 3).
Figure 2. Les cafés chichas en France en 2010
- Source : D. Pagès-El Karoui, 2010. Réalisation : E. Özkul
Avec cette diffusion, trois grandes catégories de cafés chichas s’imposent, correspondant à des processus de socialisation très différents : les cafés communautaires où les clients sont uniquement des hommes, immigrés ou fils d’immigrés, d’origine sociale modeste et qui se situent principalement dans les quartiers d’habitat social des banlieues populaires (Grigny, Livry-Gargan) ou dans des quartiers parisiens en voie de gentrification mais fortement marqués par une présence immigrée (Belleville, Ménilmontant) ; les cafés orientaux, de type café égyptien, qui ont un public mixte – hommes/femmes, populations migrantes et non migrantes – et jouent sur des clichés orientalistes ; et enfin les « chichas lounges » où les clients sont surtout de jeunes Beurs des classes moyennes, hommes et femmes, qui se retrouvent dans une atmosphère branchée à l’orientalisme soft qui s’inspire davantage de Dubaï ou de Marrakech que du Caire.
Figure 3. Les cafés chichas à Paris
- Source : D. Pagès-El Karoui, 2010. Réalisation : E. Özkul
Depuis 2008, c’est surtout la catégorie des chichas lounges qui se développe (bien souvent en infraction à la loi, ces cafés sont donc fréquemment verbalisés), alors que la deuxième a beaucoup périclité et que la première, assez minoritaire, est restée stable. Plusieurs cafés ont abandonné leur nom, leur façade et leur décor orientalistes pour s’adapter à la nouvelle mode d’un minimalisme moderniste, où le concept accrocheur est roi, tout comme la référence à la culture américaine. Ainsi, le café La Rose des Sables est devenu au gré de changements de propriétaire Le Privé (car transformé en club privé pour tenter de contourner la loi de 2008), puis le Silver Lounge en 2010. Dans cette catégorie, chaque patron cherche à imposer un « concept » original qui séduira le consommateur : le café chicha devient alors karaoké, crêperie, boîte de nuit ou les trois à la fois. En cela, le café chicha s’inscrit aussi pleinement dans l’évolution actuelle des cafés parisiens qui voient leur fonction, leur décor et leur inscription dans la ville profondément renouvelés, soumis aux influences venues d’ailleurs et notamment la tendance lounge du « café-maison » importée des États-Unis (Depaule et Eleb 2005).
Figure 4. Quand La Rose des Sables devient le Silver Lounge
- Clichés : D. Pagès-El Karoui, mai 2007, mars 2011
Les chichas, une nouvelle niche pour l’entrepreneuriat beur synonyme d’intégration ?
Les cafés chichas sont très largement tenus par de jeunes entrepreneurs français d’origine maghrébine, ayant grandi dans des banlieues populaires. Ils répondent à la demande des jeunes Beurs, issus de la classe moyenne et éduqués, en quête de lieux à la mode – ils diraient « fashion » – conviviaux et tranquilles (l’absence de l’alcool est présentée comme un atout pour éviter la violence) où ils peuvent se rencontrer entre amis en dehors du cercle familial et de leur quartier de résidence. Fêter son anniversaire dans un café chicha avec sa bande de copains est, par exemple, très prisé.
Comme le suggèrent les métaphores du « nid » ou du « cocon », souvent convoquées dans les entretiens [3], ces cafés font aussi figure de refuge contre l’exclusion, à l’opposé de l’espace repoussoir des boîtes de nuit, lieu par excellence des discriminations. Cependant, signe d’un renversement de stigmate, la dernière mode veut que certaines chichas se transforment aussi en night-clubs où l’alcool demeure proscrit. Ils servent ainsi de dispositifs d’acculturation, ou d’espaces de transition, bien connus des spécialistes des migrations. Ce sont des endroits où ces jeunes Français d’origine arabe réinventent l’héritage culturel de leurs parents (qui ne fument pas du tout la chicha) à la lumière de leurs valeurs françaises, notamment celle de l’égalité. Patrons et clients insistent tous pour présenter le café chicha comme un lieu d’ouverture à l’autre, quel qu’il soit. Cette convivialité repose sur le narguilé lui-même, dont la haute ritualisation est créatrice d’interactions sociales (Chaouachi 2002, 2007), l’objet étant traditionnellement porteur d’un discours égalitaire (Desmet-Grégoire et Georgeon 1997).
De lieux de mixité et de liberté pour les jeunes femmes
La mixité constitue ainsi un impératif tant pour les patrons qui refusent souvent les hommes non accompagnés, que pour les consommateurs qui n’hésitent pas à critiquer une clientèle trop « ghetto », c’est-à-dire trop masculine, trop conforme au stéréotype du « jeune des cités ». Les cafés chichas sont donc aussi des lieux de sociabilité féminine. Karima, 21 ans, vient régulièrement fumer et rencontrer des amis dans un café du 5ème arrondissement de Paris. Dans son quartier à Sevran, il existe aussi un café chicha mais elle ne le fréquente pas parce qu’il n’y a que des hommes et qu’elle serait mal vue si elle y allait seule. Et puis « c’est dans mon quartier et on me connaît. J’aime bien venir ici, c’est calme et la chicha, ça fait du bien. Venir ici c’est sortir du quartier, ici c’est notre nid ». « On a notre lieu où on peut venir et on est libre, c’est notre truc à nous [4] ».
Aux yeux de ces jeunes femmes, les cafés chichas parisiens intra-muros combinent deux avantages, la distance spatiale et la proximité symbolique : elles peuvent s’échapper de leurs quartiers de banlieues populaires pour venir se réfugier dans des espaces mixtes, à l’intérieur du cadre rassurant de la familiarité avec la culture d’origine, même si celle-ci est largement réinventée.
Le détour par les cafés chichas offre donc une vision des jeunes Français d’origine maghrébine habitant les banlieues populaires beaucoup plus complexe que celle servie habituellement par les médias français. Notamment, l’enfermement dans un « ghetto » sous domination masculine est à relativiser. Dernière conséquence de leur transformation, la mixité homme/femme progresse dans les cafés chichas des banlieues populaires, la dernière mode étant l’ouverture saisonnière de cafés en plein air à Ivry sur les quais de Seine (le Lib’s, le White, le Green) où l’on peut fumer sa chicha dans un hamac ou sur un lit à baldaquin !
Un espace d’intégration ?
Dans les cafés chichas, la référence à l’islam (pas d’alcool, nourriture souvent halal, horaires spéciaux pendant Ramadan) apparaît moins comme un vecteur de pratiques religieuses que comme un marqueur identitaire de plus en plus mobilisé. En écho au poids commercial grandissant du secteur halal dans la grande distribution, il n’est pas rare qu’un patron de café chicha se reconvertisse en ouvrant un restaurant de gastronomie française halal. Faut-il pour autant qualifier ces cafés d’espaces communautaires, parce que leur clientèle est majoritairement d’origine maghrébine ? La réponse est non.
Les cafés chichas sont aussi des lieux de la distinction : « dis-moi dans quel café tu vas, je te dirai qui tu es ». Sur le site Internet Évasion Orientale, les clients laissent leurs commentaires sur les cafés qu’ils ont testés, critiquant la clientèle ou le personnel, écornant au passage la vision idyllique de l’ouverture à l’autre. Les figures de l’altérité qui y surgissent dessinent en creux des appartenances qui se construisent non pas en réaction aux valeurs dominantes de la société française (même s’ils en critiquent certains de ses travers), mais plutôt contre trois figures repoussoirs de l’intégration manquée. La première : le clandestin (« la chicha est grande et lumineuse mais trop de clandestins du bled c trop on se croirai a tunis » (sic)). La seconde : le blédard, l’immigré maghrébin qui n’est pas encore adapté aux codes français, souvent de la génération des parents. Et enfin, le « ghetto », où, par métonymie, le lieu de l’exclusion, celui des cités, en vient à figurer indirectement un personnage, le fils d’immigré maghrébin, français mais perçu comme non intégré, parfois violent, rejetant les valeurs françaises et prônant la séparation des sexes dans l’espace public.
À l’opposé de ces trois images repoussoirs, les clients du café chicha le présentent comme un espace bien inséré dans la ville et dans la société française contemporaine.