« Il est inévitable que le travail d’un architecte serve de point de départ à son enseignement » (p.3). C’est par ce présupposé qu’Herman Hertzberger, architecte néerlandais né en 1932, présente ses Leçons d’architecture. Il s’agit ici de la première traduction en français du livre publié en 1991, déjà disponible en de nombreuses langues. L’ouvrage, directement issu de ses cours professés à l’Université de Delft à partir des années 70, et très largement illustré par sa propre œuvre construite, est destiné à des étudiants en architecture, mais la simplicité du vocabulaire et des thèmes abordés, ainsi que l’abondante iconographie, en font en réalité un ouvrage de vulgarisation. Quelques architectes, et non des moindres, comme Viollet-le-Duc entre 1863 et 1872, Bruno Zevi en 1948 ou Steen Eiler Rasmussen en 1957, se sont autrefois lancés dans de telles publications avec l’ambition de toucher un large public. Si l’ouvrage d’Hertzberger est d’abord un témoignage historique sur les débats qui ont traversé la scène architecturale de la fin des années 70, il nous montre aussi à quel point ces derniers ont fait émerger des problématiques contemporaines.
Un structuralisme architectural, 1970-1980
L’architecte tente de synthétiser toutes les questions qui ont été au cœur de sa pratique professionnelle, principalement développée dans les années 70 et 80 : l’attention à l’usager, le seuil entre espace public et espace privé, et les dispositifs modulaires ouverts à de multiples aménagements. En ce sens, l’ouvrage est un morceau choisi de l’approche structuraliste qui a stimulé la production architecturale de ces années-là. À une période où Jean Piaget (1968) incluait dans le structuralisme toutes sortes de sciences, exactes ou humaines, l’architecture n’a pas échappé à ce paradigme théorique dans son désir d’articuler structures et usages. Pour les architectes, il s’agissait alors de concevoir l’édifice comme une accumulation d’unités semblables (ce que l’on appelait alors des « clusters »), permettant de s’agrandir au gré des évolutions futures. On a parlé à ce titre d’« architecture proliférante » en France, de « mat-building » dans le monde anglo-saxon, même si ces termes ont pu parfois recouvrir des significations différentes, voire contradictoires. L’approche structuraliste d’Hertzberger et sa volonté d’inscrire sa démarche dans l’histoire le poussent parfois à faire un usage abusif de certaines références. Ainsi, même si les arènes romaines antiques d’Arles ont bien accueilli la ville toute entière à l’époque médiévale, elles n’avaient cependant pas été imaginées à l’origine pour évoluer de la sorte. Par ailleurs, les exemples tirés de sa propre production comme l’ École Montessori à Delft (1960-1966) ou le Foyer pour personnes âgées à Amsterdam (1964-74) démontrent une attention particulière aux détails architecturaux les plus pointus, créant des espaces hyperspécialisés, contradictoires avec la liberté prétendument offerte à l’usager, et surtout avec l’idée de flexibilité spatiale qu’il revendique. Conscient de ces contradictions, Hertzberger affirme : « ce que l’on appelle flexibilité représente par conséquent l’ensemble des solutions inadaptées à un problème donné » (p.256). Il avoue d’ailleurs que certains de ses bâtiments ont été démolis plutôt qu’agrandis. Cette lucidité avec laquelle il regarde rétrospectivement son œuvre est assez originale pour être soulignée.
Des problématiques contemporaines ?
Il est frappant de voir qu’un texte, à ce point marqué par le contexte intellectuel dans lequel il a été écrit puisse à ce point résonner avec des problématiques contemporaines. Hertzberger a cherché à porter une extraordinaire attention au destinataire du bâtiment, jusqu’à parfois lui abandonner certaines de ses prérogatives de concepteur. Aujourd’hui des architectes semblent aller dans le même sens, comme Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal (Palais de Tokyo, Ecole d’architecture de Nantes), Nicolas Michelin (Théâtre de Quimper) ou Finn Geipel (Cité du Design à St-Étienne) ; ils proposent de vastes structures « capables », organisant les interprétations successives des différents usagers. On retrouve ici la distinction que fait Hertzberger entre la « structure – compétence », conçue par l’architecte, et le « remplissage – performance », ce qu’en fait l’utilisateur. Cette problématique se décline aussi à l’échelle de la ville, avec la présentation du fascinant projet urbain de l’architecte allemand Stefan Wewerka (né en 1928) pour un quartier d’habitations à Berlin en 1965, qui propose de longues barres parallèles avec des émergences hautes, ponctuelles et aléatoires (pp.197-200). Cette solution permet l’organisation d’une structure collective tout en autorisant l’expression des individualités, qu’elles soient issues des architectes concepteurs ou des habitants. C’est la même équation que Christian de Portzamparc tente de résoudre depuis le début des années quatre-vingt, et qu’il vient tout juste de mettre en œuvre à Paris pour le quartier Masséna. Finalement, pour Hertzberger, l’architecte « ne fournit qu’une structure de base qui n’acquiert sa véritable identité qu’à travers les interprétations qui en sont données » (p.199). Si les solutions formelles et constructives qu’il propose paraissent datées, notamment dans la perspective de bâtiments économes en énergie, son propos continue pourtant d’interroger la pratique contemporaine de l’architecture. Il annonce aussi au lecteur la responsabilité qui lui incombe en tant qu’utilisateur d’espaces.