Dès les années 1980, des travaux nord-américains ont mis en avant le rôle spécifique des populations homosexuelles, essentiellement masculines, dans la réhabilitation et la revalorisation des quartiers centraux de certaines métropoles nord-américaines (Castells et Murphy 1982 ; Knopp et Lauria 1985). Ces travaux ont eu relativement peu d’échos en France et l’implication des gays dans les processus de gentrification n’a visiblement pas beaucoup intéressé les sociologues et les géographes français pendant longtemps. Depuis quelques années, la donne a quelque peu changé et les questions de genre et de sexe sont apparues plus visibles dans les sciences sociales françaises, notamment chez les géographes français et les sociologues de la ville (Blidon 2008 ; Leroy 2009). Une recherche [1] sur le rôle des gays dans la gentrification de deux quartiers aux profils différents mais néanmoins comparables, le quartier du Marais à Paris et le quartier du Village à Montréal, a été entreprise dans ce contexte. Depuis une trentaine d’années déjà, ces deux secteurs sont devenus des « quartiers gays » en même temps que leur profil sociologique se transformait dans le cas du Village et continuait à évoluer dans le cas du Marais. Les questions de départ étaient relativement simples à formuler mais néanmoins complexes à traiter : les gays sont-ils des acteurs spécifiques de ces mutations du centre-ville ? Pourquoi l’investissement d’un espace par les gays accompagne-t-il souvent des dynamiques de gentrification ? Sur quoi repose cette curieuse corrélation ? Quels en ont été les ressorts sociologiques depuis la fin des années 1970 ?
La promotion du quartier par les gays : nouvelles pratiques et nouvelles valeurs
Il s’agit d’abord de décrire et d’analyser la singularité d’un processus de gaytrification, c’est-à-dire de gentrification impliquant spécifiquement les gays. Le rôle des commerces gays dans la réanimation du quartier et l’évolution des modes de vie de ses habitants y apparaît important. À partir des années 1990, le commerce gay évolue vers de nouveaux services et de nouvelles pratiques de consommation qui rencontrent étroitement les modes de vie, les goûts et les habitudes de consommation des gentrifieurs dans leur ensemble (Giraud 2008 ; Lehman-Frisch 2002). Le commerce gay n’est plus seulement tourné vers les établissements nocturnes et exclusivement gays (discothèques, bars). S’y ajoutent progressivement des services plus quotidiens et plus diversifiés (pharmacie, boulangerie, agences immobilières) et des commerces misant sur des besoins différents (librairie, décoration, salons de coiffure ou d’esthétique, par exemple). Les pratiques de consommation associées valorisent alors la culture, l’aménagement intérieur, l’entretien et les soins du corps, l’alimentation raffinée, par exemple, et voient converger certains goûts typiques des gentrifieurs du centre-ville et certaines « tendances » gays en matière de consommation. L’étude de la presse gay spécialisée montre aussi que les deux quartiers sont l’objet d’une valorisation intense qui mobilise des termes et des images tout à fait proches des discours des gentrifieurs à l’égard de la ville (Authier 2008). Dans les années 1980, l’image du Village se construit sur un attachement au passé populaire et ouvrier du quartier et se nourrit d’images à la fois conviviales et contestataires. Dans le Marais, si le quartier n’est déjà plus statistiquement et objectivement un quartier populaire, les images du populaire sont également mobilisées dans les années 1980, et s’y ajoutent des attributs culturels et patrimoniaux célébrant un bâti en cours de réhabilitation. Les années 1990 célèbrent surtout la mode, l’alternative, le caractère « branché » et festif des deux quartiers, en valorisant des modes de vie tournés vers les sorties, la culture et l’innovation urbaine. Par leur présence commerciale et leur rôle dans la construction des images du quartier, les gays participent activement à la gentrification locale.
« Gaytrification » et choix résidentiel
Les dimensions proprement résidentielles du processus de gaytrification sont aussi à souligner. Elles montrent notamment que, dans le cas de Paris, le Marais et les secteurs qui l’entourent ont constitué des localisations résidentielles privilégiées par certaines catégories gays, surtout dans les années 1990. Il s’agit essentiellement d’individus nés dans les années 1960 et ayant des positions sociales de classes moyennes et supérieures. L’étude des choix résidentiels d’un échantillon de gays parisiens montre que la géographie résidentielle homosexuelle est bel et bien spécifique et qu’elle s’oriente principalement vers les quartiers centraux de Paris d’une part, puis progressivement vers certains secteurs de la rive droite et de l’est de Paris. Le Marais y occupe une place importante mais non hégémonique : le profil sociologique des secteurs privilégiés semble, davantage que la localisation du quartier gay, expliquer cette géographie résidentielle homosexuelle. Concrètement, c’est surtout les quartiers centraux, les quartiers où sont massivement installés les professions intellectuelles et culturelles [2] et les quartiers en cours de gentrification qui attirent les gays parisiens, davantage que la concentration commerciale et le statut symbolique du quartier gay en tant que tel [3].
L’enquête prolonge l’analyse des liens entre gentrification et homosexualité à une échelle microsociologique, celle des parcours et des modes de vie des gays venus habiter dans le Marais et le Village depuis la fin des années 1970 [4]. Les pratiques du logement permettent de comprendre en quoi ils peuvent être des gentrifieurs au quotidien et montre que les spécificités des agendas familiaux et résidentiels des gays contribuent à transformer le stock de logement et affecter les évolutions du bâti. Cette capacité est d’autant plus forte et durable que les gays interrogés sont propriétaires : c’est le cas de plusieurs enquêtés, arrivés tôt dans le quartier, ou plus récemment, mais avec des moyens financiers très élevés cette fois-ci. Pour ces habitants gays, vivre seul et/ou sans enfant amène à effectuer des aménagements et des travaux singuliers produisant des logements peu adaptés à une vie de famille avec enfants, de grands espaces communs et un nombre de chambres réduit. Or, vivre seul et/ou sans enfants est plus probable lorsque l’on est gay et le lien entre modes de vie homosexuels et gentrification peut ici apparaître à une échelle très fine, celle du ménage et du chez soi. De même, l’absence d’enfants et le célibat semblent clairement favoriser chez ces enquêtés ce que certains d’entre eux appellent une « culture du dehors » passant par le fort investissement des sorties dans le quartier, des repas pris à l’extérieur de chez soi, des sorties nocturnes, y compris en semaine, dans le quartier et de façon non planifiée. Or, ces sorties et ces modes de vie ne sont pas nécessairement tournés vers des commerces et des lieux gays : certains les privilégient, d’autres beaucoup moins. Là encore, les enquêtés sont certes gays, mais aussi et surtout de jeunes hommes actifs composant des ménages de petite taille et disposant de revenus importants qui ne se distribuent pas tout à fait comme ceux d’autres ménages aux propriétés sociales équivalentes.
Enfin, l’étude des relations de voisinage montre que la sociabilité de quartier n’est pas tant orientée par un entre-soi homosexuel que par une homogamie sociale plus traditionnelle. Les enquêtés voisinent avec des ménages qui leur ressemblent sans être nécessairement des gays. Il s’agit souvent d’autres gentrifieurs, de jeunes couples sans enfants, de célibataires et de professions intellectuelles (design, médias, culture). L’investissement dans de telles sociabilités renvoie ainsi à la capacité socialement construite des voisins à apprécier la présence des gays dans l’immeuble ou le quartier. En ce sens, l’environnement gentrifié du quartier facilite aussi, en retour, l’installation de certains ménages gays (Giraud 2011).
De Paris à Montréal, une évolution différenciée
Ces quelques résultats ne doivent cependant pas masquer la diversité des populations rencontrées dans l’enquête : si elles apparaissent parfois sociologiquement proches, le détail des parcours et des entretiens montre que les enquêtés ont connu des trajectoires biographiques, sociales et résidentielles diversifiées. Les écarts générationnels, les différences d’origine sociale et les manières variées de vivre sa propre homosexualité ont des effets notoires sur les rapports au quartier. Par conséquent, tous les gays ayant vécu dans le Marais ou le Village n’ont pas tous participé aussi activement, intensément et durablement aux transformations locales. L’analyse comparative offre également deux configurations distinctes de part et d’autre de l’Atlantique. D’un côté, on a pu dégager un « modèle parisien » dans lequel une gentrification ancienne, précoce et intense a été accompagnée par les gays, qui n’y apparaissent pas vraiment comme des pionniers. Parallèlement, le quartier gay de Paris ressemble peu au modèle communautaire nord-américain, la présence gay dans le Marais s’est plutôt fondue dans un espace fortement concurrencé et son emprise spatiale est limitée à quelques rues du 4e arrondissement. Si certaines rues ou terrasses s’affichent clairement comme gays, le quartier n’a pas été gentrifié uniquement par les gays, qui l’ont investi alors que le processus était déjà en cours depuis les années 1960.
À Montréal, la gentrification du quartier Centre-Sud a été plus tardive et a surtout pris une forme très différente, celle d’une gentrification « marginale » (Germain et Rose 2000). Elle a produit un paysage sociologique et culturel plus mixte et plus diversifié que dans le Marais. Surtout, cette forme de gentrification a davantage été portée par les gays, ici pionniers et acteurs essentiels du renouveau urbain. Dès le début des années 1980, la « naissance » du Village inaugure des formes de présence gay nettement plus affirmées, institutionnalisées et communautaires, que le contexte montréalais et québécois explique en partie. Le zonage urbain est nettement plus prononcé à Montréal qu’à Paris et l’idée de communauté apparaît moins dévalorisée dans la société québécoise. Loin des débats français sur les dangers du “communautarisme”, la “communauté” est d’abord perçue ici comme une ressource sociale fournissant aide, relations et services en fonction de ses propres besoins. Ces variations contextuelles peuvent être résumées schématiquement : le Marais est sans doute d’abord un quartier gentrifié avant d’être gay, le Village est plus clairement gay que gentrifié. La comparaison conduite ici rappelle la diversité des inscriptions spatiales de l’homosexualité en milieu urbain à travers le cas des quartiers gays. Il convient de prolonger les réflexions sur cette diversité, en particulier dans d’autres types d’espaces (périurbains et ruraux, notamment) et au sujet d’autres populations homosexuelles, notamment les populations lesbiennes, peu étudiées, aujourd’hui encore, par la sociologie française.