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Terrains

Sous le pavé, les fleurs

Cédric Ansart et Emmanuel Boutefeu explorent une nouvelle manière d’aménager les trottoirs de nos villes par le développement de petits espaces végétalisés. Ils montrent ainsi que les fleurs de bitume transforment les lignes de partage entre les espaces public et privé de nos trottoirs.


Dossier : Nature(s) en ville

Depuis quelques années, des fleurs et des plantes grimpantes font irruption sur les trottoirs et les pieds d’immeubles. Ce fleurissement résulte d’opérations de reconquête des rues menées à l’initiative des riverains, de petits groupes de militants, d’artistes et plasticiens (Coloco 2012), ou des conseils de quartiers prônant le jardinage autogéré pour sensibiliser les habitants sur la place accordée au végétal en ville. Des jardins de rue sont ainsi labellisés, appelés « micro-implantations florales » à Lyon, « jardins linéaires » à Lille, « Embellissons nos murs » à Rennes, « Verdissez vos façades » à Strasbourg. Ces petits espaces verts modifient radicalement la physionomie des rues et génèrent des impacts insoupçonnés. Dès lors que les trottoirs s’ornent de jardins de devant, de cours sur rue, de retraits d’alignements végétalisés, les ambiances, les échelles et les usages de la rue sont profondément modifiés. Les pratiques des agents municipaux se sont aussi renouvelées.

Les plantes animent le trottoir. (cc) Emmanuel Boutefeu

La révolution verte des services techniques municipaux

Aujourd’hui, certains services gestionnaires explorent de nouvelles pistes de conception et d’entretien des espaces publics. Ces interventions se veulent une réponse pertinente face aux contraintes techniques et aux critiques récurrentes concernant la banalisation des espaces publics : d’une part, les espaces verts seraient trop standardisés et aseptisés ; d’autre part, les questions relatives à l’environnement, au bien-être et à la santé remettent en cause les modes d’entretien traditionnel. Ainsi, le simple désherbage des trottoirs s’avère un casse-tête (Menozzi et al. 2011). La moindre fissure au pied d’une façade, la plus petite anfractuosité d’un enrobé ouvrent la porte à des plantes opportunistes, aux espèces indésirables et aux fleurs sauvages. Plus de 240 espèces végétales sont, en effet, capables de coloniser les rues des villes et villages de France : les friches, les pieds d’arbres, les toits, les murs (Machon 2012). Cette flore spontanée trouve en ville le gîte et le couvert et profite de nos moyens de transport pour disperser leurs graines.

Pour beaucoup, ces herbes folles trahissent un défaut manifeste d’entretien pour lequel le désherbage chimique ne constitue plus une solution durable. Depuis le milieu des années 2000, l’essor de la gestion différenciée des espaces verts, conjuguée à des systèmes de management environnemental (certification ISO 14001), et à la montée en puissance des associations de défense du cadre de vie (Grenelle de l’environnement, plan Écophyto 2018) ont bouleversé la stratégie de désherbage des collectivités. C’est ainsi que des villes comme Rennes, Lyon, Lille, Versailles ou Paris ont décidé d’expérimenter le fleurissement des trottoirs et des pieds de murs. « Planter plutôt que désherber » et « remplacer des herbes subies par des plantes choisies » sont les nouveaux défis des gestionnaires de la voirie.

L’objectif est d’installer une végétation pérenne en lieu et place de surfaces minéralisées, afin de réduire la diffusion de polluants à la source et de diminuer les interventions humaines coûteuses et fastidieuses : l’arrachage manuel, le binage, le désherbage thermique. Beaucoup de villes ont mis en place une gestion « zéro phyto » de leurs espaces verts, même si quelques traitements spécifiques sont encore utilisés dans les serres municipales. Le témoignage de Cathy Biass-Morin (2011), directrice du service des espaces verts de la ville de Versailles résume cette nouvelle doctrine :

« Dès que nous apercevons une touffe de mauvaises herbes sur un pied de mur, au lieu de l’enlever ponctuellement, nous avons, au contraire, décidé de végétaliser l’ensemble de l’alignement de la rue, pour obtenir un effet paysager et une belle qualité de fleurissement tout du long. Au final, nous passons tout au plus trois fois par an, une à deux fois pour tailler les fleurs fanées et une pour désherber manuellement. »

D’autres services font preuve de pédagogie pour valoriser la biodiversité, mobilisant les riverains volontaires pour qu’ils installent et gèrent eux-mêmes une nature jardinée, horticole, sauvage ou champêtre dans leur rue.

De l’action militante au fleurissement participatif

« Jardiner les trottoirs pour mieux y intégrer la présence de l’herbe et faire d’elle une plante désirée plutôt qu’indésirable », telle est la devise de certains groupes d’habitants bénévoles revendiquant un fleurissement autogéré de leur quartier. À Lyon et Villeurbanne, des rues sont désormais couvertes de micro-implantations florales. Dès 2006, l’opération dite des « Petits Brins zurbains » est lancée par l’association Brin d’Guill’, librement inspirée des jardins communautaires de New York (Reynolds 2010). Les raisons de pratiquer cet activisme vert sont multiples : « on plante pour reconquérir la ville, favoriser les échanges et les rencontres, se nourrir, sinon par idéalisme ». Sur les conseils de Bernard Maret, technicien territorial auprès de la direction des espaces verts de la ville de Lyon, une première expérimentation a lieu dans les quartiers de Saint‑Just, de Montchat et de la Guillotière [1]. Dans des fosses de douze centimètres de large et de trois centimètres d’épaisseur creusées à la disqueuse, les riverains peuvent déposer aisément des godets garnis de plantes, créant ainsi une identité végétale. Depuis, ces travaux pionniers ont fait école. Aujourd’hui, la ville de Lyon met à disposition des habitants volontaires des fosses de plantation découpées dans l’enrobé le long des façades d’une rue, des pieds de palissade, des délaissés de voirie, et non sans avoir vérifié préalablement que la qualité du substrat et les réseaux enterrés sont compatibles avec le chevelu racinaire des fleurs de bitume. De plus, la ville de Lyon délivre des conseils, fournit des listes de plantes à privilégier selon la nature des sols, l’orientation des trottoirs (ombre, soleil), le port des plantes à l’âge adulte (grimpante, aromatique, vivace, annuelle, tapissante). Charge à chaque habitant d’acheter les plantes, d’échanger des boutures et de s’organiser pour les arroser et les entretenir.

Micro-implantations florales dans le quartier de la Guillotière à Lyon. (cc) Cédric Ansart

À Rennes, l’opération « Jardinons nos rues » permet également aux habitants de fleurir leur rue en végétalisant les façades, les trottoirs, les pieds d’arbres. Depuis 1999, une cinquantaine de réalisations font le bonheur des habitants et des passants. Devant le succès de cette initiative et le nombre croissant de demandes des Rennais, la ville propose aux jardiniers bénévoles de signer une convention de gestion des jardins de rue au titre de la « végétalisation du domaine routier communal ». Celle-ci est assortie de quelques règles élémentaires :

  • maintenir un passage libre sur trottoir d’au moins 1,40 mètre ;
  • ne pas utiliser de désherbant ou de produit chimique ;
  • n’apporter aucun engrais, ne pas choisir de plantes épineuses ;
  • ne pas planter au pied des poteaux et du mobilier urbain ;
  • ne pas recourir aux plantes grimpantes aux pieds des arbres ;
  • arroser les plantations, tailler régulièrement les végétaux, et ramasser les feuilles mortes et déchets verts afin de tenir le trottoir dans un état de propreté permanent.
Les riverains entretiennent eux-mêmes les jardins de trottoir. (cc) Cédric Ansart

Le fleurissement participatif permet aux habitants citoyens de s’approprier les espaces de proximité : jardiner leur pas de porte, parrainer des pieds d’arbres poussant près de chez eux. En faisant du domaine public de la voirie un espace privé communautaire, les jardins de rue forcent un nouveau champ de réflexion et d’expérimentation. Ces actions mobilisatrices redonnent des capacités d’actions collectives aux riverains, elles créent des formes de lien social entre voisins, changent notre regard sur les herbes folles qui poussent, çà et là, dans les fissures des trottoirs. Les fleurs de bitume interpellent les services techniques des villes chargés de la propreté et de la voirie qui doivent régler leurs divergences et coordonner leurs modes d’intervention sur le bon usage de la rue : son état de propreté, la place du végétal à intégrer en pleine terre vis-à-vis des emprises imperméabilisées, la proportion de trottoir à réserver aux piétons et aux vélos par rapport aux autres modes de déplacements motorisés. On le voit, les micro-implantations florales font bouger les lignes de partage des trottoirs, notamment dans les domaines du réglage entre l’espace public et privé, créant des ambiances et des aménités inattendues. Autant de questions qui montrent que les jardins de rue sont un enjeu stratégique aux multiples ramifications.

Bibliographie

  • Biass-Morin, C. 2011. « L’expérience versaillaise zéro phyto dans les cimetières », Les Rencontres de Natureparif, 23 mars.
  • Cachin, S. 2010. Je jardine ma ville. Échange avec Sylvie Ligny, Paris : Rue de l’Échiquier.
  • Coloco. 2012. Fertiles Mobiles, Paris : Tout Contre éditions.
  • Machon, N. 2012. Sauvages de ma rue : guide des plantes sauvages des villes de France, Paris : Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Le Passage.
  • Menozzi, M.-J., Marco, A. et Léonard, S. 2011. Les Plantes spontanées en ville. Écologie et sociologie, revue bibliographique de l’étude Acceptaflore, Angers : Plante & Cité.
  • Reynolds, R. 2010. La Guérilla jardinière, Gap : Éditions Yves Michel.

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  • Butor, M. et Delhoume, O. 2010. Jardins de rue au Japon, Genève : Éditions Notari.
  • Soulier, N. 2012. Reconquérir les rues. Exemples à travers le monde et pistes d’actions, Paris : Éditions Ulmer.

Pour citer cet article :

Cédric Ansart & Emmanuel Boutefeu, « Sous le pavé, les fleurs », Métropolitiques, 4 février 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Sous-le-pave-les-fleurs.html

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