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Reloger les pieds-noirs : l’État mobilisé

En 1962, la fin de la guerre d’Algérie provoque l’arrivée en métropole de 600 000 pieds-noirs. Pour les loger, l’État met en œuvre un programme d’une très grande ampleur, non sans conséquences sur le secteur de la construction, notamment de l’habitat social.


Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises


L’arrivée en France métropolitaine de 600 000 Français d’Algérie au cours de l’année 1962 vint aggraver la situation d’un marché du logement déjà saturé dans les principales villes et désormais fort déséquilibré là où les habitations existaient en nombre suffisant. Concentrés en milieu urbain, notamment en Île-de-France et dans les départements du Sud, les rapatriés d’Algérie, sans jamais s’installer dans les bidonvilles qui ceinturaient la plupart des villes (le gouvernement s’y opposait formellement), connurent les habitats les plus précaires : centres d’hébergement, locations insalubres, garnis et hôtels de préfecture, etc. [1] Toutefois, l’importante intervention de l’État pour organiser leur intégration à la société métropolitaine porta rapidement ses fruits : une politique publique de construction et la mobilisation, parfois autoritaire, des propriétaires privés, facilita leur relogement sans, toutefois, pénaliser le plan de construction et d’amélioration de l’habitat mené à l’intention des Français de métropole [2]. En déployant les capacités protectrices de l’État social, les gouvernements de Michel Debré et de Georges Pompidou ont fait de la question du relogement des Français rapatriés d’Algérie une courroie de transmission essentielle de la politique de retour à la paix civile de la société française, après huit années d’une guerre particulièrement délétère pour la cohésion nationale. Celle-ci eut un impact considérable sur le développement de la construction et notamment de logements sociaux.

Construire et attribuer des logements sociaux

Les premières mesures gouvernementales prises auprès des offices HLM pour qu’ils louent leurs logements à des rapatriés datent de 1957, année de l’arrivée des Français de Tunisie et du Maroc. Incitatives, elles n’eurent aucun effet concret. Le décret du 8 mars 1962, quant à lui, ne tergiversait plus : il imposait de louer aux rapatriés 10 % des logements mis en location par les offices HLM à partir du 1er janvier 1962 et donnait compétence aux préfets pour les attribuer. Conscient que cette mesure pouvait être la cause d’une concentration de rapatriés qu’il jugeait « nuisible », Pierre Sudreau, ministre de la Construction, recommandait que ces nouveaux locataires soient logés dans les mêmes immeubles que les métropolitains.

Cinq mois plus tard, l’ordonnance du 18 août 1962 accentuait encore la portée des réservations : dans les départements qui bénéficiaient d’un programme spécial de construction, 30 % des logements mis en location depuis le 1er août 1962 étaient désormais réservés aux rapatriés. En contrepartie, le gouvernement octroyait, avec le concours de la Caisse des dépôts et consignations, d’importantes aides à la construction dont des crédits aidés, à des taux égaux, sinon inférieurs, au taux d’inflation (de 3 % en 1961 et de 4,8 % en 1962 et 1963). Les bailleurs sociaux y trouvèrent une manne financière non négligeable et purent ainsi assurer la construction de parcs immobiliers importants.

Venant s’ajouter aux réservations des logements et au financement de constructions de nouveaux immeubles locatifs, un programme complémentaire de construction, à réserver aux seuls rapatriés, fut adopté le 1er septembre 1962 par le Premier ministre. Nommé « programme spécial rapatriés », il comprenait la construction de 35 000 logements HLM et de 5 000 logements économiques et familiaux (LOGECOS). Les « zones à urbaniser en priorité » (ZUP), définies en 1959, les ont notamment accueillis. La construction de nouveaux ensembles ne servit donc pas à répartir les rapatriés sur le territoire national, mais permit plutôt de les loger rapidement, là où ils avaient désormais leur emploi.

Ce contingentement de logements en faveur des rapatriés perdura jusqu’à l’arrêté du 9 juillet 1964. Les pourcentages de réservation de logements sociaux variaient dès lors, suivant les régions, entre 30 % et 5 % (ce taux était de 20 % en Île-de-France).

Promouvoir la location privée

Comme tous les logements susceptibles d’être loués étaient pris d’assaut par les rapatriés, le gouvernement déploya aussi son action auprès des propriétaires privés. Il proposait des subventions et des crédits aidés, pour permettre la remise en état de logements impropres à la location. En retour, ces derniers devaient être loués à des ménages ayant le statut juridique de rapatriés, pour une durée de cinq ou dix ans. Le préfet proposait aux propriétaires de choisir un locataire parmi trois ménages rapatriés et, si le bien rénové restait libre pendant trois mois sans que la préfecture ne propose de locataires, ceux-ci disposaient de leur bien à leur guise. Les prêts consentis pour une durée de cinq ans étaient eux aussi très avantageux : leur taux était inférieur à celui de l’inflation, ils n’étaient pas adossés à une hypothèque, et ils étaient remboursables par un tiers. Une importante subvention, dont le montant maximum était de 10 000 francs par logement et de 2 500 francs par pièce rendue habitable, était aussi proposée (rappelons que le SMIG – salaire minimum interprofessionnel garanti – était alors de 313 francs mensuels en 1962). Dans le cas d’un prêt accompagné d’une subvention, le propriétaire pouvait recevoir une aide maximale de 5 000 francs par logement et de 1 250 francs par pièce rendue habitable.

Le 21 mai 1963, le ministère des Rapatriés raccourcissait la procédure administrative pour l’octroi de ces aides, afin d’accélérer la mise à disposition de ces logements. Il faisait aussi de l’association Cotravaux un possible partenaire pour les propriétaires qui voulaient réaliser des réparations d’un montant supérieur à 10 000 francs. Cet organisme de cogestion, qui regroupait, le temps de vacances scolaires, de jeunes bénévoles sur des chantiers, avait à son actif 303 chantiers où plus de 6 500 « jeunes » avaient travaillé. Le 10 juillet 1963, le ministère étendit son action auprès d’« organismes charitables » en subventionnant des associations et des établissements, religieux ou non, capables de recevoir les rapatriés socialement isolés. Ces aides rencontrèrent un important succès : dans le seul département de la Seine, 1 500 appartements insalubres avaient ainsi été rénovés au cours de l’année 1962 [3].

Faciliter l’accès à la propriété

Le troisième volet de cette politique de relogement cherchait à faciliter l’accession à la propriété. Les rapatriés étaient alors considérés comme les titulaires d’un livret « épargne crédit », sans pour autant en avoir un auparavant en Algérie, et remplissaient donc d’office les conditions requises pour bénéficier des aides de l’État pour devenir propriétaires, alors réservées aux métropolitains. Le décret du 10 mars 1962 proposait ainsi des prêts bancaires susceptibles d’encourager l’achat de logements en vue d’être habités. Consentis par le Crédit commercial de France, ces prêts étaient particulièrement avantageux : avec un taux de 3 %, ils s’étalaient sur une durée de dix années et avait un différé d’amortissement de cinq ans.

Les opérations immobilières envisagées pouvaient concerner des maisons individuelles ou des appartements, ainsi que des logements soumis à la législation sur les HLM dans le cadre des opérations d’accession à la propriété. Il s’agissait de promouvoir le « logement aidé », alors en plein développement [4]. Le 3 août 1962, ces mesures furent étendues aux rapatriés arrivés en France après le 1er janvier 1960 et qui avaient acheté un bien sans aide de l’État. Elles devaient aussi permettre le rachat d’un crédit qui était déjà en cours. Enfin, pour ne pas favoriser uniquement les rapatriés au détriment des métropolitains, il fut décidé qu’un maximum de 30 000 dossiers de rapatriés serait traité chaque année. Une année après ces premières mesures, et pour répondre à l’augmentation des prix de vente des biens immobiliers qui suivit l’arrivée des rapatriés, que l’on constatait notamment à Paris et dans les départements du sud de la France, l’arrêté ministériel du 17 mai 1963 augmentait le plafond des crédits. Cet arrêté instituait aussi des sommes supplémentaires dites « suppléments géographiques », versées lorsque les rapatriés achetaient un bien immobilier dans un autre département que ceux du sud de la France. Il s’agissait de les inciter à s’installer là où la pression immobilière était moins forte et où la main-d’œuvre manquait. Cette dernière mesure incitative eut, cependant, peu d’effets, mais facilita l’accès au logement de ceux déjà présents dans ces départements.

Trois années plus tard, l’arrêté interministériel du 5 mai 1965 modifiait ces aides d’accession à la propriété : les rapatriés n’y avaient plus accès après cinq années de présence en métropole. Passé ce délai, l’État considérait que leur achat immobilier n’était plus du ressort de la solidarité nationale.

Réquisitionner des logements ?

La réquisition de logements vacants, jugée comme une attaque frontale à la propriété privée, fut pensée, dès l’origine, comme un mal obligé. La machine juridique fut donc lancée mais, sans surprise, la portée des lois resta volontairement limitée. L’ordonnance du 3 juillet 1962 créait une procédure préfectorale de « réquisition spéciale » de logements concernant les hôtels de préfecture et les pensions de famille. La circulaire du ministère de la Construction du 25 juillet 1962 allait, cependant, en minimiser l’application. Outre leur caractère « exceptionnel », ces réquisitions étaient, dans l’esprit du ministre, un simple moyen de faciliter la transition des ménages rapatriées afin de leur assurer un hébergement quand ils étaient déjà sur le point d’obtenir un logement, et que ce dernier n’était pas encore libéré de ses anciens occupants. Devant l’inefficacité de cette première mesure, l’ordonnance du 10 septembre 1962 affirmait de nouveau le principe de réquisition pour les rapatriés d’Algérie des logements vacants, mais aussi des maisons secondaires et des centres de vacances, et offrait en contrepartie une importante protection juridique aux propriétaires des logements. En échange de s’être vu « forcer la main », ces derniers étaient également exonérés d’impôt sur les loyers qu’ils allaient percevoir. Enfin, pour en atténuer le caractère autoritaire, le Parlement créait, avec la loi du 11 décembre 1962, des possibilités de conventions à l’amiable entre les propriétaires des biens susceptibles d’être réquisitionnés et les rapatriés, qui décidaient notamment du terme de la réquisition. La préfecture fixait l’indemnité d’occupation et les charges locatives et garantissait, en retour, le versement des loyers dus et la protection des biens contre d’éventuelles « dégradations abusives ».

Bien qu’étroitement encadrée, la situation des logements réquisitionnés ne fut pas aussi claire que prévue. Le ministre des Rapatriés, le 11 avril 1963, avait bien rappelé aux préfets qu’il fallait reloger en priorité les rapatriés qui vivaient dans des logements réquisitionnés, mais il était déjà prévisible qu’au 1er juin 1963, tous les logements ne seraient pas restitués à leurs propriétaires. Comme il était malaisé d’expulser des rapatriés pour les remplacer par des vacanciers, une subvention forfaitaire de maintien dans les lieux fut créée le 9 juillet 1963, afin de dédommager ceux qui n’avaient pu profiter de leur bien durant la saison estivale. Des ordonnances successives prolongèrent jusqu’à la fin de l’année 1965 ces réquisitions.

L’état de conservation des archives nationales ne permet pas de connaître le nombre de ménages rapatriés qui ont bénéficié de ces mesures de réquisition [5]. Nous pensons, cependant, qu’elles furent peu appliquées au regard du faible nombre de ménages qui, à Paris, ont pu bénéficier d’une convention à l’amiable avec un propriétaire (303).

On estime à une année et demie en moyenne le temps d’attente connu par les Français rapatriés d’Algérie pour retrouver un logement décent [6]. C’est-là, à notre sens, une des illustrations extrêmement convaincantes de l’intense mobilisation des pouvoirs publics pour la réintégration des Français rapatriés d’Algérie. Si certaines localités ont acquis, dans l’imaginaire français, le statut de « ville de rapatriés » (comme les « grands ensembles » de Sarcelles-Lochères ou de La Courneuve dans la banlieue parisienne), on oublie souvent que, dans la plupart des villes, on construisit des logements publics pour les Français de métropole, dont une part complémentaire, non négligeable, fut attribuée aux rapatriés d’Algérie. Le peuplement et la physionomie des villes en furent modifiés. En ce sens, la politique menée par l’État n’était pas d’opposer une catégorie de Français à une autre, mais de répondre aux situations sociales les plus conflictuelles par une active intervention publique. Les Français rapatriés d’Algérie connurent donc une rapide amélioration de leurs conditions de vie, ce qui ne fut pas le cas des familles de « harkis », exclues de ces contingentements, et encore moins des anciens « Français musulmans d’Algérie », devenus Algériens et placés en dehors de toute solidarité nationale française.

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Pour citer cet article :

Yann Scioldo-Zürcher, « Reloger les pieds-noirs : l’État mobilisé », Métropolitiques, 12 mars 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Reloger-les-pieds-noirs-l-Etat.html

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