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Bureaux vides : le télétravail a bon dos

À rebours des explications conjoncturelles sur la hausse soudaine de la vacance des bureaux en France, cet ouvrage révèle comment experts, investisseurs et indicateurs construisent un monde immobilier hors sol et déconnecté des usages urbains.

Recensé : Marine Duros, Immobilier hors sol. Comment la finance s’empare de nos villes, « Microcosmes », Paris, Raisons d’agir, 2025, 192 p.

Dans les métropoles françaises, les bureaux vides se multiplient. Cette vacance immobilière, souvent attribuée au télétravail ou à la conjoncture économique, cache en réalité des mécanismes bien plus profonds. Pourquoi continue-t-on à construire des immeubles de bureaux alors qu’une part croissante d’entre eux reste inoccupée ? Selon Les Échos [1], le stock de bureaux immédiatement disponibles en Île-de-France est, à fin décembre 2024, de 5,642 millions de mètres carrés, soit une hausse de 19 % en un an. Un chiffre à comparer aux 2,717 millions lors du dernier point bas fin 2019.

C’est à cette question que répond Marine Duros dans Immobilier hors sol. Comment la finance s’accapare nos villes, publié par les Éditions Raisons d’Agir en 2025. L’autrice propose une analyse pertinente de la financiarisation de l’immobilier urbain. Elle montre comment ces immeubles sont des produits d’investissement avant même d’être des lieux de travail, et en quoi cette approche déforme en profondeur la fabrique de la ville.

Le livre s’appuie sur une enquête sociologique menée dans le cadre d’une thèse, au sein d’un service d’expertise immobilière d’un grand acteur du marché. Cette position d’observation privilégiée permet à l’autrice de rendre compte avec une précision rare des logiques professionnelles, des indicateurs et des conventions qui organisent le marché de l’immobilier de bureau. Elle y décrit comment la valeur des actifs est construite, négociée, parfois manipulée, dans un univers où la circulation du capital prime sur les besoins réels en immobilier des entreprises.

En mettant au jour de manière très pédagogique et sourcée ces rouages souvent invisibles, l’ouvrage offre une lecture critique des transformations contemporaines de nos villes, dominées par des logiques financières de plus en plus déconnectées des besoins sociaux et des usages réels.

Déconstruire la promesse de l’immobilier comme « actif sûr »

Le livre revient d’abord sur le basculement opéré dans les années 1990, moment clé où l’immobilier en France cesse d’être conçu comme un bien patrimonial pour devenir un actif financier. Sous la pression des fonds étrangers, en particulier nord-américains, les acteurs traditionnels de l’immobilier français opèrent un changement de paradigme. Les immeubles de bureaux qui servaient à placer l’argent des banques et des assurances sur le long terme et à en récolter des loyers deviennent des actifs financiers. La logique patrimoniale, qui vise un rendement régulier et à long terme, est ainsi remplacée par une approche jugée plus « moderne ». Cette dernière cherche à rendre l’immobilier de bureaux plus liquide et donc plus adaptée à l’échange sur les marchés financiers. Pour cela, il importe de faciliter les transactions comme les renouvellements de baux et de se mettre d’accord sur des conventions normalisées de valorisation de ces biens. Cette approche permet notamment de miser sur la plus-value à la revente, qui est anticipée et ajoutée aux revenus locatifs pour déterminer la valeur de l’actif.

En effet, dans un contexte de crise immobilière du début des années 1990, les acteurs traditionnels français doivent assainir leurs comptes et se défaire – déjà – d’immeubles de bureaux vides. Le mouvement initial de résistance aux méthodes de valorisation de l’immobilier nord-américaines et aux acteurs les promouvant se transforme, à cette occasion, en une stratégie délibérée d’attraction de ces derniers. Se met alors en place une stratégie visant à affirmer la place financière française et attirer des capitaux dans l’immobilier francilien. Marine Duros montre comment cette transformation s’est faite avec le soutien actif de l’État, qui a facilité cette financiarisation par des réformes fiscales et la cession d’actifs publics. Cette coopération rapprochée entre des grands acteurs de marché et l’État, via le Trésor ou Bercy, est d’ailleurs une spécificité d’un certain capitalisme à la française, qui a permis aux acteurs nationaux de tirer leur épingle du jeu face aux grands fonds anglo-saxons, tout en s’ouvrant à leurs pratiques.

Marine Duros révèle cette logique à l’œuvre à travers l’analyse des véhicules d’investissement, comme les SIIC (Sociétés d’investissement immobilier cotées), qui cherchent la plus-value avant la stabilité. Elle mobilise les travaux du géographe David Harvey sur le « spatial fix » pour éclairer le rôle de l’immobilier dans l’absorption du capital excédentaire. La ville devient un outil de régulation temporaire des crises du capitalisme, qui vient y placer des capitaux dans une logique spéculative et au prix d’un détournement de ses fonctions premières. Ainsi, la vacance des bureaux n’est pas un accident, mais bien un symptôme du fonctionnement normal de ce système. Les immeubles de bureaux ne sont plus construits pour accueillir des entreprises, mais pour générer une rentabilité à court terme dans les portefeuilles d’acteurs financiers.

Fabriquer un marché : ignorance stratégique et conventions partagées

L’un des apports les plus originaux du livre est de montrer comment les marchés de bureaux sont construits à travers des pratiques d’évaluation, des discours partagés et des indicateurs opaques. Marine Duros parle de « fabrique de l’ignorance » : les chiffres diffusés (vacance, loyer facial, demande placée) sont souvent partiels, voire trompeurs, mais permettent de maintenir la fiction d’un marché dynamique.

Les experts immobiliers jouent un rôle central dans cette mise en scène. Souvent filiales des grands brokers, des agents immobiliers spécialisés dans l’immobilier tertiaire et payés en pourcentage de la valeur de ce dernier, leur expertise est biaisée. Comme le montre l’autrice, leur travail consiste moins à mesurer objectivement qu’à produire des valeurs crédibles, compatibles avec les intérêts des investisseurs. L’expertise devient un instrument d’équilibre narratif autant qu’un outil d’analyse. Les grands salons de l’immobilier, les études sectorielles et les réunions de place servent à consolider ce récit collectif.

Marine Duros montre ainsi que la valeur des actifs repose sur des conventions plus que sur des fondamentaux économiques. Cette construction sociale de la valeur est au cœur du fonctionnement du marché tertiaire, où tous les acteurs ont intérêt à entretenir la croyance dans une valorisation continue. Ils produisent donc des chiffres, publiés dans des études en libre accès, pour se faire collectivement croire en une hausse continue du marché ou, le cas échéant, une sortie rapide de la crise quand elle est trop importante pour être masquée par leurs artifices comptables.

Ce fonctionnement serait impossible dans le marché des biens de consommation, où les consommateurs souhaitent des prix bas et les producteurs des prix hauts, et n’ont donc pas les mêmes intérêts. À l’inverse, dans un marché financier, les principaux acteurs sont à la fois vendeurs et acheteurs. Ils ont tous intérêt à une hausse des valeurs. Pour crédibiliser cette vision, certains fonds d’investissement vont jusqu’à réaliser des « échanges » d’actifs, où le fonds A achète à un prix surcoté un immeuble au fonds B, qui lui-même va lui rendre la pareille sur un autre actif. La transaction, bien réelle, permet de rassurer les épargnants qui voient que les immeubles se vendent bien avec la plus-value annoncée par le fonds et que les prix hauts se maintiennent.

De la même manière, les modes de rémunération des agents immobiliers – en pourcentage des transactions – comme des gestionnaires de fonds – intéressés à la surperformance de leur fonds, mais peu pénalisés pour des pertes de valeur importantes, tout comme l’arrivée continue d’épargne à placer – amplifient la prise de risque et les mécanismes spéculatifs. Puisque ces derniers ne sont pas contrebalancés par une expertise indépendante ou une régulation étatique, la surproduction et la crise est donc inévitable.

La ville réversible : réponses apparentes à une crise structurelle

Face à l’ampleur de la vacance, la ville « réversible » est devenue un mot d’ordre. On promeut la reconversion des bureaux en logements comme solution souple et innovante. Mais Marine Duros interroge cette logique en montrant qu’elle constitue souvent une manière pour les investisseurs de préserver la valeur de leurs actifs, en les adaptant à des usages plus rentables. Cet argument original soutient que la réversibilité devient ainsi un outil au service de la financiarisation, non une réponse aux besoins urbains.

Plus encore, l’ouvrage souligne comment les coûts de la crise sont de plus en plus reportés sur la collectivité. L’État, via des incitations fiscales ou des aides à la transformation, préconisées par exemple dans le rapport Yché (2024), se trouve sollicité pour amortir les effets d’une suroffre générée par des logiques spéculatives. Ce mécanisme – socialisation des pertes après privatisation des profits – est au cœur de la critique développée dans le livre.

Duros montre enfin que cette crise alimente un nouveau cycle de production : logements gérés, coliving, résidences étudiantes, autant de « produits résidentiels » qui promettent des rendements proches de ceux du bureau, tout en évitant les contraintes du logement social ou locatif libre. Une mutation dans le programme, mais non dans les logiques.

Un livre indispensable pour éclairer les débats actuels

Immobilier hors sol se distingue par la qualité de son observation, la clarté de sa démonstration et l’importance des enjeux qu’il soulève. En s’appuyant sur une enquête fine menée au plus près des pratiques professionnelles, Marine Duros révèle comment un marché en apparence technique produit des effets urbains majeurs. C’est en cela un livre utile, pédagogique, et politiquement puissant, notamment sur le débat en cours sur la mutation des bureaux vides.

On pourra regretter l’absence d’une comparaison internationale, notamment avec les pays anglo-saxons où la financiarisation de l’immobilier semble encore plus poussée. Elle aurait permis de mieux faire ressortir les spécificités des arrangements entre pouvoirs publics et grands acteurs de marché en France. Mais ce choix d’un ancrage empirique fort, avec une approche au raz-du-terrain de la financiarisation de l’immobilier, fait aussi la force de cet ouvrage de moins de 200 pages, ponctués d’extraits d’entretiens particulièrement éclairants.

Il offre un contre-récit salutaire, qui éclaire les rouages d’un pouvoir discret mais structurant : celui de la finance sur nos villes. Alors que les politiques publiques peinent à sortir de cette logique, Immobilier hors sol invite à repenser radicalement les conditions de production urbaine.

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Pour citer cet article :

, « Bureaux vides : le télétravail a bon dos », Métropolitiques , 24 novembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Bureaux-vides-le-teletravail-a-bon-dos.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2228

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