Depuis son invention par le gouvernement britannique, la catégorie des industries créatives a été largement reprise et commentée, donnant lieu à de multiples labels et classements. Ces industries créatives seraient celles qui « trouvent leur origine dans la créativité, la compétence et le talent individuels, et ont un potentiel pour créer de la richesse et des emplois à travers la génération et l’exploitation de la propriété intellectuelle » (Department for Culture, Media and Sport 2001, traduction de l’auteur). La construction politique de cette catégorie statistique, à la fin des années 1990, met en évidence le poids de ces secteurs dans l’économie britannique en transition postindustrielle, et permet de positionner le pays comme leader en la matière. Elle répond également aux attentes des industriels des secteurs de la nouvelle économie (internet, industries du logiciel). En effet, l’idiome « industrie créative » associe le prestige des activités artistiques et des industries culturelles (architecture, cinéma, édition, vidéo, audiovisuel, photographie, musique, spectacle vivant) tout en justifiant l’extension des règles de protection de la propriété intellectuelle à de nouveaux secteurs (publicité, design, mode, jeux vidéo, internet, logiciel) (Tremblay 2008). Reprenant la définition britannique, une récente étude montre que ces industries génèrent 6 % de l’emploi en Île-de-France, soit 363 000 emplois, dont la moitié exerce des métiers dits « créatifs » (Camors & Soulard 2010). La qualification de « créatif » pour désigner les travailleurs de ces industries participe à la valorisation symbolique de leur statut, par la mobilisation du prestige associé à l’artiste véhiculé par les médias (Heinich 2005 ; Neff, Wissinger & Zukin 2005). Or, cette image positive occulte l’organisation du travail au quotidien et ses effets. La réalité des milieux professionnels révèle la diffusion de la flexibilité et de la précarité comme modèle d’organisation du travail et d’ajustement au marché. En quoi les spécificités des industries créatives imposent-elles au travailleur de devenir entrepreneur ?
La précarisation du travail créatif
Face à l’incertitude du succès et de la rentabilité, les productions artistiques et créatives s’organisent par projet, associant diverses structures ou travailleurs indépendants par des liens contractuels. Si la logique de projet répond aux exigences et contraintes d’une production artistique (par exemple, une pièce de théâtre), son adoption pour d’autres productions répond davantage aux incertitudes du marché. Pourtant, l’organisation par projet, l’externalisation et la précarité n’ont pourtant pas toujours été la norme. Par exemple, les grands studios de cinéma, qui employaient de manière stable l’ensemble des personnels nécessaires à la production d’un film, ont été démantelés après-guerre en réaction au Paramount Decree [1] et à la concurrence de la télévision (Leriche & Scott 2008). Les logiques économiques du marché du cinéma ont conduit à la réorganisation de la filière.
Le corollaire de l’organisation par projet est l’individualisation et la précarisation croissantes qui se traduisent par un travail intermittent, et un revenu irrégulier et souvent faible. Par exemple, parmi les 363 000 travailleurs des industries créatives en Île-de-France, 11.5 % sont des travailleurs indépendants et 18 % ont un statut d’intermittent du spectacle. L’intermittence de l’activité s’ajoute à une faiblesse des revenus (Camors & Soulard 2010). Les travailleurs doivent s’adapter en multipliant les réseaux de relations, en développant des compétences spécialisées et recherchées, en s’investissant personnellement dans la recherche perpétuelle d’un nouvel engagement.
À la précarité s’ajoute une fragilisation des statuts professionnels, notamment par l’externalisation de l’activité à d’anciens salariés, devenus par la force des choses des travailleurs indépendants sous-traitants (Rambach & Rambach 2009). Les rapports entre donneur d’ordres et exécutant sortent du cadre légal du droit du travail pour s’inscrire dans des relations commerciales. Par cette organisation, le risque n’est plus assumé (seulement) par les entreprises (ou plutôt les maîtres d’ouvrage), mais aussi par les travailleurs devenus entrepreneurs de leur force de travail (Neff, Wissinger & Zukin 2005).
L’externalisation croissante des tâches engendre une individualisation du rapport au travail et à la production, ainsi qu’un plus grand isolement des travailleurs, qu’ils soient entrepreneurs individuels (freelance, auto-entrepreneur, libéral) ou salariés intermittents. La dissolution des collectifs de travail implique une dépolitisation de la sphère du travail, malgré les conséquences douloureuses et déstabilisatrices de cette réorganisation, tant pour les individus que pour les mondes professionnels (McRobbie 2002). L’individualisation du travail renforce la compétition entre travailleurs pour accéder à la commande et pousse à la concurrence par les coûts, en tirant les prix vers le bas, sans tenir compte des règles de rémunération horaire.
Or, l’incertitude des revenus, l’informalité des modes d’accès à la commande et la flexibilité du travail sont fortement discriminantes pour ceux dont les charges de familles obligent à une fiabilité des ressources (en particulier les parents isolés), ainsi que pour ceux qui ne bénéficient pas de réseaux professionnels forgés dans des écoles prestigieuses ou dans leur milieu social. La brièveté de certaines carrières s’explique non seulement par les effets de la pratique artistique sur l’usure du corps (danseurs, circassiens) ou des critères esthétiques discriminants (mannequins), mais aussi par les spécificités de cette organisation du travail. Les barrières à l’entrée dans la carrière sont d’autant plus infranchissables qu’elles sont invisibles (accès au travail par le bouche-à-oreille, non-publicité des offres, absence de régulation anti-discrimination). Alors que les discours sur la créativité valorisent l’expression de soi et véhiculent l’idée que les milieux créatifs seraient des espaces d’expression et d’épanouissement des minorités, ces secteurs reproduisent les schémas classiques de sélection sociale.
La mise en scène de soi comme compétence professionnelle
Cette organisation du travail tend à valoriser davantage la réputation et la renommée des projets ou du client que les compétences mobilisées (Neff, Wissinger & Zukin 2005). Dans une économie où la mise en scène de soi participe de l’engagement du travailleur dans son travail, où la validation des expériences s’ancre dans une logique de portefeuille plus que de valorisation des compétences, où l’accès à la commande passe par des réseaux interpersonnels, la participation à des événements professionnels, parfois festifs, affaiblit les frontières entre temps personnel et temps professionnel, entre temps de travail et temps de loisirs, tout en obligeant le travailleur à une mise en scène de soi permanente. Pour des individus aussi différents que les mannequins ou les travailleurs des nouveaux médias, la participation à des événements est un élément de la mise en scène de soi et de la construction de l’image de la profession. La vie privée des mannequins et comédiens est mise en spectacle comme une condition de leur carrière. Les médias véhiculent une image « cool » des travailleurs de l’internet (faisant la fête sur leur lieu de travail où ils viennent en skateboard) fort éloignés de l’image du fort en thème (ou geek) des années 1980 (Neff, Wissinger & Zukin 2005). Par ailleurs, dans ces secteurs, la consommation culturelle participe de la dynamique de production : la créativité et les idées nouvelles n’émergent pas comme une révélation, mais procèdent d’un processus d’incubation et d’incrémentation, puisant dans la connaissance du travail des concurrents ou d’autres mondes artistiques et créatifs de nouvelles inspirations.
Si le mythe de la bohème artiste, faisant de nécessité vertu, est intériorisé par les travailleurs créatifs, la précarité n’est pas consubstantielle à (l’expression de) la créativité. L’exemple de la réorganisation des studios de cinéma montre qu’une organisation intégrée de la production, proposant une certaine stabilité aux travailleurs, n’est pas en soi un obstacle à leur créativité. L’individualisation du travail et le passage à un régime entrepreneurial transforme les travailleurs en sous-traitants, bridant leur créativité et leur indépendance pour satisfaire les intérêts et exigences de leurs clients. La démultiplication des tâches, face à la nécessité de trouver sans cesse de nouveaux contrats, ne permet plus de réunir les conditions d’incubation de la créativité (temps, concurrence, émulation) (McRobbie 2002) [2].
L’émergence du précariat ?
Les milieux créatifs sont un « laboratoire de la flexibilité » (Menger 2002, p. 61), expérimentant des formes d’engagements professionnels en voie de généralisation (auto-emploi, rémunération sur droits d’auteur), caractérisées par une précarisation croissante, une forte incertitude sur les revenus et une individualisation des rapports au travail. Ces évolutions sont légitimées par les nouveaux discours managériaux qui exploitent les valeurs associées au travail artistique (comme l’imagination, la singularité, l’implication personnelle), progressivement transposées dans d’autres types d’activités productives (Boltanski & Chiapello 1999). Ainsi, le travailleur du futur ressemblerait aux représentations actuelles de l’artiste au travail : inventif, mobile, motivé, aux revenus incertains, en concurrence avec ses pairs, et à la trajectoire professionnelle précaire (Menger 2002). Le remplacement du salariat par des formes d’emplois atypiques dans de nombreux secteurs à forte valeur ajoutée tend à accréditer cette thèse d’une flexibilisation généralisée, sans qu’un régime assurantiel général ne sécurise cette nouvelle précarité.
Des mouvements sociaux actuels invitent à imaginer l’émergence d’une nouvelle coalition, rassemblée autour des conditions de précarité de ces « nouveaux créatifs » (insécurité et incertitude), développant une conscience de classe (conditions de travail et de vie dévalorisées) et se mobilisant dans des luttes d’un nouveau type. Ainsi, militants des luttes urbaines et actifs créatifs se rassemblent à Berlin et Hambourg pour s’opposer aux stratégies de développement économique instrumentalisant les milieux de la création (Novy & Colomb, à paraître). Les manifestations et occupations d’espaces publics des Indignés tout autour de la Méditerranée se rejoignent par leur refus de la précarité et de l’appauvrissement. Toutefois, comme le souligne A. Ross, la précarité et la flexibilité dissimulent des conditions d’acceptation de la situation fort différentes, selon les ressources mobilisables et les contraintes des individus, ce qui limite l’émergence d’un précariat comme classe sociale partageant un destin collectif (Ross 2008 ; Gill & Pratt 2008). Se pose alors la question de la prise en compte de cette précarisation dans la production de la ville. Quelle sera la place des précaires dans la ville de demain ?