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Débats

Les organismes de foncier solidaires : les limites de la démarchandisation

Les organismes de fonciers solidaires (OFS) permettent-ils de démarchandiser le logement ? Pierre Le Brun montre les limites de ce dispositif face aux logiques financières de la propriété privée du sol.

Créés en France par la loi Alur, les organismes de foncier solidaires (OFS) bénéficient d’une attention soutenue dans le monde du logement (Rey-Lefebvre 2024 ; Union sociale pour l’habitat 2024). Si l’expérience est encore trop neuve pour avoir permis une évaluation complète de ces dispositifs et de leurs effets sociaux et territoriaux, les OFS constituent une nouveauté indéniable dans la régulation française de la propriété immobilière.

Leur fonctionnement repose sur le principe de dissociation entre le foncier et le bâti (Le Rouzic 2019). Un OFS est une personne morale, à but non lucratif, qui acquiert des terrains afin d’y (faire) produire des logements. Le bâti est ensuite vendu à des particuliers tandis que le foncier reste la propriété de l’OFS, ce qui permet de réduire significativement le montant de l’acquisition pour les ménages. En contrepartie, ceux-ci s’acquittent auprès de l’OFS d’une redevance pour l’usage du sol. Ce type de transaction est encadré par une catégorie très particulière de contrat : le bail réel solidaire (BRS), créé en 2015 [1]. Le statut d’OFS est accordé par agrément préfectoral et est principalement attribué à trois catégories d’acteurs : des associations, des bailleurs sociaux (ou leurs filiales) et des organismes créés par les collectivités (notamment des EPFL). Ainsi, à la différence d’autres formes de dissociation entre le foncier et l’habitat, telles que le camping résidentiel (Lion 2024), l’OFS-BRS se caractérise par une forte implication des acteurs publics. En outre, contrairement aux Community Land Trusts étasuniens et britanniques dont ils s’inspirent, les OFS ne reposent pas sur une gouvernance communautaire, ce qui empêche de les considérer comme des « communs » au sens strict (Festa 2023).

Dans l’ensemble, les OFS sont souvent présentés comme une solution possible à la cherté croissante du logement dans les secteurs métropolitains. Cette solution repose sur leur capacité à proposer un régime de propriété commune du logement et du sol (Le Rouzic 2019), qui encadre notamment leur usage à des fins lucratives. Les BRS incluent en effet des clauses anti-spéculatives, qui limitent la plus-value que peut tirer un particulier de la revente d’un logement acquis dans le cadre de ce dispositif. Le BRS entrave donc la libre fixation des prix à la revente telle qu’elle s’observe sur les marchés classiques. Il semble donc, à première vue, que ce dispositif aille dans le sens d’une démarchandisation du logement. Cette expression renvoie au processus par lequel la production et l’attribution des logements sont rendues moins dépendantes de la distribution des revenus et des objectifs de réalisation de profit par les agents économiques (Harloe 1982). Il s’agit d’un enjeu important des études et des politiques urbaines depuis les années 1980 (Kholodilin et al. 2024).

Cet article entend apporter une contribution au débat sur les OFS en adoptant une approche critique. Il s’agit d’examiner dans quelle mesure les OFS peuvent être considérés comme des instruments de démarchandisation du logement. La démarchandisation du logement peut-elle être menée efficacement en l’absence de démarchandisation du foncier ? L’enjeu n’est pas de conclure à l’efficacité ou non du BRS (ce que seule une enquête empiriquement plus fournie pourrait faire) et encore moins d’appeler à son rejet. Il s’agit plutôt d’alimenter une discussion constructive sur un sujet encore mal connu pour identifier certains possibles points de vigilance d’un dispositif souvent érigé en modèle à suivre.

Les OFS : une démarchandisation du logement limitée

Le BRS, par son fonctionnement, est un dispositif de réduction de la spéculation immobilière. Le prix de revente des logements produits dans le cadre d’un BRS est en effet contraint (dans le cadre de l’article L255-5 du Code de la construction et de l’habitation), ce qui leur permet d’échapper en partie à l’influence des marchés immobiliers. Les clauses anti-spéculatives ne semblent toutefois pas suffisantes pour opérer une totale démarchandisation du logement.

Premièrement, dans le cadre même du BRS, le logement ne cesse pas réellement d’être une marchandise : il cesse uniquement (et ce n’est certes pas rien) d’être une marchandise spéculative. Dans le cas du BRS, les logements sont bien produits dans le but d’être vendus, certes en dessous du prix des logements neufs classiques grâce à la dissociation du foncier, mais toujours à un prix permettant à l’opérateur d’équilibrer son bilan d’opération, donc de réaliser un certain profit net et de rémunérer leurs créanciers (banques et investisseurs privés). Le BRS réalise donc moins une démarchandisation du logement qu’une « dé-financiarisation [2] » de celui-ci (Wijburg 2021). Il est en outre à noter que ce mouvement de dé-financiarisation est lui-même de moins en moins net : le décret du 17 juillet 2024 autorise la mise en location de logements acquis en BRS, et permet donc de les transformer en sources de revenus, donc en placements financiers.

Deuxièmement, la régulation des logiques de marché permise par le BRS n’est pas en soi suffisante à faire du logement un bien bon marché. Certes, les prix d’acquisition des logements en BRS (hors redevances donc) se situent très nettement en dessous des prix du marché : de 30 à 50 % selon la plateforme gouvernementale BoRiS, de 15 à 40 % selon Action Logement [3]. Les montants concrets méritent toutefois d’être rapportés à l’inflation immobilière de la dernière décennie. D’après les estimations proposées par la plateforme Meilleurs agents, les prix des appartements vendus à Paris en 2012 étaient d’environ 20 % inférieurs aux prix de ceux vendus en 2022, d’environ 30 % à Lyon et 35 % à Bordeaux. Pourtant, au tournant des années 2010, l’insuffisante abordabilité du logement était déjà un enjeu social documenté (Bugeja-Bloch 2013). La sélection des bénéficiaires du BRS est confiée aux OFS, et dépend donc de leurs stratégies, qui peuvent s’avérer plus ou moins favorables aux ménages exclus du marché immobilier classique [4]. Si le BRS réduit donc les possibilités de s’enrichir via la propriété immobilière, il n’abolit en revanche pas a priori la sélectivité sociale de son accès. Enfin, les redevances payées aux OFS ne sont pas toujours négligeables. Leur montant varie d’une commune à l’autre : de 15 euros par mois pour 100 mètres carrés à Rennes à 250 à Paris – soit tout de même 75 000 euros pour une période de vingt-cinq ans (Rey-Lefebvre 2024). Un défaut de paiement de la redevance est toutefois susceptible d’entraîner une résiliation du BRS (article L255-8 du Code de la construction et de l’habitation).

Troisièmement, les logements produits en BRS restent marginaux au regard du reste de la production, et a fortiori du parc total de logements, et ce en dépit de la multiplication des OFS depuis la loi Alur (150 OFS sont recensés par Foncier Solidaire France en décembre 2024). Au début des années 2020, le BRS aurait représenté une production annuelle d’environ 10 000 logements (Goudiard 2023), soit environ 7 % du volume de logements neufs commercialisés et 3 % du volume de logements mis en chantier, d’après les données du ministère chargé du Logement [5]. Or, le volume de logements mis en chantier représente lui-même environ 1 % des quelque 38 millions de logements recensés à l’échelle nationale par l’Insee. Le BRS est donc encore très loin d’un modèle résidentiel en mesure de remettre en cause le fonctionnement d’ensemble des marchés immobiliers.

Enfin, il convient de rappeler que les tentatives de démarchandisation du logement, en France, ne sont en soi pas une nouveauté. L’économie politique de l’État social prend ainsi la part des logements locatifs sociaux (LLS) dans le parc résidentiel comme l’indicateur de référence de la démarchandisation du logement (Kholodilin et al. 2024). Rassemblant 16 % du parc de logements occupés, le secteur social est donc appelé à rester pour encore longtemps le principal mode de soustraction du logement aux marchés. Toutefois, là où la constitution du parc social a largement bénéficié, des années 1950 aux années 1970, de l’intervention directe de l’État (Kamoun 2005), la mise en œuvre du BRS est d’emblée déléguée aux OFS, qui bénéficient pour ce faire des prêts Gaïa accordés par la Caisse des dépôts et consignations. Pour se diffuser, le BRS nécessite donc que les OFS parviennent à s’imposer sur les marchés fonciers. Ce mode de mise en œuvre n’est pas anodin et pose une seconde série de limites.

Peut-on démarchandiser le logement sans démarchandiser le sol ?

La mise en œuvre du BRS est confiée à des opérateurs, qui doivent pour cela composer avec le fonctionnement des marchés fonciers. Concrètement, la diffusion du BRS dépend de la capacité des OFS à s’imposer dans la concurrence pour l’accès à des terrains constructibles. Ce constat justifie de se demander si la démarchandisation du logement telle que menée par le BRS, c’est-à-dire sans remise en cause de la marchandisation du sol urbain, peut effectivement réussir son pari.

Le BRS, en effet, ne réalise pas de réelle démarchandisation du sol, et peut même contribuer à renforcer la spéculation foncière (Morel 2023). Dans le cas le plus classique, un programme en BRS passe par l’acquisition par l’OFS d’une part du foncier d’une opération produite par un opérateur (organisme HLM ou promoteur), part globalement proportionnelle à la proportion des logements de l’opération vendus en BRS. Concrètement donc, le prix du foncier dont s’acquittent les OFS prend comme référence celui consenti par les opérateurs pour l’achat de leurs terrains. Il se trouve ainsi connecté aux capacités d’enchères foncières des promoteurs, susceptibles par ailleurs de mettre en concurrence les OFS afin d’accroître leurs marges (Union sociale pour l’habitat 2024). Les OFS peuvent de cette façon alimenter la spéculation foncière (Portier 2022), ce qui distingue à nouveau le BRS des politiques de production massive de logements sociaux dans les années 1950, alors moins favorables aux propriétaires fonciers [6]. L’absence de remise en cause du fonctionnement des marchés fonciers est en outre susceptible d’introduire des inégalités entre les différentes catégories d’OFS en concurrence pour l’accès aux terrains. Tandis que les OFS de bailleurs sociaux financent l’achat du terrain principalement par la redevance des ménages, les OFS de collectivités peuvent plus facilement accéder à d’autres formes d’aides financières et, ce faisant, accéder à des terrains plus chers.

Les dynamiques des marchés fonciers pourraient également aboutir, en l’absence de nouvelles régulations, à des résultats inverses en termes de démarchandisation du logement. Elles peuvent en effet accentuer la relégation du secteur locatif social hors des marchés où le foncier est le plus cher [7]. En effet, le renforcement de la compétition sur les marchés fonciers contribue à écarter les bailleurs sociaux de la production en maîtrise d’ouvrage directe en raison de leurs capacités financières moindres à l’acquisition des terrains. Jusqu’ici, ce phénomène a été compensé par la diffusion de la « Véfa-HLM » (Gimat et Pollard 2016). Ce dispositif, dont l’acronyme signifie « vente en état futur d’achèvement à des organismes HLM », permet aux promoteurs de vendre une partie de leurs logements à des bailleurs sociaux à un prix défini localement par les collectivités. Au prix d’une délégation de la maîtrise d’ouvrage des LLS aux promoteurs, la Véfa-HLM a permis de satisfaire (ou, du moins, d’y tendre) les objectifs de la loi SRU dans les communes où les prix fonciers étaient prohibitifs pour les bailleurs sociaux. Or, précisément, la production de BRS permet théoriquement de s’acquitter des quotas imposés par l’article 55 de la loi SRU [8]. Concrètement donc, produire en BRS peut dispenser de produire du LLS en Véfa-HLM, tout en continuant d’empêcher les bailleurs sociaux d’accéder au foncier constructible afin de produire eux-mêmes. Le contrôle de la substitution du BRS aux LLS peut, dans l’état actuel de la régulation, être mené par les services déconcentrés de l’État, déjà chargés de l’évaluation du respect des objectifs SRU. Il revient aux recherches à venir d’éclairer, pour en valider ou non la pertinence, ce possible conflit entre parc locatif social et BRS, et de proposer des pistes pour des régulations plus systématiques en la matière.

Ainsi, si l’OFS présente bien des intérêts incontestables (notamment en permettant de nouvelles formes de maîtrise foncière par les collectivités), sa mise en œuvre pose certaines questions. Le projet d’une démarchandisation limitée et isolée du logement pourrait alimenter la compétition entre demandeurs sur le marché foncier (et donc nourrir la spéculation), et ainsi renforcer le reflux du parc social hors des secteurs où le besoin en logements abordables est le plus important. Les potentielles limites du modèle OFS-BRS sont ainsi, en partie au moins, à chercher dans l’autonomie laissée aux marchés fonciers, et dans sa dépendance plus ou moins directe à la promotion résidentielle privée (directement lorsque les promoteurs sont maîtres d’ouvrage, indirectement sinon par le jeu des enchères pour l’accès aux terrains). De ce point de vue, le modèle OFS-BRS, en dépit des nouveautés indéniables qu’il apporte, reste bien aux prises avec les deux grands problèmes historiques de la marchandise logement : la production de l’habitat populaire et la résolution de l’obstacle foncier (Topalov 1987). Sa capacité à y répondre pourra être soutenue par de nouvelles régulations du marché foncier aux échelles nationales comme locales.

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Pour citer cet article :

Pierre Le Brun, « Les organismes de foncier solidaires : les limites de la démarchandisation », Métropolitiques, 23 juin 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Les-organismes-de-foncier-solidaires-les-limites-de-la-demarchandisation.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2184

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