La planification urbaine a pour but de concevoir l’avenir de la ville, de la développer, et de fournir les moyens légaux comme politiques d’appliquer les mesures idoines. Elle se fixe pour objectif la construction des espaces, ainsi que l’inscription des normes collectives, des institutions et des imaginaires dans des environnements physiques. Idéalement, ces constructions ne devraient être que l’aboutissement légitime de processus démocratiques. Cependant, implicitement, elles reflètent aussi des idéologies de genre (entendu comme la différenciation et la hiérarchisation entre hommes et femmes). En Allemagne, des spécialistes féministes de l’urbanisme critiquent depuis les années 1970 les structures spatiales fordistes, incompatibles avec le quotidien et les besoins de la plupart des femmes : la séparation des fonctions urbaines de production et de reproduction (entreprises dans les centres-villes et les zones industrielles, logements dans les banlieues) a compliqué la tâche des femmes et des mères désireuses de concilier ces aspects de leur vie. En réaction, elles ont développé des modèles d’urbanisme visant à adapter le milieu citadin. Avec l’introduction en Europe, en 1999, du gender mainstreaming, qui « prône l’incorporation systématique des questions du genre dans toutes les institutions et politiques gouvernementales » (Pollack et Hafner-Burton 2000, p. 434), « la planification urbaine genrée » est devenue un nouveau champ d’action. Fondée sur l’héritage de la critique urbaniste féministe, des lignes directrices pragmatiques ont été dégagées pour aider les urbanistes à concevoir des environnements adaptés aux questions de genre dans nombre de villes et régions en Allemagne et dans d’autres pays européens (voir quelques recommandations tirées de SenStadt 2011, dans la figure 1).
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Source : Senatsverwaltung für Stadtentwicklung (SenStadt). 2011. Gender Mainstreaming in Urban Development. Berlin Handbook, Berlin : SenStadt, p. 43.
Cet article identifie trois approches prenant en compte le genre dans la planification urbaine et les rattache aux perspectives constructivistes. Il soutient que ces trois approches présentent à la fois des avantages et des écueils, et que les connaissances développées par les études féministes et queer demeurent indispensables à une mise en œuvre plus poussée des questions de genre dans la pratique de l’urbanisme.
Genre et espace en théorie et en pratique
Les idées du constructivisme social appliquées aux recherches sur le genre en urbanisme se fondent sur l’hypothèse suivante : le genre et l’espace ne sont pas des entités « naturelles » mais un produit de la société. L’espace, d’un côté, est défini comme « une combinaison relationnelle d’êtres humains et de biens sociaux », qui implique « à la fois la disposition (de groupes) d’humains et d’objets ainsi que […] la nécessité de lier ensemble les éléments perçus/vus pour former des espaces » (Löw 2006, p. 120). Le genre, d’un autre côté, est considéré comme une « caractéristique naissante des situations sociales » en tant qu’elles participent à « faire le genre » (West et Zimmerman 1991, p. 14 et p. 24), et ce à travers les performances et leurs interprétations, découlant des jugements normatifs sur le masculin et le féminin. « [L]es caractéristiques physiques des lieux sociaux » – tels que les espaces urbains – constituent le cadre au sein duquel se jouent les différences de genre dans le contexte d’un ordre fondé sur une dualité sexuelle (West et Zimmerman 1991, p. 24), imbriqué avec le régime de l’hétérosexualité (Frisch 2002).
Par contraste avec ce point de vue constructiviste, l’espace et le genre sont définis de façon plus pragmatique en architecture et en urbanisme. Même si les dimensions sociales de la production de l’espace sont de plus en plus reconnues, une appréhension des sexes en termes de binarité reste la norme, et on n’accorde que peu d’attention à leur construction sociale. De nombreuses municipalités émettent des recommandations et des critères permettant de s’assurer que les projets répondent aux besoins d’un urbanisme sensibilisé aux questions de genre (voir la figure 1). Et ce principalement dans le but d’adapter l’espace à différents styles de vie, féminins comme masculins, sans oublier la représentation des femmes (d’âge et d’origine ethnique et sociale différents) tout au long du processus urbanistique. Les critiques considèrent que ces critères ne se distinguent en rien de ceux d’un « bon urbanisme » déjà appliqué par ailleurs. Certains doutent de l’utilité de prendre en compte le genre dans la planification urbaine, dans la mesure où les différences entre modes de vies masculins et féminins tendent, de fait, à se réduire et où le genre en tant qu’inégalité sociale semble avoir perdu de sa pertinence par rapport à d’autres inégalités. Si l’on s’intéresse aux projets finis, on pourra constater que leur forme construite, au moins au premier abord, ne diffère pas nettement des plans, bâtiments et espaces verts ne prenant pas en compte le genre, même lorsqu’ils sont accompagnés de mesures sociales, économiques, culturelles ou environnementales visant à défendre l’égalité. Ainsi, le développement de la Nauener Platz à Berlin (figures 2 et 3) a suivi les recommandations en faveur de l’égalité de genre et de la diversité. Il s’agit sans le moindre doute d’une aire de loisirs bien perçue et très appréciée dans le quartier, bénéficiant d’une répartition raisonnée du mobilier urbain, du bruit et des éléments paysagers, ainsi que d’équipements sportifs et de loisirs adaptés à une grande variété d’utilisateurs. Et pourtant, à première vue, cet espace ne semble pas différent d’autres petits parcs des quartiers résidentiels.
- © Sandra Huning
- © Sandra Huning
En conséquence, la prise en compte du genre en planification urbaine est attaquée de deux côtés : par des urbanistes qui doutent de la valeur supplémentaire qu’elle pourrait apporter, et par des théoriciens qui ne saisissent pas quelle peut être sa dimension critique à l’encontre du patriarcat (Becker et Neusel 1997, p. 226). Les perceptions diverses de l’espace et du genre compliquent singulièrement le passage de la théorie critique féministe à la pratique.
Options pour une planification urbaine genrée
Une approche genrée de la planification urbaine peut être conceptualisée selon trois axes au moins. Pour commencer, considérons la planification urbaine ciblée sur certains groupes : cette démarche, qui rejoint celles se focalisant sur l’expérience féminine, distingue les hommes des femmes et a pour objectif leur égale représentation dans le processus de planification. Elle peut être appliquée dans les parcs ou les transports en communs conçus à l’intention des femmes, mais aussi à travers certaines normes de sécurité. Sa mise en œuvre passe par l’analyse de données genrées (la proportion d’hommes et de femmes parmi les utilisateurs d’un espace donné, pour quel besoin, etc.) et de protocoles participatifs incluant les femmes de manière prioritaire. Certains projets illustrent les points de recoupement entre le genre et les autres catégories de différenciation sociale (tels que l’âge, la race et le niveau scolaire). Toutefois, les catégories retenues pour définir un groupe cible sont souvent essentialistes, et leur construction sociale est rarement prise en compte. Ces moyens d’« altérisation » se déploient hors du processus habituel d’urbanisme et n’influencent pas ses institutions « normales ». En conséquence, cette démarche risque de n’aboutir qu’au maintien du statu quo.
On peut ensuite évoquer les approches urbanistiques performatives et multi-optionnelles, qui requièrent des espaces (utopiques) questionnant les relations de pouvoir et offrant de nouveaux modes d’appropriation. Ces approches ne suivent pas la traditionnelle logique d’une fin justifiant des moyens. Le processus de participation y joue, au contraire, un rôle capital : « concevoir la participation comme pratique performative permet de mettre en lumière que les identités, les connaissances, les centres d’intérêts et les besoins ne sont pas représentés mais façonnés, articulés et construits dans le processus participatif lui-même » (Turnhout et al. 2010). L’urbanisme performatif a préparé le terrain aux interventions socio-spatiales et culturelles de nombreux acteurs urbains, en particulier lors de la réduction de villes d’Allemagne de l’Est (voir, par exemple, la Drive Thru Gallery d’Aschersleben, le musée de Forst – ou la bibliothèque en plein air Salbke Bookmark (Marque-Page) à Magdebourg, tous dessinés, conçus et développés avec la contribution des habitants, dans des endroits ouverts et non marqués ; la réalisation de ces projets a été facilitée par des urbanistes et artistes – voir Altrock et al. 2006). Si la planification urbaine performative défend la légitimité d’usages concurrents de l’espace, à travers des appropriations aussi bien symboliques que fonctionnelles, elle néglige la question des relations de pouvoir. Toutes les personnes impliquées dans ce processus d’« action/performativité » ne disposent pas des mêmes ressources, des mêmes moyens d’exprimer et de faire valoir leur point de vue.
Une troisième voie consiste à prévenir les pratiques urbanistiques discriminatoires en s’attaquant directement à la construction des catégories-types de la différenciation sociale comme le genre, l’âge, la race et le handicap. Par quels mécanismes et processus l’urbanisme contribue-t-il à la reproduction de ces catégories ? Mais aussi, potentiellement, à leur déstabilisation ? Cette perspective déconstructionniste est à l’œuvre dans l’utopie de la « ville non sexiste » imaginée par Dolores Hayden (1981 ; voir aussi Rodenstein 2004). Cela implique d’identifier les mécanismes et les processus sexistes, racistes, hétéronormatifs et incapacitants (dans l’exemple pris par Hayden : la division du travail, le partage public–privé, les stéréotypes de genre) et de contrer leurs effets. La difficulté tient à l’application d’un savoir théorique sur les méthodes urbanistiques discriminatoires dans la pratique quotidienne de cette activité, la plupart des urbanistes n’étant pas informés (voire pas intéressés) par la pensée féministe identifiant ces mécanismes.
Conclusion
Chacune de ces trois approches soulève des problèmes, et ce d’autant plus que le rayon d’action des urbanistes est, directement et indirectement, déterminé par les relations de pouvoir dans la société. Il n’est pas évident d’intégrer les approches socio-constructivistes dans la pratique urbanistique. Les démarches ciblées sur des groupes spécifiques sont les plus susceptibles d’être généralisées : ce sont elles qui correspondent le mieux à une exploitation quotidienne des connaissances sur le genre ainsi qu’aux méthodes et organisations en place. Articulées à une pratique performative, les approches antidiscriminatoires peuvent être plus facilement combinées aux études urbaines socio-constructivistes, dans la mesure où elles prennent en considération la construction sociale des catégories identitaires et en font l’objet explicite de leurs interventions. Cependant, elles manquent d’une compréhension plus profonde des relations de pouvoir et de leur impact sur les inégalités et hiérarchies sociales. La meilleure solution reviendrait donc à combiner les trois approches, en s’appuyant sur des situations concrètes et en ignorant leurs contradictions. Simultanément, les mobilisations et productions intellectuelles féministes et queer doivent continuer non seulement à nourrir la pratique urbanistique et à contester les normes et les représentations de genre collectives telles qu’elles ont été naturalisées, mais aussi à développer des modèles d’urbanisme capables d’intégrer des perspectives déconstructionnistes plus complexes dans le travail des institutions de planification urbaine.
Bibliographie
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