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L’air de la ville rend-il créatif ?

Quels rôles les créateurs jouent-ils vraiment dans la transformation des villes ? Partant d’une étude de cas sur des villes européennes et nord-américaines, l’ouvrage dirigé par Jean-Jacques Terrin analyse les enjeux économiques, politiques et sociaux des activités artistiques et culturelles.

Recensé : Jean-Jacques Terrin (dir.). 2012. La Ville des créateurs, Paris : Éditions Parenthèses.

Il est aujourd’hui difficile de parler de « ville créative » sans succomber aux battages médiatiques et politiques qui lui sont inévitablement associés. La notion de « ville créative » trouve principalement ses origines dans les travaux menés par le géographe urbain américain Richard Florida en 2002. Ceux-ci ont suscité – ce n’est qu’un doux euphémisme – un débat nourri au sein des communautés scientifiques mais également politiques au niveau international. Tantôt vénéré, tantôt diabolisé, l’auteur, qui s’est aujourd’hui mué en consultant en développement urbain, a largement participé à entretenir le buzz autour de sa thèse dite de la « classe créative ».

Attractivité des villes et classes créatives

Comment aller au-delà du battage médiatique et des initiatives hasardeuses liés à la notion de « ville créative » ? C’est la question que l’ouvrage dirigé par Jean-Jacques Terrin explore. Profitant de la plate-forme POPSU Europe, un projet européen d’observation des projets et des stratégies urbaines rassemblant des équipes pluridisciplinaire de chercheurs sur la thématique urbaine, ce livre offre un regard éclairé (géographie, aménagement du territoire, urbanisme, politique, économie, sociologie, gestion) sur la question très actuelle de la ville créative.

Sa problématique centrale questionne un postulat généralement accepté : la compétitivité des villes repose sur leur attractivité. Nouveaux emplois, nouveaux consommateurs, nouvelles richesses mènent à leur développement économique. De plus en plus, des politiques d’attractivité et de rayonnement sont conduites au sein des villes. Pour cela, les décideurs politiques sollicitent de manière croissante les mondes de la culture et des arts afin de les façonner. Pourquoi ? Parce que ces individus sont les porte-drapeau du secteur, considéré comme très dynamique, de l’économie créative. Néanmoins, si beaucoup postulent que celui-ci est un moteur de croissance pour l’économie locale, personne ne sait vraiment jusqu’à quel point il l’influence !

Ce biais politique bienveillant en faveur de l’économie créative impose des choix spécifiques au niveau de l’urbanisme et de l’aménagement des quartiers de la ville. Comme le précise à juste titre l’introduction de Jean-Jacques Terrin, la culture et les activités créatives ont désormais une importance accrue au sein des villes contemporaines : elles se sont dotées d’une organisation politique et administrative, largement diffusée en Europe et plus généralement dans les villes des sociétés occidentales, jusqu’à justifier les initiatives des décideurs locaux. L’économie créative influence, dicte et bouleverse parfois la forme des villes.

Dès lors, plutôt que de proposer une recension théorique et appliquée de ce que pourrait être la « ville créative », l’ouvrage évite cet écueil en s’intéressant aux « créateurs », ces individus vecteurs des activités créatives que les politiques urbaines courtisent et tentent d’attirer. Parmi les angles d’analyse possibles, l’ouvrage a judicieusement choisi de considérer les créateurs comme des vecteurs du lien social et des initiateurs de projets urbains. Par ce biais, un travail de qualité est mené afin de déterminer objectivement la portée des politiques municipales en faveur de l’économie créative et leurs conséquences sur la ville. L’ouvrage se penche surtout sur la question de leurs modes d’emploi : doivent-elles être issues d’une planification de la culture et de la sphère artistique, dont le but serait d’irriguer transversalement les secteurs de l’éducation, de la santé, du tourisme et de l’urbanisme ? Doivent-elles être des outils de marketing afin de stimuler le pouvoir d’attractivité de la ville ? Doivent-elles consister à pérenniser l’implantation des activités créatives afin de favoriser des échanges et des collaborations avec le tissu socio-économique local ?

Cette réflexion sur le rôle des activités créatives au sein de la cité fonde la pertinence de l’ouvrage : il offre une prise de recul sur les initiatives politiques basées sur l’influence des créateurs. À ce titre, il devrait permettre aux décideurs locaux, parmi d’autres parties prenantes, de prendre connaissance des effets vertueux mais surtout des conséquences systémiques inévitables liées à la stimulation de l’action des créateurs en tant qu’habitants, en tant qu’inventeurs de nouveaux modes d’habiter, en tant que révélateurs de nouveaux espaces urbains, et enfin en tant qu’acteurs de la ville.

Un tour des villes créatives

L’ouvrage analyse un ensemble de projets de villes fondés sur l’élaboration de politiques de développement en direction des créateurs. Ces analyses sont les fruits d’observation de dynamiques urbaines trouvant leur essence ou leur régénération sous l’impulsion d’activités créatives. Mais le choix des projets de villes étudiés ne doit rien au hasard : chacun montre comment, à des degrés différents, ces politiques ont transformé leur ville en fonction des ingrédients qui constituaient les politiques mises en œuvre, les conditions initiales, et surtout les modes d’action des acteurs. Comment s’entremêlent les initiatives top-down venues de la force décisionnaire publique locale et celles plus bottom-up issues de l’action des créateurs ?

Ainsi, sont décrites dans l’ouvrage les dynamiques urbaines de Berlin : la culture et les entreprises liées à ce domaine n’y sont pas envisagées comme des postes de dépenses mais comme des vecteurs de création de ressources avec chiffres d’affaires, bénéfices et emplois. Est aussi discuté le réaménagement de l’ancien fief métallurgique anglais de Birmingham à partir des activités créatives et d’équipements culturels. À Montpellier, les politiques en faveur des activités créatives jouent sur l’appropriation de l’espace par des habitants qui, traduisant l’héliocentrisme de la mobilité des français depuis une trentaine d’années, s’installent en masse chaque année dans la ville. La métropole lyonnaise recherche le rayonnement international via un parti pris pour l’ouverture aux nouvelles pratiques artistiques, pour le soutien financier à la production d’événements de dimension internationale comme les biennales, mais surtout pour l’intégration des créateurs au sein de l’ensemble des réflexions urbaines portant sur son espace public, du centre-ville aux quartiers moins huppés. Montréal intègre les créateurs à tous les niveaux du processus de planification et de conception urbaines afin de requalifier un quartier entier de son centre autour de leurs initiatives. Enfin, Lausanne a su tirer profit de la flexibilité de ses créateurs pour modeler son espace et son image, soutenue par un branding audacieux à visibilité internationale, donnant à la ville l’image d’une cité culturelle.

À partir de l’examen détaillé de ces projets de ville, l’ouvrage montre clairement que l’esthétique est au centre de la construction de nouvelles urbanités : le recours à l’événementiel, les politiques de branding, les actions invitant l’habitant à être touriste dans sa propre ville, jouent sur la symbolique de la ville, ses ambiances, l’expérience émotionnelle qu’elle permet de faire vivre. La ville devient un spectacle permanent, une vaste cour de récréation où on peut la voir se raconter, se décliner, se travestir, et parfois se réinventer.

L’exemple des politiques de développement local mises en œuvre à Nantes depuis les années 1990 est révélatrice de cette tendance à faire des politiques culturelles un ingrédient majeur de l’attractivité des villes. À Nantes, urbanisme et culture sont considérées comme formant un tout. « Les idées nouvelles ont besoin des anciens bâtiments » disait l’urbaniste américaine Jane Jacobs. Fraîchement déchus de leurs fonctions industrielles, les anciens chantiers navals sont magnifiés par la mise en réseau d’initiatives créatives individuelles et en projet, qui émanent directement du territoire, faisant de ce dernier un laboratoire d’expérimentation permanente. Un nouvel espace public émerge, largement salué par le public, pour lequel un pouvoir public local bienveillant œuvre à décloisonner les acteurs. D’une part, il crée des synergies dans le cadre de stratégies partagées, en proposant des loyers faibles, en aidant à la prise de risque, en élaborant des conventions d’occupations précaires visant à faire émerger des projets temporaires ou pérennes. D’autre part, les décideurs locaux ont bien compris l’intérêt de cultiver des marges de liberté pour la création en conservant des espaces indéterminés que les artistes peuvent continuer à s’approprier spontanément. Il en ressort la structuration d’un nouveau quartier, dont la porosité montre qu’il influence toute la ville en lui procurant une identité nouvelle et un fort rayonnement.

La classe créative victime de son propre succès

En conclusion, l’ouvrage soulève la question de la pertinence de la collaboration entre l’urbaniste et le créateur. Bien souvent, le créateur, revalorisant des espaces où le prix du foncier est bas, devient la victime du processus de gentrification qu’il a lui-même impulsé. Par ailleurs, cette collaboration au sein de politiques urbaines se réduit parfois à sa seule dimension économique, sous la forme d’un projet purement néolibéral. L’ouvrage ne perd donc pas son objectivité et n’invite pas le décideur local à succomber à une mode qui, au final, apparaît fort mal éclairée, car elle entraîne bien plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. D’une part, la nécessité de structurer une démarche qui prend de l’ampleur se confronte à des risques d’institutionnalisation et d’inertie incompatibles avec la liberté créative. Chloroformer les initiatives émergeant du territoire par une trop lourde action publique et une réappropriation constante des projets les plus prometteurs est un travers auquel les décideurs locaux, séduits et motivés par des pratiques passées ayant rencontré le succès, ont trop souvent tendance à succomber.

D’autre part, à qui profite ces politiques ? Aux artistes, qui sont largement impliqués dans le processus ? Aux industries créatives, mais on peut interroger la nature et le volume de valeur ajoutée qui en est dégagée ? Au public, même si on sait que la consommation de biens culturels et artistiques est surtout l’apanage de ses franges les plus éduquées ? On est en droit de se demander si les politiques de développement local fondées sur des dimensions artistiques et culturelles répondent aux vrais problèmes urbains que sont notamment la ségrégation, la gentrification, la violence ou si elles ne font que cohabiter avec celles-ci. Dès lors, l’utilisation massive d’argent public en destination de quelques franges déjà nanties de la population répond-elle à l’ensemble de la demande urbaine en termes d’intervention publique ? Puisque ces politiques sont censées œuvrer à la dynamisation économique du territoire, qu’en est-il des retombées ? Ces questions montrent que, en dépit d’une exploration pertinente de l’impact de telles politiques urbaines, de nombreux débats restent encore ouverts…

Néanmoins, cet ouvrage peut largement faire figure de référence francophone tant les lumières qu’il apporte sur la nébuleuse et turbulente notion de « ville créative » peuvent être précieuses pour le décideur local, l’aménageur, et l’urbaniste. Fort bien documenté, clairement écrit, et comprenant bon nombre de photographies illustrant au mieux le propos, il permet une prise de recul salutaire sur le rôle des « créateurs » dans la fabrique de la cité. Il invite ainsi les politiques urbaines à éviter d’en magnifier l’action potentiellement vertueuse et d’occulter leurs conséquences contre-productives.

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Pour citer cet article :

Sébastien Chantelot, « L’air de la ville rend-il créatif ? », Métropolitiques, 22 février 2013. URL : https://metropolitiques.eu/L-air-de-la-ville-rend-il-creatif.html

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