Le projet de réaménagement/réduction du parc Gezi dans le centre touristique et consommateur de l’arrondissement de Beyoğlu à Istanbul doit être pris comme l’indice d’une politique urbaine plus générale qui affecte l’ensemble d’Istanbul et de la Turquie. Il doit être analysé à divers aunes et échelles. Il a aussi valeur métonymique, puisqu’il est indissociable d’autres projets sensibles, très proches, voire contigus. Il résume à la fois un esprit, une méthode et sans doute un projet d’ingénierie sociale et politique.
Un urbanisme à l’échelle d’une métropole internationale du « monde musulman »
Le projet de Gezi s’inscrit en premier lieu dans le contexte de la politique de transformation urbaine initiée en mars 2004 par le Parti de la justice et du développement (AKP) et relancée sous le signe et l’alibi de la lutte contre le risque sismique en mai 2012. Cette politique ambitieuse – elle a, entre autres, pour objectif de renouveler la moitié du parc de bâtiments de la métropole d’ici vingt ans – vise à rendre Istanbul plus présentable et attractive. Elle est un des fondements du projet de promotion d’Istanbul sur le marché international de l’immobilier résidentiel et commercial, de la finance (un « Centre financier international » est en construction dans un nouvel arrondissement de la rive anatolienne) et du tourisme. Le tourisme international désormais imaginé et convoité n’est plus (seulement) un tourisme culturel européen ; c’est un tourisme à la fois plus consommateur et « religieux », qui cible les classes moyennes et supérieures musulmanes du monde entier. Par la transformation urbaine, un vaste marché s’ouvre à l’adresse d’entreprises nationales et internationales appelées à investir à Istanbul. Cette politique participe de la recomposition du capital à l’œuvre en Turquie, les marchés publics bénéficiant à des groupes émergents, piliers de l’AKP, comme Torunlar (qui a édifié Sapphire, la plus haute tour d’Istanbul – 263 mètres – dans le centre des affaires de Levent) ou Ağaoğlu (qui joue sur la référence ottomane pour ses projets immobiliers ciblant les investisseurs du Golfe arabique).
Dans ce contexte, le marché immobilier d’Istanbul est en ébullition depuis 2002. Les perspectives de réalisation de plus-values et de rentes sont importantes et les prix du foncier, comme ceux de l’immobilier résidentiel, commercial ou de bureaux continuent à augmenter. Le processus semble devoir continuer jusqu’à saturation et alignement sur les prix des grandes métropoles mondiales. La raréfaction des terrains urbanisables semble rendre encore plus urgente la production de terrains par transformation urbaine (ce que l’on entend en France par rénovation) et encore plus forte la pression sur les quelques espaces verts résiduels. Il s’agit aussi de mettre Istanbul aux normes internationales pour que la métropole prenne la place « normale » qui lui revient compte tenu de sa taille, de sa situation et de l’émergence économique de la Turquie. La prétendue normalisation en cours se traduit aussi par un repositionnement hiérarchique des groupes sociaux en fonction des aménités offertes, qu’elles soient environnementales ou historiques. En d’autres mots, la transformation urbaine vise à ce que chaque segment social et chaque fonction trouvent la place qui lui revient dans un univers urbain réordonné, clarifié et standardisé.
Une réécriture du paysage urbain
Le but des politiques urbaines actuelles est aussi de réécrire l’histoire urbaine, d’ajouter à la ville déjà complexe une nouvelle couche de sens. C’est pourquoi la diffusion d’un discours de légitimation qui bouleverse les récits républicains est requise. En projetant de reconstruire une caserne – édifiée au début du xixe, puis détruite en 1940, pour aménager le fameux parc urbain sur les plans de l’architecte urbaniste français Henri Prost –, l’intention est de modifier les équilibres de l’économie symbolique du lieu au profit de la référence ottomane. Cette modification va de pair avec la destruction/reconstruction du Centre culturel Atatürk (ou AKM, inauguré en 1969 et érigé en monument intouchable par une certaine élite culturelle républicaine) et avec l’édification d’une grande mosquée, actuellement en chantier en contrebas de l’hôtel Marmara, premier hôtel de la place (achevé en 1975).
Début juin 2013, plus de 200 demandes d’autorisation de reconstruction de bâtiments ayant existé à l’époque ottomane ont été déposées dans le seul département d’Istanbul. C’est dire l’intensité de cette réécriture physique de l’histoire urbaine qui aboutit à conférer un autre sens aux lieux, pour alimenter de nouvelles pratiques. À quelques centaines de mètres de Taksim, le projet de rénovation de Tarlabaşı – neuf îlots ont été rasés fin 2012, la population en majorité non propriétaire expulsée et le parcellaire radicalement recomposé – fait le lien entre transformation urbaine et révisionnisme historique.
Un urbanisme aux mains du pouvoir central
Cette politique de transformation, matrice de toutes les initiatives et de tous les projets actuels sur la scène urbaine, est une expression flagrante de la recentralisation des politiques urbaines en Turquie. En effet, la transformation est conduite par le centre politique, pour les intérêts de celui-ci, en court-circuitant les mécanismes locaux de prise de décision et de contrôle. L’absence criante du maire de l’arrondissement, et même du maire de la métropole, dans tous les débats et toutes les négociations depuis le début du mois de mai 2013, est un signe de cette inconsistance du niveau local de décision. Il en va de même de tous les grands projets d’infrastructure de transport destinés à construire (ou renforcer) la centralité mondiale d’Istanbul. Tunnel ferré sous le Bosphore et la vieille ville (projet Marmaray, promis pour fin octobre 2013 ?), tunnel routier sous le Bosphore pour 2015 (Avrasya Tüneli), troisième pont autoroutier (associé à du ferré ?) sur le Bosphore (fondations inaugurées le 29 mai 2013) ou troisième aéroport international promis pour 2019 : tout cela relève d’une raison supérieure qui échappe au local.
À l’évidence, les mécanismes de participation citoyenne formellement mis en place par les nouvelles lois sur les municipalités « normales » et « métropolitaines », adoptées en 2004 et 2005, ne fonctionnent pas. La manipulation du champ des « organisations de la société civile » par le pouvoir actuel a pour conséquence d’annihiler le pouvoir des associations et organisations professionnelles qui sont des contrepoids de plus en plus marginalisés.
Un environnement corvéable à merci
L’affaire Gezi signe aussi la réduction de l’environnement à un paysage sectorisé selon des divisions techniques – eau, végétal, air –, et marchandisé. Dans les politiques urbaines, l’environnement n’est jamais considéré comme un système territorialisé, ni comme un bien public non aliénable, produit d’une histoire à respecter et de formes d’appropriations sociales échappant à la raison économique et politique dominante. Tout semble interchangeable et reproductible, comme les arbres de Gezi que l’on prétend pouvoir arracher, déplacer et remplacer sans gêne. Les autorités municipales pensent que planter quelques parterres de fleurs suffit à faire un environnement, alors qu’elles ne tiennent compte ni de la durabilité de ces fleurs, ni des interactions futures avec d’autres composantes.
Dans le mode actuel de fabrique de la ville, la nature se reproduit et se parodie aisément, par morceaux disjoints. Comme l’histoire, elle n’a de place que strictement domestiquée et rapportée à des donations de sens et des usages contrôlés. Après la reprise policière de Gezi, dimanche 16 juin, du gazon en plaques (éphémère) a été frénétiquement posé pour maquiller les plaies… et sauver momentanément les apparences.
Un ordre public dépolitisé et moralisé
Le projet de Gezi relève aussi d’une volonté d’imposer ou de suggérer d’autres usages des lieux publics, en remoralisant ces derniers et en les replaçant dans un ordre de normes plus « nationales », conservatrices et consommatrices. La piétonnisation de la place Taksim – projet connexe à celui de la reconstruction de la caserne – s’inscrit dans cette perspective puisqu’il s’agit plus de la soustraire aux usages politiques que de la libérer de la tyrannie automobile. Faire une « vraie place » – selon les objectifs annoncés –, c’est aseptiser et surtout interdire les appropriations jugées déviantes et dérangeantes pour l’économie urbaine et morale dominante. Parmi ces formes indésirables figurent au premier rang les manifestations syndicales et politiques contestatrices, à l’instar de celles du 1er mai (suite aux massacres du 1er mai 1977, la place est interdite aux manifestations de masse depuis le 1er mai 1978). L’interdiction faite aux manifestants d’accéder à Taksim le 1er mai 2013, suivie de l’annonce officielle et comminatoire que Taksim ne pourrait plus à l’avenir accueillir des manifestations, est venue couronner cette évolution.
Plus qu’une « dépolitisation » des territoires, même si le ré-ordonnancement en cours sert, bien sûr, des objectifs partisans, l’entreprise se veut aussi une remoralisation des comportements. Beyoğlu et surtout Taksim, dans l’imaginaire conservateur et nationaliste turc, restent des lieux de perdition et d’effacement des valeurs nationales, qui répulsent et fascinent. La caserne ottomane devrait donc permettre de reprendre des positions dans un contexte suspect. Qu’il s’agisse de consommation d’alcool ou de rapports entre les sexes, le projet à Gezi est clair : remettre les lieux et leurs usages dans un ordre conservateur, qui assigne à chacun un rôle précis et immuable, et magnifie la famille comme socle sacré de toute vie sociale. Dans cette perspective, le garant du nouvel ordre urbain moral que l’on voudrait voir triompher est une pratique religieuse normée, dûment contrôlée par une « Direction des affaires religieuses » liée au Premier ministre.
Enfin, cette volonté de moralisation va de pair avec une standardisation de la ville. Elle s’accompagne d’une segmentation pragmatique des territoires de consommation, entre des territoires politiquement corrects offerts au nouveau tourisme international et aux nouvelles classes moyennes conservatrices et consommatrices, et des territoires contrôlés de la déviance ou de la gratuité, immédiatement adjacents. Ils se concentrent dans quelques petites rues perpendiculaires et quelques hôtels réservés aux touristes ancienne manière et aux populations jugées perdues pour le vaste processus de rédemption de la Turquie engagé par l’AKP.
L’affaire du parc Gezi renvoie donc à tous les niveaux de la politique urbaine, du plus commun et partagé avec les grandes métropoles internationales au plus ancré dans une histoire politique et des configurations sociales singulièrement cristallisées en Turquie.