Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif
19 novembre 2010. L’amphithéâtre du parlement de l’Europe est noir de monde, plus de 300 personnes se sont pressées pour assister à l’ouverture des premières Rencontres nationales de l’habitat participatif. À l’invitation de la communauté urbaine de Strasbourg et de l’association Éco-Quartier Strasbourg, les principaux acteurs français de l’habitat participatif sont présents pour trois jours d’échanges et de débats. L’ambiance est bon enfant. Content de se retrouver, chacun est un peu impressionné par ce cadre prestigieux et fier de cette reconnaissance symbolique que leur offre le premier magistrat de la ville de Strasbourg : l’habitat participatif fait son entrée au parlement européen !
Les débats sont lancés et le ton est donné par le sous-titre de ces rencontres : « Inventer ensemble un habitat solidaire et durable ». À la suite du Forum des éco-quartiers de novembre 2010, « il s’agit de réinventer notre façon d’habiter et de vivre ensemble ». À la tribune, les orateurs se succèdent et très vite une diversité de positionnements se fait entendre sous des vocables aussi variés que « coopérative d’habitants », « habitat groupé », « autopromotion », « co-habitat », « baugruppen », etc. Dès lors, que faut-il entendre par « habitat participatif » ? Certes, le terme d’habitat participatif a déjà été mobilisé dans les années 1980, mais il reprend aujourd’hui corps dans le discours dans un contexte renouvelé. Quel projet réunit ces acteurs ? Pourquoi un vocable unique pour autant de diversité [1] ?
Deux grandes tendances se distinguent, qui, toutes deux, proposent une alternative à la promotion immobilière traditionnelle : d’une part, celles qui se retrouvent dans l’idée de coopératives d’habitants et, d’autre part, celles qui s’inscrivent dans des démarches d’autopromotion et se rapprochent des mouvements historiques d’habitat groupé (D’Orazio 2010). Les premières veulent permettre à un collectif d’habitants de pouvoir devenir « collectivement propriétaire » et développent une réflexion sur l’accessibilité économique et sociale du logement. Pour ce faire, elles réclament une modification du cadre législatif et la création du statut de coopérative d’habitants. Les secondes cherchent à développer des projets dans lesquels le groupe « habitant » endosse l’habit du maître d’ouvrage et se livre à lui-même un immeuble d’habitation qu’il aura programmé, financé et qu’il gérera.
Depuis avril 2006, les groupes appartenant à ces deux tendances ont pris l’habitude d’échanger lors des rencontres annuelles portées par l’association Habicoop [2], chacun sous leur bannière. Se présenter, aujourd’hui, sous un étendard unique participe d’un acte singulier dont il faut comprendre et évaluer la portée.
Des positionnements idéologiques différents
Pour bien comprendre l’enjeu de cette construction, il est nécessaire de revenir sur l’identité de chacune des mouvances et du ressort idéologique sur lequel elles se construisent.
L’association Habicoop, qui occupe la position de tête de réseau engagée sur la question de la coopérative d’habitants, fut la première à émerger sur la scène publique en 2005. Cette association n’a pas vocation à construire directement mais à défendre un nouveau statut d’accès au logement. Elle se réfère explicitement au modèle des petites coopératives genevoises, et plus spécifiquement aux coopératives de la Codha [3], et promeut l’idée que « la coopérative d’habitants, c’est plus que du logement ». En ce sens, la coopérative est, selon l’association, « un outil de lutte contre l’exclusion et la spéculation immobilière » et un moyen de fédérer des projets collectifs. Dès sa création, l’association Habicoop s’est inscrite dans le sillage des débats sur « le droit au logement pour tous » portés par les forums sociaux européens (FSE). C’est d’ailleurs à l’occasion du FSE de 2003 qu’une délégation d’élus et de militants de la région lyonnaise a pris connaissance du travail de la Codha. Cette rencontre a fait naître et a orienté le projet associatif : obtenir des pouvoirs publics une modification du cadre législatif et une reconnaissance du statut de coopérative d’habitants. Cette action a pris la forme, dès l’origine, d’un travail de lobbying. Elle se déploie depuis début 2010 dans une stratégie de plaidoyer. Proche des milieux alter-mondialiste, l’association entretient des liens avec l’ICA Housing [4] et affirme ainsi son positionnement dans le débat politique national. Dans son sillage, plusieurs associations, réseaux ou groupes de projets ont vu le jour ici et là en France. Ils contribuent à la diffusion de la revendication et assurent ainsi Habicoop dans son rôle de leadership.
L’autre tendance majeure est celle de l’autopromotion. Plus proche des formes d’initiatives habitantes qui ont émergé en France dans les décennies 70 et 80 et se sont fédérées dans le Mouvement d’habitat groupé autogéré (MHGA), les associations et réseaux qui militent aujourd’hui à la promotion de ces programmes se caractérisent dans le discours par une primauté du groupe habitant. Par une maîtrise totale de son projet immobilier, celui-ci cherche à dépasser le caractère individualiste de l’habiter, à rompre l’asymétrie entre habitants-usagers et professionnels-décideurs et à faire prévaloir des formes de co-production. Très largement inspirée des dynamiques de l’économie sociale et solidaire, ces démarches engagées dans le champ de l’habitat cherchent à élaborer des processus de circuits courts se rapprochant ainsi des réflexions sur la consommation responsable. Le cœur du projet collectif repose sur une volonté de « vivre ensemble, chacun chez soi » et de ménager au sein du projet d’habitat des espaces mutualisés permettant de s’inscrire dans une forme de « réinvention du quotidien ». Ce réinvestissement sur la question du cadre de vie et la quotidienneté se fait souvent aujourd’hui par le truchement de l’écologie, convoquée comme base commune de ces mobilisations. Les revendications de cette tendance ne portent pas tant sur une remise en cause des formes de la propriété individuelle au profit d’une propriété collective que sur une volonté de co-construire son cadre de vie. Un positionnement qui apparaît comme plus pragmatique que politique.
Au-delà des caractéristiques propres de chacun des réseaux, ils ont en commun une certaine vision collective qui, selon les cas, diffère par les références mobilisées et par les stratégies mises en œuvre. Toutefois, ces deux grandes tendances ne peuvent, à elles seules, décrire la totalité du spectre. Certains positionnements se construisent sur des postures intermédiaires ou hybrides qui revendiquent, plus spécifiquement, une réflexion sur la notion de propriété d’usage par un démantèlement du droit de propriété et le recours à l’usufruit [5]. En parallèle du discours des associations, les pratiques habitantes cherchent, quant à elles, à conjuguer une volonté idéologique et une nécessité de faire aboutir leur projet.
Construire une cohérence pour interpeller les acteurs publics
Aujourd’hui, le recours au même vocable d’habitat participatif signe la construction d’une alliance. En effet, alors que les tensions relatives aux positionnements et aux effets de concurrence pouvaient exister dans les débats internes, entre partisans de l’autopromotion et ceux de la coopérative, il est apparu nécessaire de trouver une forme de cohérence au-delà de la diversité. Cette posture d’unité participe à rendre crédible la démarche, à s’afficher comme acteur légitime et à revendiquer le statut de « mouvement ». Bien évidemment, cette construction identitaire vise en premier lieu à interpeller les pouvoirs publics et à obtenir le soutien des collectivités locales. Dès lors, la stratégie du consensus l’emporte sur les discordes, disputes antérieures et autres batailles de leadership. L’occasion offerte par la communauté urbaine de Strasbourg lors des rencontres nationales est apparue comme une aubaine et l’opportunité médiatique n’a pas échappé aux principaux protagonistes, qui ont su profiter du « plan com » de cette dernière et du « buzz » médiatique.
Par-delà cet événement, il s’agit aujourd’hui de faire entendre sa voix et de peser dans le débat public. Ainsi, le réseau national des associations de l’habitat participatif a initié une série de démarches visant à construire un argumentaire et à organiser le recensement des opérations à l’échelon national. Cette double tentative permet, d’une part, d’évaluer les forces vives en mouvement et, d’autre part, de faire valoir, au travers d’un manifeste, le potentiel d’initiatives et de dynamiques citoyennes dont est porteur ce réseau, dans une perspective de renouvellement des approches de l’habitat. L’argument central repose sur les valeurs constitutives de cette démarche (solidarité, entraide, non-spéculation, etc.), qui, au nom de l’intérêt général, lui permettent de revendiquer sa place au sein des politiques publiques de l’habitat et de vouloir « s’imposer comme une troisième voie d’accès au logement, au côté du parc privé et du parc social ». Fort d’un recensement au sein des réseaux militants à l’échelle nationale [6], qui dénombre pas moins de 285 groupes-projets et opérations, aussi bien en milieu urbain que rural, les principales structures porteuses des rencontres nationales travaillent depuis plusieurs mois à la rédaction du Livre blanc de l’habitat participatif. Ce document, qui devrait être rendu public début 2012, fait écho à la démarche entreprise, depuis novembre 2010, par des collectivités territoriales constituées à leur tour en réseau national.
En l’état, l’ensemble des ces mobilisations issues des milieux militants ou du monde politique est un bon indicateur des tentatives de renouvellement de l’action publique et de l’envie de faire émerger des formes d’innovation sociale et d’alternative institutionnelle. Dans ces interpellations et ce dialogue naissant autour de l’habitat participatif, entre société civile engagée et acteurs publics, sont posées les bases d’une renégociation d’un contrat social fondé sur des modes de coopération active.
Depuis plusieurs mois, nous voyons se dessiner un nouveau cadre partenarial entre mouvement associatif et réseau des collectivités territoriales. L’énergie que les uns et les autres mettent à construire ce nouvel espace de dialogue donne du crédit aux mobilisations habitantes et laisse entrevoir une issue favorable à la démarche. Toutefois, les rapports de force ne sont pas stabilisés et une inquiétude est perceptible chez certains acteurs associatifs. Conscients de ce qu’ils ont à gagner dans une reconnaissance publique, ils craignent les effets de l’institutionnalisation et le risque de normalisation de leurs initiatives.
Bibliographie
- Bacqué, M.-H. et Biau, V. (dir.). 2010. Habitats alternatifs, des projets négociés, Paris : Plan urbanisme, construction et architecture (PUCA).
- Bonnin, P. (dir.). 1983. Habitats autogérés, Paris : Éditions Alternatives/Syros.
- D’Orazio, A. 2010. « Habiter autrement : de l’initiative à l’engagement », Territoires, n° 508, p. 24-27.