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Débats

Le pot de terre contre le pot de béton

Conflits d’usage autour de l’expropriation des terres agricoles en Île-de-France

Dans un article récent, André Torre souligne la montée des conflits d’usage de l’espace. Romain Melot montre que, lorsqu’une expropriation vise un bien agricole, cela génère un conflit plus complexe, car ce n’est plus seulement la dépossession d’une résidence qui est en cause, mais celle d’un outil de travail. Les controverses sur le coût des dommages subis montrent la diversité des atteintes à l’activité agricole et révèlent que l’influence urbaine structure le monde agricole jusque dans son rapport à la terre.

Le recours à l’expropriation est devenu un des outils d’aménagement courants par lesquels l’urbanisation progresse. Mais l’expropriation d’une terre agricole s’avère souvent plus difficile que celle d’un simple bien résidentiel ou d’agrément car les biens agricoles sont le support d’une activité de production qui sera forcément perturbée par les emprises que subit l’exploitation. Les conflits d’usage de l’espace présentés devant les tribunaux autour de l’indemnisation des agriculteurs montrent la diversité des préjudices susceptibles de porter atteinte à leur activité. Les controverses sur le coût des dommages subis s’avèrent beaucoup plus complexes que dans le cas d’un simple bien immobilier : appréciation de perte de revenu, reconnaissance de préjudices spécifiques, prise en compte de la pluralité des modes de production.

L’expropriation, un outil d’aménagement multiforme

Les opérations d’expropriation pour cause d’utilité publique évoquent généralement la réalisation d’infrastructures de grande ampleur. Les images impressionnantes de chantiers et d’ouvrages d’art (lignes à grande vitesse ou axes routiers) transperçant des paysages agricoles contribuent sans doute à cette association d’idées. Cependant, si les projets d’utilité publique liés à des aménagements routiers dévorent des surfaces agricoles importantes, le déploiement de l’urbanisation au quotidien, bien que plus classique en consomme également beaucoup.

Le recours à l’expropriation ne sert donc pas seulement à libérer des terres agricoles pour la réalisation d’infrastructures. Il constitue aussi un levier important de « l’urbanisation ordinaire ». Il prend la forme de déclarations d’utilité publique visant des zones d’aménagement concerté ou autres opérations réalisées sur des zones à urbaniser. On peut y voir le résultat d’une évolution au terme de laquelle s’est banalisée la notion d’utilité publique. Souvent réservée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale aux aménagements de grande ampleur, la prérogative détenue par l’État de porter atteinte au droit de propriété au nom de l’intérêt général a de plus en plus été sollicitée par les collectivités locales qui en sont aujourd’hui les premiers bénéficiaires pour la gestion courante de l’urbanisation (Haruel 2000).

L’utilité publique au service de l’urbanisation des terres agricoles

Le fait que l’utilité publique soit ainsi utilisée comme cadre juridique non seulement pour réaliser des infrastructures liées à la ville (transports, traitement des déchets, etc.), mais pour étendre la ville elle-même, explique la fréquence des expropriations agricoles et la montée des conflits d’usage de l’espace (Torre 2011). Les collectivités et leurs délégataires sont donc de plus en plus confrontés à la gestion des conflits et à l’épineuse question de l’indemnisation des exploitants.

Or, l’expropriation des terres agricoles a des conséquences qui vont bien au-delà du préjudice causé par la perte d’un patrimoine foncier et qui portent sur la difficile évaluation de l’impact subi par une activité économique. Un regard empirique sur les conflits portés devant les tribunaux constitue à cet égard un point d’observation privilégié des enjeux liés à la pression qui s’exerce sur l’agriculture. Cette problématique se manifeste avec une particulière acuité dans la région de la capitale [1] (Torre 2011 ; Darly et Torre 2008 ; Cavaillè 1999).

Le principe suivant lequel tout préjudice matériel ayant un lien direct et certain avec le transfert de propriété doit être réparé justifie que, pour une même personne, des préjudices variés puissent être susceptibles de réparation financière.

Le droit à indemnisation concerne en premier lieu tout préjudice matériel dont le lien avec l’expropriation est direct et certain. À ce titre, un même bien foncier peut être le support de préjudices distincts, celui du propriétaire privé de la valeur de son bien, mais aussi celui de la personne privée du revenu que lui procure une activité économique dont ce bien est le support [2]. À cet égard, les affaires impliquant des exploitants agricoles non propriétaires occupent une place à part dans le contentieux civil de l’expropriation (une affaire sur trois).

La difficile évaluation du préjudice économique

L’indemnisation des préjudices, qualifiés « d’accessoires », s’ajoute à l’indemnité dite « principale » qui compense la dépossession ou l’éviction. Ils sont souvent liés à la dévalorisation du surplus des terrains restants : c’est le cas notamment des expropriations ayant déstructuré l’exploitation agricole en rendant plus complexe ou plus coûteuse la poursuite de l’activité.

Les arguments les plus fréquents des exploitants sont ceux relatifs au déséquilibre d’exploitation ou à la perte de potentiel cultural. La superposition à un rythme soutenu des réalisations d’ouvrages publics (axes routiers peu à peu mis en réseau, etc.) et des ouvertures successives à l’urbanisation soumet bon nombre d’exploitations agricoles à des amputations répétées. La perte de potentiel cultural qui peut résulter de la multiplication des emprises pose la difficulté pour l’exploitant de maintenir un type de production dans un état de rentabilité similaire (surdimensionnement des installations, configuration gênante des parcelles, surfaces insuffisantes).

Les affaires relatives à l’indemnisation des exploitants ont par ailleurs un profil particulier dans la mesure où c’est dans ce domaine que le rôle joué par la négociation collective, comme toile de fond des litiges individuels, est le plus important. En effet, l’administration fiscale conclut localement des protocoles accords avec les représentants du monde agricole (chambres d’agriculture, syndicats d’exploitants) en vue de fixer des barèmes d’indemnisation destinés à servir d’élément de référence pour des expropriations futures. Ces accords, négociés par grande région agricole, sont susceptibles de concerner aussi bien les indemnités de dépossession que d’exploitation. Ils proposent également des barèmes d’indemnisation des différents chefs de préjudices accessoires évoqués plus haut.

Le pot de terre contre le pot de béton ?

Loin de se résumer à des conflits isolés, les litiges portés devant les juridictions de l’expropriation renvoient donc à un cadre de négociation collective très institutionnalisé au niveau d’un territoire. Bien souvent, les litiges entre les aménageurs et les exploitants touchés par les expropriations portent sur l’interprétation de ces accords et leur application au cas d’espèce, soit que l’agriculteur exige une bonification du barème d’indemnisation en raison de préjudices spécifiques, soit qu’il estime que la complexité de sa situation exige une évaluation individualisée, irréductible à des barèmes standardisés.

Cet exercice n’a rien d’évident. Les protocoles d’accords collectifs ne laissent généralement la place à une appréciation du préjudice au niveau de l’exploitation que dans les cas où l’agriculteur est en mesure de soutenir une argumentation financière sur la base de documents comptables consistants (calcul d’une marge d’exploitation dans le cas de cultures spécifiques : maraîchage, pépinières).

En outre, les litiges achoppent sur deux éléments que les exploitants considèrent souvent sous-estimés par les aménageurs. Le premier est relatif à la dimension technique des perturbations introduites sur les modes de culture : allongements de parcours, difficultés d’exploitation liés à la reconfiguration des parcelles (passage des engins agricoles). Le second élément relève de la dimension temporelle du préjudice qui est source de divergences entre les parties. En effet, l’enjeu de l’indemnisation du préjudice lié à la cumulation des emprises sur le long terme oppose le temps court de l’aménageur : celui de l’opération ponctuelle et le temps long de l’agriculteur : celui de l’exploitation sur plusieurs décennies.

L’analyse des conflits portant sur l’indemnisation des exploitants témoigne que la pression foncière constitue aujourd’hui un des vecteurs principaux d’influence urbaine sur les espaces agricoles.

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En savoir plus

  • Darly, S. et Torre, A. 2008. « Conflits liés aux espaces agricoles et périmètres de gouvernance en Ile-de-France », Géocarrefour, n° 83-4, p. 307-319.
  • Cavaillé, F. 1999. L’expérience de l’expropriation, Paris : Adef.
  • Haruel, J.-L. 2000. Histoire de l’expropriation, Paris : Puf.
  • Hostiou, R. 2005. « L’expropriation aux normes européennes », Études foncières, n° 115.
  • Huss, H. 1989. « Combien d’expropriations ? », Études foncières, n° 45, p.11-13.
  • Kirat, T. et Melot, R. 2006. « Du réalisme dans l’analyse des conflits d’usage », Développement durable et territoires, 10 mai 2006, http://developpementdurable.revues.org/2574.
  • Torre, A. 2011. « Du bon usage des conflits ! L’expression des désaccords au cœur des dynamiques territoriales », Métropolitiques, 20 juin 2011. http://www.metropolitiques.eu/Du-bon-usage-des-conflits-L.html

Pour citer cet article :

Romain Melot, « Le pot de terre contre le pot de béton. Conflits d’usage autour de l’expropriation des terres agricoles en Île-de-France », Métropolitiques, 11 juillet 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Le-pot-de-terre-contre-le-pot-de-beton.html

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